— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Les sept délicates pièces nautiques, effectuant leurs continuelles allées et venues verticales sans aucun ensemble, occupaient à chaque moment donné des hauteurs très diverses.

La revue des ludions terminée, Canterel nous fit reculer un peu, en désignant le haut du récipient. Les bords, qui étaient rentrants et horizontaux pour prêter au tout l’apparence complète d’une gemme démesurée, encadraient une ouverture centrale de forme circulaire, près de laquelle se dressaient côte à cote une bouteille de vin blanc dont l’étiquette portait le mot « Sauternes » et un grand bocal où évoluaient sept chevaux marins. Le poitrail de chaque hippocampe était finement traversé en sa partie la plus saillante par le milieu précis d’un long fil, dont les deux bouts pendants se réunissaient au sein d’un minuscule étui métallique. Chacun des sept fragiles sétons ainsi créés avait son coloris propre évoquant une des nuances de l’arc-en-ciel.

Une pêchette gisait auprès du bocal.

Le maître venait d’ouvrir avec précaution, après l’avoir sorti de sa poche, un drageoir contenant plusieurs grosses pilules rouge vif. Il en prit une et, faisant quelques pas, la lança fort adroite ment dans l’orifice du grand diamant. Postés de nouveau contre les facettes, nous vîmes la légère muscade écarlate choir dans l’eau puis descendre lentement, pour être soudain avalée au passage par l’animal à peau rose et nue, que Canterel nous présenta, sous le nom de Không-dêk-lèn, comme un chat véritable entière ment épilé. L’aqua-micans — le maître appelait ainsi l’eau scintillante offerte à nos yeux — possédait, par suite d’une oxygénation spéciale, diverses propriétés exceptionnelles et permettait notamment aux êtres purement terrestres de respirer sans contrainte au sein de ses ondes. C’est pourquoi la femme à chevelure musicale, qui — nous l’apprîmes de la bouche de Canterel — n’était autre que la danseuse Faustine, pouvait supporter impunément, ainsi que le chat, une immersion prolongée.

Dirigeant d’un geste nos regards vers la droite, le maître désigna le chef humain composé uniquement de matière cérébrale, de muscles et de nerfs — et nous le donna pour tout ce qui restait de la tête de Danton, devenue sa propriété par suite de lointaines circonstances. Déposés par l’aqua-micans, les fourreaux revêtant les fibres sur toute leur longueur électrisaient puissamment l’ensemble; c’étaient d’ailleurs les gaines analogues présentées par la chevelure de Faustine qui provoquaient les vibrations mélodieuses servant en ce moment même d’accompagnement aux paroles de Canterel.

Celui-ci se tut et fit un signe à Không-dêk-lèn. Se laissant tomber au fond, le chat introduisit solidement jusqu’aux oreilles sa face dans le cornet de métal, qui appuyait sa pointe contre la paroi du récipient. Paré de la brillante annexe, dont les trous livraient de tous côtés passage à ses regards, il nagea vers la tête de Danton.

Canterel nous dit que, par l’effet d’une composition chimique particulière, la boulette rouge absorbée tout à l’heure sous nos yeux avait momentanément changé le corps entier du chat en une pile vivante extrêmement forte, dont le pouvoir électrique, concentré dans le cornet, était prêt à se manifester au moindre contact de la pointe avec une substance conductrice. Grâce à un dressage subtil, Không-dêk-lèn savait toucher délicatement le cerveau de Danton avec la partie effilée de son étrange masque; dès lors muscles et nerfs, déjà électrisés par leurs revêtements aqueux, subissaient une vigoureuse décharge qui les faisait agir comme sous l’influence mnémonique d’anciennes routines.

