— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Achevant, à la suite de Canterel, la traversée de l’esplanade, nous descendîmes, au milieu de riches pelouses, une rectiligne allée de sable jaune en pente douce, qui, devenant avant peu horizontale, s’élargissait tout à coup pour entourer, ainsi qu’un fleuve une île, certaine haute cage de verre géante, pouvant recouvrir rectangulairement dix mètres sur quarante.

Uniquement constituée d’immenses vitres que supportait une solide et fine carcasse de fer, la transparente construction, où la ligne droite régnait seule, ressemblait, avec la simplicité géométrique de ses quatre parois et de son plafond, à quelque monstrueuse boîte sans couvercle posée à l’envers sur le sol, de manière à faire coïncider son axe principal avec celui de l’allée.

Parvenu à l’espèce de large estuaire que formaient, en obliquant avec divergence, les bords de celle-ci, Canterel, nous entraînant du regard, appuya vers la droite et fit halte après avoir contourné l’angle du fragile édifice.

Debout, des gens s’échelonnaient au long de la paroi de verre que nous avions maintenant près de nous et vers laquelle se tourna tout notre groupe.

À nos regards s’offrait, isolément établie sur le sol même, derrière le vitrage, dont la séparait moins d’un mètre, une sorte de chambre carrée, où manquaient, pour qu’on pût bien et clairement la voir, le plafond et celui des quatre murs qui nous eût fait face de tout près en nous montrant son côté extérieur. Elle avait l’aspect de quelque chapelle en ruine, utilisée comme lieu de détention. Munie de deux traverses courbes horizontales très distantes, fixant une rangée de barreaux terminés par de fins piquants, une fenêtre s’ouvrait à mi-longueur de la paroi dressée à notre droite, et deux grabats, un grand et un petit, traînaient sur un dallage effrité, ainsi qu’une table basse et un escabeau. Au fond, s’élevaient contre la muraille les restes d’un autel d’où était tombée, en se cassant, une grande vierge de pierre — des bras de laquelle l’accident avait, sans d’ailleurs l’abîmer, arraché l’Enfant Jésus.

Un homme portant paletot et bonnet fourrés, que de loin nous avions vu errer à l’intérieur de l’énorme cage et qu’en deux mots Canterel nous donna pour l’un de ses aides, s’était, à notre approche, introduit par le côte béant dans la chapelle, d’où il venait de ressortir, allant vers la droite.

Allongé sur le plus important grabat, un inconnu, aux cheveux grisonnants, semblait réfléchir.

Bientôt, comme prenant une décision, il se leva pour marcher vers l’autel, ne posant qu’avec précaution sa jambe gauche, manifestement douloureuse.

À côte de nous des sanglots éclatèrent alors, poussés par une femme en voile de crêpe qui, appuyée au bras d’un jeune garçon, cria : « Gérard… Gérard… », la main désespérément tendue vers la chapelle.

Arrivé près de l’autel, celui qu’elle nommait ainsi ramassa l’Enfant Jésus, qu’il coucha sur ses genoux après s’être assis sur l’escabeau.

Sortie de sa poche du bout de ses doigts, une boîte ronde en métal, quand son couvercle à charnière fut soulevé, laissa paraître une sorte d’onguent rose, dont il se mit à étaler une fine couche sur l’enfantin visage de la statue.

Aussitôt, la spectatrice au voile noir, comme faisant allusion à l’étrange maquillage, dit au jeune garçon, qui hochait affirmativement la tête en pleurant :

« C’était pour toi… pour te sauver… »

Sans cesse aux écoutes, Gérard, semblant talonné par la crainte de quelque surprise, allait vite en besogne, et, avant peu, toute la figure de pierre fut rose d’onguent, ainsi que le cou et les oreilles.

Couchant la statue dans le petit grabat, qui s’allongeait contre le mur de gauche, il l’examina un moment et, remettant dans sa poche la boîte d’onguent refermée, se dirigea vers la fenêtre.

À la faveur de la forme un peu ventrue adoptée, vers l’espace, par l’ensemble des barreaux, il se pencha pour regarder en bas au-dehors.

Accomplissant avec curiosité quelques pas à droite, nous vîmes la face opposée du mur. Un peu en retrait, la fenêtre était située entre deux encoignures, dont la plus éloignée servait de réceptacle et d’appui à un amas varié de détritus, comprenant notamment d’innombrables reliefs de poires, parmi lesquels, négligeant les pelures, Gérard, le bras allongé entre deux barreaux, ramassa tous les groupes de filaments intérieurs faisant corps avec les pépins et les queues.

Sa récolte achevée, il rentra, et nous regagnâmes, à gauche, notre ancien poste d’observation.

Prestement ses doigts séparèrent des queues puis des parties à pépins les filaments recueillis, obtenant ainsi de grossiers cor dons blanchâtres, qu’ils divisèrent ensuite, avec patience, en un grand nombre de fils ténus.

À l’aide de ces brins, qu’il nouait finement à plusieurs, bout à bout, pour combattre leur défaut de longueur, Gérard, plein d’une ardeur tenace propre à triompher d’une évidente absence de capacités professionnelles, entreprit un curieux travail simultané de tissage et de confection.

