— Locus Solus —

Page: .21./.44.

Raymond Roussel

Locus Solus

Le lendemain, avant l’aube, Marta, munie de la lettre, partit avec l’enfant dissimulé sous son manteau.

Mais, ce jour-là, Grocco, apprenant soudain l’imminent pas sage d’un groupe de riches voyageurs bons à capturer, emmena en expédition Piancastelli, dont il prisait fort, pour toute occasion d’importance, l’aide et les conseils.

Un nouveau geôlier, Luzzatto, fut donné à Gérard, qui trembla dès lors à la pensée de voir l’évasion de Florent découverte et comprise — car il était grand temps de rattraper Marta.

En apportant le premier repas, Luzzatto, par bonheur, ne s’était pas soucié de Florent, qu’il devait croire endormi encore dans certain petit grabat mis en un coin de pénombre. Mais le père songeait que ce remplaçant, à sa prochaine visite, remarquerait sûrement l’absence de l’enfant et que tout se saurait, hélas ! avant que Marta ne fût à l’abri des poursuites.

Gérard chercha un subterfuge propre à conjurer le danger.

Contre un des murs de la chapelle où on le détenait, gisait en plusieurs morceaux, parmi les vestiges d’un autel, une statue grandeur nature de la Vierge, près de laquelle, séparé des bras maternels qui le soutenaient jadis, l’Enfant Jésus était demeuré intact. Le poète résolut d’utiliser cet enfant de pierre pour donner le change à Luzzatto.

Afin d’adoucir la plaie que sa jambe gauche offrait depuis l’attaque de la berline, il avait reçu de Grocco un onguent dont la teinte se confondait sans heurt avec celle de la chair.

Il prit l’enfant divin et, recouvrant d’une couche d’onguent visage, oreilles et cou, l’étendit dans le grabat de Florent. Satisfait de l’illusion obtenue, il ne songea plus qu’à dissimuler entièrement les cheveux de pierre. Seul un petit bonnet blanc pouvait sembler naturel. Mais comment fabriquer un pareil article ? Gérard, suivant une habitude adoptée pour tous ses voyages, n’avait sur lui que du linge de couleur qui, assez voyant, eût fourni un bonnet suspect.

Une fenêtre seulement éclairait la chapelle. Munie d’une forte grille mise là jadis contre les envahisseurs nocturnes, elle marquait le fond d’une étroite alcôve extérieure créée par un enfoncement de la façade. Contre un des coins de ce retrait s’entassaient maintes bribes de rebut — rognures, croûtes, trognons ou épluchures.

À tout hasard, le détenu, en vue de son projet, chercha quelque élément propice dans cette réserve, que la grille, formant un peu ventre vers le dehors, lui permettait d’examiner.

Apercevant au sommet du tas force épluchures de poires, il se souvint que, la veille, un des bandits avait volé dans une charrette de paysan un plein panier de crassanes dont tout le camp s’était régalé. Il tenait le fait de Piancastelli, qui lui avait servi un de ces fruits à souper.

Gérard, traversé par une idée soudaine, recueillit, en passant le bras entre deux barreaux, tous les filaments blancs constituant le prolongement des queues, dont il les sépara. Ôtant les pépins et leur entourage, il eut d’épais cordons primitifs, bientôt divisés soigneusement en de nombreux fils minces, dont ses doigts novices, tissant et nouant sans relâche, firent, à force de persévérance, un bonnet acceptable. Parée de cette coiffure et couverte jusqu’au cou, le visage vers le mur, la statue donna l’illusion d’un enfant véritable. L’onguent imitait bien la chair, et le bonnet semblait être en linge.

Le poète eut soin de restituer au tas mis par lui à contribution tout le compromettant résidu tombé de ses mains pendant sa tâche.

