— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

4° Cette légende lombarde, qui offre un saisissant rapport avec l’apologue de la Poule aux œufs d’or.

À Bergame vivait jadis un nain appelé Pizzighini. Chaque année, au premier jour du printemps, Pizzighini voyait ses pores se dilater sous l’influence climatérique du renouveau, et son corps entier suait du sang.

D’après la croyance populaire, cette hématidrose, quand elle se produisait avec force, annonçait une saison propice et assurait d’avance une abondante moisson; faible et restreinte, elle prédisait au contraire une grande sécheresse suivie de disette et de ruine. Or les faits avaient toujours donné raison à ce credo.

Au moment de son étrange maladie, gui n’allait pas sans être accompagnée d’un accès de fièvre dont l’intensité le forçait de s’aliter, Pizzighini était toujours épié par un groupe de cultivateurs, et, suivant la quantité de sang exsudé, l’allégresse ou la consternation se répandait de proche en proche dans toutes les plaines de la contrée.

Quand le pronostic était satisfaisant, les campagnards, certains qu’une superbe récolte leur donnerait de longs jours de repos et de joie, remerciaient le nain en lui envoyant maintes offrandes. Leur superstition faisait de lui une sorte de dieu. Prenant un effet purement météorique pour une cause, ils pensaient que de son plein gré Pizzighini décrétait la bonne ou mauvaise mois son et, en cas de prédiction heureuse, l’incitaient, par la richesse intéressée de leurs dons, à les contenter encore l’année suivante. Par contre, une suée minime ne provoquait aucun présent.

Pizzighini, paresseux et débauché, appréciait fort des bénéfices qui lui coûtaient si peu de peine. Toutes les fois que le sang mouillait à souhait son linge et sa couche, les largesses venant à lui des divers points de la région le faisaient vivre un an dans une plantureuse et sereine oisiveté. Mais, trop lâchement imprévoyant pour épargner, il tombait dans la misère après chaque sudation médiocre.

Une année, à l’habituelle date printanière, avant de se mettre au lit pour subir sa fiévreuse transpiration périodique, il cacha un couteau sous ses draps dans le but d’aider le phénomène en cas de besoin.

Justement l’avorton n’eut ce jour-là qu’une moiteur fort pauvre; quelques rares gouttelettes rouges perlaient à peine sur son visage. Effrayé par la perspective des longs mois d’indigence qui l’attendaient, il saisit le couteau et, sous prétexte de mouvements nerveux dus à la fièvre, réussit à se faire aux membres et au torse une série d’entailles profondes sans éveiller les soupçons des observateurs groupés autour de lui.

Le sang, dès lors, inonda les linges, à la grande joie de tous. Mais le nain blessé n’était plus maître d’arrêter l’hémorragie; c’est en le laissant exsangue et à demi mort que les assistants se retirèrent, émerveillés, pour annoncer au peuple que jamais, à beaucoup près, la sueur rouge n’avait coulé avec une telle profusion.

Des offrandes particulièrement belles et nombreuses parvinrent à Pizzighini, qui, faible et anémié, ne se traînant qu’avec peine, effrayait chacun par l’affreuse blancheur de son teint.

Or une terrible sécheresse ne cessa de régner pendant cette saison-là, et partout la famine sévit cruellement. Pour la première fois les événements contredisaient les présages de la suette.

Ceux qui avaient épié le nain pendant sa crise sudatoire flairèrent quelque supercherie et tinrent désormais pour suspects ses prétendus gestes fiévreux; en le forçant à montrer son corps on découvrit les cicatrices laissées par les entailles volontaires qu’il s’était faites.

La divulgation du subterfuge déchaîna un immense tollé contre l’imposteur, qui, en extorquant de magnifiques dons, avait d’avance rendu plus cruelle la misère présente des masses.

Mais la superstition préservait Pizzighini de toutes représailles, et l’on ne tenta rien contre celui qui, pareil à un fétiche, pouvait encore, suivant la conviction unanime, provoquer à l’avenir quantité de beaux rendements agricoles. On se promit seulement de faire espionner de plus près dorénavant la venue du suintement vermeil.

Le nain, riant sous cape, continua donc de dilapider effronté ment au grand jour, pendant que tout le pays agonisait, les biens acquis par sa fourberie.

Cependant sa pâleur et son épuisement demeuraient extrêmes, et c’est avec l’apparence d’un spectre qu’il se livrait, selon sa coutume, à de continuelles orgies.

L’année suivante, à l’ordinaire échéance vernale, Pizzighini, étroitement guetté cette fois, s’étendit sur sa couche. Mais on attendit vainement l’humectation purpurine. Resté exsangue depuis son effroyable hémorragie, l’avorton n’était plus apte au curieux enfantement du phénomène cutané qui jusqu’alors, à des degrés divers, s’était produit si régulièrement.

Il ne reçut aucunes libéralités.

Or, au bout de quatre mois, un engrangement surabondant et splendide vint prouver l’incapacité prophétique du nain.

Voué à la solitude et au mépris, Pizzighini, tueur contrit de la poule aux œufs d’or, connut dès lors le dénuement sans remède, car son sang ne se reforma point et, dans la suite, jamais la diaphorèse annuelle ne fit de nouvelle apparition.

5° Un passage de la mythologie, suivant lequel Atlas, épuisé de fatigue, aurait un jour laissé choir la sphère céleste du haut de ses épaules, pour assener ensuite, comme un enfant rageur, un terrible coup de pied au fardeau importun qu’il était condamné à porter éternellement. Le talon eût donné en plein dans le Capricorne, expliquant, par son intervention perturbatrice, l’extraordinaire incohérence de figure présentée depuis lors par les étoiles de cette constellation.