Finalement, à forcé d’enchevêtrements étroits visant sans cesse à une sorte de bombage général de l’article enfanté, il eut en mains un passable bonnet de nourrisson pouvant donner une illusion de linge. Il en coiffa la statue au teint rose, qui, tournée vers la muraille, les couvertures au cou, prit, maintenant que sa chevelure de pierre était cachée, l’aspect d’un poupon réel.

Avec soin il ramassa sur le sol, pour le jeter aussitôt par la fenêtre vers sa gauche, tout le déchet de son travail.

Après quoi, son attitude, pendant un bref instant, sembla trahir un peu de vague et d’absence.

Sa lucidité retrouvée, il abaissa brusquement sa main gauche, le coude haut et les doigts allongés en groupe serré, pour laisser glisser de son poignet jusque dans le creux de sa dextre un bracelet d’or fait d’une chaînette à laquelle pendait un vieil écu.

Rayant longtemps l’antique pièce de monnaie après la pointe inférieure d’un des barreaux de la fenêtre, Gérard obtint, recueillie continuellement sur le plat de sa main gauche inoccupée, une dose conséquente de poudre d’or.

Sur la table, où il contrastait avec quatre in-octavo modernes, un livre ancien, très gros, portant au dos de sa reliure, en larges lettres, ce titre net et lisible : Erebi Glossarium a Ludovico Toljano, voisinait avec une cruche pleine d’eau et une tige de fleur.

Enfouissant le bracelet dans sa poche, Gérard approcha l’escabeau de la table, appuyée, assez près de nous, contre le mur où béait la fenêtre, et s’assit devant le Dictionnaire de l’Érèbe, qu’il plaça convenablement, pour l’ouvrir ensuite à son début strict, en ne faisant, vers sa gauche, pivoter autour de son axe horizontal que le carton de la reliure, prompt à entraîner la garde, exempte de tout gondolement.

Bien à plat, la première feuille ou fausse garde montra son recto entièrement blanc.

Gérard, saisissant ainsi qu’un porte-plume la tige sans fleur entre trois doigts, en trempa légèrement l’un des bouts, encore armé d’une longue épine, dans l’eau presque débordante de la cruche.

Puis, avec la pointe de l’épine, il se mit à écrire sur la feuille blanche du dictionnaire en manifestant toujours une sorte de hâte inquiète.

Au bout de quelques lignes, posant la tige, il prit, sur sa main gauche toujours étendue, une pincée de poudre d’or et la répandit peu à peu, en remuant le pouce et l’index, sur sa fraîche écriture invisible, qui aussitôt se colora.

Sous le mot « ODE », tracé en gros caractères de titre, venait une strophe de six alexandrins.

Laissant, après l’accomplissement de sa courte besogne, retomber sur la réserve de sa main gauche ce qui lui restait de sa pincée de poudre, Gérard retrempa dans la cruche la bonne extrémité de la tige et continua d’écrire avec l’épine.

Une seconde strophe fut bientôt couchée sur la feuille puis saupoudrée d’or.

Le même travail alternatif de griffonnage et de poudrage se poursuivit ainsi, et jusqu’au bas de la page des strophes s’étagèrent.

Donnant à l’assèchement le temps de se produire, Gérard souleva momentanément la feuille en la roulant à demi et conduisit de la sorte sur la marge de gauche tous les grains de poudre non captés par l’eau, qui glissèrent sur le tas d’or encore gros de sa main passive prête à les recevoir, quand il eut, en l’agrippant par le haut, dressé le dictionnaire presque verticalement.

Libéré de tous préjudiciables entours déroutants pour l’œil, le fragile texte d’or, jusqu’alors flou, apparut dans son entière pureté.

Gérard laissa, en le retenant, doucement retomber le dictionnaire sur la table et, d’une seule main, mit en pile les quatre in-octavo sous le premier plat de la reliure, pour qu’au lieu d’être en pente il reposât horizontalement sur eux.

Tournée, la fausse garde montra son verso blanc, que Gérard, sans changer de procédés, couvrit de strophes en caractères d’or bientôt secs jusqu’au dernier.

Ici ce fut sur la marge de droite qu’un précautionneux ploiement de la feuille amena les grains d’or restés libres qui, en fine cascatelle, firent retour à la réserve, grâce à un nouveau redressement momentané du pesant livre.

Au terme d’une manœuvre exécutée par Gérard à la façon d’un manchot, les in-octavo empilés se trouvèrent soutenir, à sa droite, l’autre plat de la reliure, sur lequel s’étalaient parfaite ment une garde et une fausse garde, celle-ci montrant à côté de la page ultime du dictionnaire — ouvert maintenant, avec tous ses feuillets bien horizontalement tassés, comme un volume qu’on est en train d’achever — son recto vierge qui peu à peu se remplit de strophes nouvelles, une par une écrites à l’eau avec l’épine puis dorées.

Après constat de siccité et routinière récupération de grains d’or, Gérard tourna la fausse garde, sur le verso de laquelle, fidèle jusqu’au bout à ses artifices de scribe étrange, il termina et signa son ode, dont toutes les strophes offraient le même type.

Seuls quelques grains de la poudre précieuse restaient alors dans sa main gauche, qu’il secoua pour les faire tomber.

Quand la signature d’or, située au bas de la page, eut elle même séché complètement, Gérard laissa cette fois choir au hasard sur la table toute la râpure métallique étrangère au texte, en mettant debout d’emblée l’opulent volume — pour le fermer ensuite et le poser.

Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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