Quand Luzzatto vint avec le repas de midi, Gérard, domptant une terrible émotion, le pria de faire silence, pour respecter, dit-il, le sommeil de Florent, souffrant depuis le matin. Le geôlier, jetant un coup d’œil vers le coin sombre du grabat, fut dupe du stratagème. La même scène se renouvela le soir avec succès à l’entrée du souper.

Dans la première partie de la nuit, des bruits de serrure éveillèrent Gérard. La nouvelle expédition de Grocco avait dû réussir, car on enfermait des prisonniers dans les salles voisines.

Le lendemain, Piancastelli, reprenant ses fonctions de geôlier, admira l’expédient du poète, dont le récit calma en lui d’obsédantes inquiétudes éprouvées depuis le précédent matin. Par prudence, la statue fut maintenue intacte à sa place, pour leurrer, le cas échéant, tels visiteurs inattendus.

Marta revint après cinq jours d’absence. Clotilde, découverte sans peine, lui avait remis, en échange de Florent, la somme stipulée — plus une tendre lettre pour Gérard, parlant de mille audacieux projets de délivrance.

Un matin, chargé par Grocco de se renseigner sur la prochaine présence dans l’Aspromonte d’une opulente voyageuse, Piancastelli, dont la mission devait durer deux jours, vit là une occasion de quitter le camp pour jamais avec Marta et l’argent.

Gérard approuva son dessein et lui fit de reconnaissants adieux.

Grâce à l’habileté du poète, soucieux d’assurer à Piancastelli une désertion sans entraves, Luzzatto, redevenu geôlier, prit pour Florent, pendant un jour encore, la statue du grabat; mais ses soupçons s’éveillèrent le lendemain, et, s’approchant de la couchette, il comprit tout. Grocco, averti, fit une enquête et devina le rôle joué par Piancastelli et Marta, qui, maintenant hors d’atteinte sans idée de retour, échappaient à ses représailles.

Voulant tromper par le travail son attente d’une mort proche et certaine, Gérard chercha quelque moyen d’écrire malgré la défense de Grocco.

Le jour même du drame, comme la berline, au sortir d’un village, montait une côte en compagnie d’enfants pauvres tendant tous à l’envi leurs mains pleines de fleurs fraîches cueillies, Gérard avait acheté un bouquet pour Clotilde, qui, prenant aussitôt une rose dans l’ensemble, s’était plu à la passer au revers du donateur. Prisonnier, le poète avait pieusement conservé ce doux souvenir de celle qu’il n’espérait plus revoir.

Gérard, songeant maintenant à employer comme plume une des épines de cette rose, les arracha toutes sauf la plus longue, au-dessus de laquelle, avec son ongle, il trancha la tige, se trouvant ainsi en possession d’un instrument commode.

On lui accorda, sur sa demande, la jouissance de quelques livres trouvés dans son bagage; parmi eux, un grand dictionnaire fort ancien commençait et finissait par une feuille blanche qu’avait ajoutée le relieur — et offrait ainsi quatre vastes pages intactes, prêtes à recevoir un travail important.

Gérard savait que son sang, amené par une piqûre de l’épine, eût pu lui servir d’encre; mais il craignait de faire deviner sa ruse en tachant malgré lui son linge ou ses habits.

Il se dit que, réduite en poudre, une matière durable, telle qu’un métal par exemple, pourrait, en colorant des caractères tracés à l’eau, seul liquide disponible, donner, après assèchement naturel, un texte lisible et stable.

Mais quel métal pulvériser ?

Tout en acier, les barreaux de la fenêtre étaient inattaquables, et la chapelle, dont seuls des verrous extérieurs fermaient la porte, montrait une complète nudité. Par bonheur, lorsque avant de l’incarcérer on avait pris à Gérard bijoux et monnaies, une antique pièce d’or de touchante provenance était restée inaperçue.