6° Une anecdote sur Voltaire, puisée dans la Correspondance de Frédéric le Grand.

Durant l’automne de 1775, Voltaire, alors octogénaire et saturé de gloire, était l’hôte de Frédéric au château de Sans-Souci.

Un jour les deux amis cheminaient aux environs de la résidence royale, et Frédéric se laissait charmer par les entraînants discours de son illustre compagnon, qui, fort en verve, exposait avec esprit et feu ses intransigeantes doctrines antireligieuses.

Oubliant l’heure en causant, les deux promeneurs, quand vint le coucher du soleil, se trouvèrent en pleine campagne.

À ce moment Voltaire était lancé dans une période particulièrement virulente contre les vieux dogmes qu’il combattait depuis si longtemps.

Tout à coup il se tut au milieu d’une phrase et resta sur place, gagné par un trouble profond.

Non loin de lui, une jeune fille à peine adolescente venait de s’agenouiller au tintement d’une cloche reculée, qui, du sommet d’une petite chapelle catholique, sonnait l’angélus. Récitant haut avec ferveur une prière latine, les mains jointes et la face tournée vers les cieux, elle ignorait la présence des deux étrangers, tant son extase l’emportait rapidement vers des régions de rêve et de lumière.

Voltaire la regardait avec une angoisse indicible, qui répandit sur sa face jaune et parcheminée une teinte plus terreuse encore que de coutume. Une émotion terrible crispa ses traits, tandis qu’influencé par l’idiome sacré de la prière entendue il laissait échapper inconsciemment, ainsi qu’un répons, ce mot latin : “Dubito”.

Son doute s’appliquait manifestement à ses propres théories sur l’athéisme. On eût dit qu’une révélation de l’au-delà s’opérait en lui à la vue de l’expression extrahumaine prise par la jeune fille en prière et qu’aux approches de la mort, forcément imminente à son âge, une terreur des châtiments éternels s’emparait de tout son être.

Cette crise ne dura qu’un instant. L’ironie crispa de nouveau les lèvres du grand sceptique, et la phrase commencée s’acheva sur un ton mordant.

Mais la secousse avait eu lieu, et Frédéric n’oublia jamais sa courte et précieuse vision d’un Voltaire éprouvant une émotion mystique.

7° Un fait se rapportant directement au génie de Richard Wagner.

Le 17 octobre 1813, à Leipzig, une trêve observée entre les Français et les troupes alliées interrompait la terrible lutte qui, engagée la veille, devait se continuer avec tant d’acharnement pendant les deux jours subséquents.

Sur un boulevard extérieur on voyait une foule de ces bateleurs et marchands nomades que les armées traînent toujours à leur suite. Nombre d’habitants de la ville erraient là parmi les soldats, et l’ensemble, d’aspect très animé, donnait un peu l’impression d’une foire.

Dans la cohue circulait joyeusement un essaim de quelques jeunes femmes, qu’amusaient fort le clinquant des étalages et l’extravagance des boniments; l’une d’elles portait son fils, qui, presque âgé de cinq mois, n’était autre que Richard Wagner, né à Leipzig le 22 mai précédent.

Tout à coup un vieillard à longue chevelure, debout derrière une petite table, interpella de loin la jeune mère pour l’inviter à se faire prédire l’avenir de son enfant. Purement français d’allure et d’accent, l’homme s’exprimait dans un allemand comiquement pénible qui fit rire les gaies promeneuses; dès lors, sentant sa cause gagnée, il n’eut qu’à insister légèrement pour amener leur groupe devant lui.

D’un air mystérieux, le vieillard, après avoir examiné l’enfant, prit sur sa table une coupe à fond plat, dans laquelle s’étalait régulièrement une mince couche d’éclatante limaille de fer.

Tenant lui-même l’objet par le pied, il pria la jeune mère d’en frapper trois fois le bord avec un doigt en pensant au destin de son fils. Passivement obéissante, elle donna du bout de l’index, sans lâcher son vivant fardeau, les trois chocs demandés. Le charlatan, avec précaution, reposa la coupe et, chaussant d’énormes lunettes, examina les remous et perturbations que le triple coup avait produits dans la limaille, tout à l’heure parfaitement lisse.

Soudain il fit un grand geste d’ébahissement et, avisant une écritoire placée devant lui, prit une feuille blanche pour y copier à l’encre la figure tracée dans la poussière métallique.

Puis il tendit le papier à la jeune femme, qui put y voir ces deux mots français : « Sera pillé », assez lisibles malgré les contours incohérents des lettres, penchées en tous sens et fort inégales.

En même temps, le charlatan, désignant la coupe, faisait constater l’entière similitude du modèle et de la reproduction. Effectivement un grêle ravin très contourné s’était creusé dans la limaille à la suite des heurts et formait les deux mots transcrits.

Donnant à sa cliente la traduction germanique de la courte phrase, le vieillard s’efforça, dans son mauvais allemand, de lui en montrer la portée. D’après lui les plus hautes destinées artistiques résidaient en germe dans cette laconique formule, exclusivement applicable à quelque puissant novateur en mesure de susciter, comme chef d’école, une pléiade d’imitateurs.

L’heureuse mère, tant soit peu fétichiste, paya généreusement le devin et emporta le papier, qu’elle conserva comme un précieux document. Plus tard elle en fit don à son fils, en lui contant l’aventure dont on l’avait vu, jadis, être le héros inconscient.

Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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