Arrivé au but, le chat mit légèrement le bout du cône métallique sur l’encéphale exposé devant lui, et les fibres exécutèrent soudain une impressionnante gymnastique. On eût dit que la vie animait de nouveau ce résidu de faciès tout à l’heure immobile. Certains muscles semblaient faire tourner en tous sens les yeux absents, tandis que d’autres s’ébranlaient périodiquement comme pour lever, abaisser, crisper ou détendre la région sourcilière et frontale; mais ceux des lèvres surtout remuaient avec une agilité folle tenant sans nul doute aux prodigieuses facultés oratoires possédées jadis par Danton. Vu de profil, Không-dêk-lèn, par quelques mouvements de natation, se maintenait fixement à côté de la tête sans nous en rien cacher, interrompant parfois malgré lui le contact du cornet et de la dure-mère pour le rétablir presque aussitôt. Pendant la trêve l’agitation faciale cessait, pour reprendre dès que le courant circulait à nouveau. Et l’animal gardait tant de précautionneuse douceur dans ses attouchements que c’est à peine si la tête, en ses moments de liberté, tendait à se balancer quelque peu au bout de son fil, muni tout en haut d’une simple ventouse de caoutchouc adhérant au plafond transparent de l’immense gemme.

Canterel, qui précédemment, au cours d’expériences analogues, avait habitué ses regards à interpréter le manège des muscles buccaux, nous révélait, au fur et à mesure de leur apparition, les phrases passant sur les vestiges de lèvres du grand orateur. C’étaient d’incohérents fragments de discours empreints de vibrant patriotisme. Pêle-mêle, d’entraînantes périodes prononcées naguère en public surgissaient des cases du souvenir pour se reproduire automatiquement au bas du débris de masque. Provenant égale ment de multiples réminiscences qu’envoyaient du fond des temps révolus certaines heures marquantes de pleine activité parlementaire, l’intense trémoussement du restant de la musculature physionomique montrait combien le hideux mufle de Danton devait se rendre expressif à la tribune.

Sur un mot de commandement crié par Canterel, le chat s’éloigna de la tête, soudain inerte, puis eut recours à son bipède antérieur pour se libérer du cornet, qui bientôt s’affala paresseusement sur le fond.

Tout en nous prescrivant l’immobilité, Canterel contourna le monstrueux diamant et, gravissant une fine échelle double qui, faite en métal luxueusement nickelé, se dressait du côté opposé au nôtre, finit par dominer l’ouverture circulaire.

À l’aide de la pêchette, il souleva un par un les chevaux marins hors du bocal pour les plonger dans l’aqua-micans, où se produisit un spectacle imprévu. À droite et à gauche de chaque poitrail, les bords des deux ouvertures artificielles, s’écartant parfois sous l’action d’une poussée interne, livraient passage à une bulle d’air puis se recollaient d’eux-mêmes sur le séton. Lente ment périodique au début, le phénomène acquit ayant longtemps une extrême fréquence. Les hippocampes — le maître nous l’affirma — n’auraient pu vivre dans le grand diamant sans leur double exutoire, par où s’échappait le trop-plein d’oxygène que l’onde éblouissante, bien adaptée à la respiration des êtres terrestres, livrait forcément aux animaux aquatiques. Une plate couche de cire, de la même couleur qu’eux, recouvrait le côté gauche de chacun des sept lophobranches.

Canterel, débouchant la bouteille de sauternes, se mit à verser un mince filet de son contenu dans l’étrange réservoir. Or le vin, sans nulle velléité de mélange, se solidifiait au contact de l’aqua-micans et, soudain revêtu d’un éclat magique emprunté à l’ambiance, tombait superbement sous forme de blocs jaunes pareils à des morceaux de soleil. Les chevaux marins, qui, à la vue de ce phénomène, s’étaient spontanément groupés en un cercle étroit placé à souhait, recevaient au milieu d’eux les flamboyantes avalanches, qu’ils malaxaient avec le côté aplani de leurs corps pour en faire un seul conglomérat. Le maître, continuant à pencher le goulot, envoyait sans cesse de nouveaux matériaux à la horde attentive, qui les arrêtait dans leur chute sans en laisser rien perdre.

Enfin, jugeant la dose suffisante, le strict échanson rangea près du bocal la bouteille vivement rebouchée.

Les hippocampes détenaient alors, formée par leur pétrissage continuel, une étincelante boule jaune dont le rayon mesurait à peine trois centimètres. Assiégeants pleins d’adresse, ils la faisaient tourner sur place en tous sens et, par un modelage soigneux uniquement effectué aussi avec leur côté revêtu de cire, s’efforçaient de lui donner une rotondité sans défauts.