Pendant un été passé jadis en Auvergne, Clotilde, enfant, jouait souvent, non loin d’une ruine féodale, sous d’épais ombrages constituant un classique but de promenade. Un jour, en creusant le sol avec sa bêche pour entourer de fosses une forteresse de sable due à son labeur, elle fit sauter une pièce d’or, qui fut reconnue, à l’examen, pour un écu à la chaise du XIVe siècle. Fière de sa trouvaille, Clotilde voulut porter en bracelet l’écu pendu à une chaînette d’or. Jeune fille, elle continua de mettre le frêle bijou, dont on allongea la chaînette. En recevant sa bague de fiançailles elle en fit présent à Gérard, pour qu’il ceignît à son poignet cet objet qui, depuis l’enfance, ne l’avait pas quittée. Nuit et jour le poète garda au bras l’émotionnante relique, dont les bandits, en le fouillant, n’avaient pu deviner la présence, grâce à l’abri de la manchette.

Tenus par deux traverses courbes scellées dans le mur, les barreaux de la fenêtre se terminaient par des piquants, dont l’acier pouvait, en usant l’écu, fournir une poudre d’or.

Cet écu, si précieux pour le couple au point de vue affectif, serait ainsi détérioré. Mais plus tard, aux yeux de Clotilde veuve, la valeur spéciale en jeu ne pourrait qu’être accrue par des remarques intimement liées au chant du cygne de son poète, dont elle rachèterait sans nul doute à Grocco les bijoux et le bagage complet.

Vu la fragilité présumable des futurs caractères, que le moindre frottement devait suffire à brouiller, Gérard, pour profiter du solide abri de la reliure, se promit de remplir les deux feuilles blanches sans les détacher du volume. Son œuvre, en outre, parviendrait plus sûrement ainsi à Clotilde, qui, son rachat de souvenirs conclu, vérifierait à coup sûr la présence de chaque chose, celle d’un livre ancien plus que toute autre.

Pour éviter de dégrader le volume qui, représentant un prix élevé, méritait mieux que de simplement servir à procurer quelques pages vierges, le prisonnier résolut d’associer étroitement ses vers à la prose de l’auteur. Étranger à l’ouvrage, le futur poème eût déparé l’ensemble, qu’il enrichirait, au contraire, si son sujet en découlait. Constituant pour les deux feuilles en cause une garantie contre le déchirement expulseur, cette intimité substantielle donnerait aux strophes autographes des chances d’infinie durée en assurant à l’écriture précaire l’éternelle protection de la reliure. De plus, le poète embellirait ainsi son œuvre, tant le livre, intitulé Erebi Glossarium a Ludovico Toljano, était fait pour alimenter et conduire la plainte suprême d’un condamné.

Après toute une vie consacrée à l’étude profonde et spéciale de la mythologie, Louis Toljan, fameux érudit du XVIe siècle, avait clairement réuni en deux remarquables dictionnaires, nom mes l’un Olympi Glossarium, l’autre Erebi Glossarium, les innombrables matériaux sans cesse accumulés par lui durant trente années de patientes recherches.

Là, classés par ordre alphabétique, dieux, animaux, sites ou objets touchant aux deux surnaturels séjours ont leur nom escorté d’un texte copieux, où documents et anecdotes, citations et détails s’entassent judicieusement.

Tout mot étranger à l’Olympe d’une part et de l’autre à l’Érèbe est exclu de la nomenclature.

Imprimés en latin et tenus aujourd’hui encore pour un pré cieux monument, ces deux ouvrages, fort rares, ne subsistent plus guère que dans telles illustres bibliothèques publiques. Mais depuis longtemps chez les Lauwerys, écrivains de père en fils, on se transmettait un exemplaire du deuxième — exemplaire intact que Gérard, avec admiration, feuilletait quotidiennement. Pris dans son plus large sens, le mot « Érèbe » se rapporte là au complet ensemble des Enfers.

Or, pour jeter un dernier cri sur le seuil de la tombe, où donc puiser mieux qu’à cette source, dont le seul séjour des morts avait fourni les éléments ?

Raymond Roussel

Locus Solus

Page: .21./.44.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.