Avant peu ils furent possesseurs d’une sphère absolument par faite et homogène, dont aucune marque de soudure ne déparait la surface ou l’intérieur. L’abandonnant brusquement d’un commun accord, ils se placèrent côte à côte sur un seul rang, dans l’ordre que réclamaient leurs sétons pour constituer un arc-en-ciel exact.

Derrière eux la sphère descendait librement. Arrivée au niveau marqué par l’extrémité double de chaque séton, elle attira comme un aimant le métal des sept courts étuis marieurs. L’attelage s’étant mis en marche les traits se tendirent horizontalement, grâce au poids résistant du globe magnétique, entraîné dans le brusque élan général.

Un cri de surprise nous jaillit des lèvres : l’ensemble évoquait le char d’Apollon. Vu son ardente participation à l’éclat de l’aqua-micans, la boule, jaune et diaphane, s’environnait en effet d’aveuglants rayons la transformant en astre du jour.

À la surface de l’eau venaient continuellement éclore de nombreuses bulles d’air expulsées par le poitrail des coursiers, qui, bientôt, contournèrent le petit fût de colonne à immersion fixe. La tension des sétons laissait le fond seul des étuis de métal en contact avec la sphère solaire, dont la masse décrivit passivement une impeccable courbe. Filant à gauche, l’équipage, après avoir masqué successivement Danton et Faustine, doubla le royaume des ludions puis marcha vers la droite pour passer devant nous.

Canterel annonça une course, en nous priant de choisir nos candidats, puis déclara qu’aux hippocampes — handicapés par leurs places, plus ou moins proches d’une corde imaginaire — il donnait en guise de noms, visant ainsi au plus simple, leurs chiffres latins ordinaux, en partant du séton violet, possédé par Primus, le plus privilégié. Chacun de nous désigna tout haut son élu, en se bornant à parier pour l’honneur.

Au moment où le rang vagabond, parfaitement aligné, gagnait le fût de colonne, Canterel, fixant d’avance à trois complets tours de piste la longueur de la course, fit du bras un grand signal impérieux fort bien compris des intelligentes bêtes, qui, mues délicatement par leurs trois nageoires pectorales et dorsale, s’empressèrent à l’envi d’accélérer leur marche.

Après un élégant virage, les concurrents s’élancèrent fougueusement vers la gauche; Tertius menait le train, suivi de près par Sextus, Primus et Quintus; malgré le trouble apporté dans la rectitude initiale de l’escouade, les sétons, doués d’une certaine élasticité, demeuraient tous absolument rigides, sans que la sphère, exempte d’avances et de retards, eût à subir le plus léger cahot.

Faustine balançait toujours mélodieusement sa chevelure, qui servait d’orchestre accompagnateur à la mythologique chevauchée.

L’attelage évolua autour de Pilate, dont le front venait de s’illuminer, puis détala devant nos yeux, Quartus en tête.

Lorsque après une souple manœuvre autour du fût de colonne l’équipage occulta Danton impassible, Septimus, peinant impétueusement, dépassa Quartus.

Le poste des ludions fut serré de trop près, et la boule solaire frôla quelque peu la sphère céleste au moment où le pied d’Atlas y décochait son coup périodique.

Septimus fut salué par maints vivats de ses parieurs puis garda sans cesse l’avantage autour de la colonnette.

Les sept poitrails créaient maintenant une masse de perles gazeuses, qui prouvaient par leur nombre combien l’excitation de la course activait les échanges respiratoires; quelques-unes se mélangèrent, au tournant des ludions, avec un nouveau “Dubito” aérien échappé aux lèvres de Voltaire.

Canterel quitta le sommet de l’échelle et, revenant parmi nous, prit position, à droite, devant une facette spéciale, au milieu de laquelle un cercle fort exigu était marqué en noir. Reculant de trois pas, il bornoya pour apercevoir nettement dans la minime circonférence foncée le fût de colonne, maintenant converti en poteau d’arrivée.

Sur la ligne droite, les chevaux, semblant conscients du terme prochain de la lutte, fournirent un suprême effort, et Secundus prit soudain un avantage définitif, aux applaudissements de ceux qui avaient parié juste. Canterel le proclama vainqueur puis décréta la fin de l’épreuve par un cri net à l’adresse du peloton docile, dont l’allure se changea en flânerie de parade.

Raymond Roussel

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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