— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Gérard traça le plan d’une ode où, poétiquement dotée de survie païenne, son âme, arrivant dans l’Érèbe, aurait maintes visions, qui toutes, en vue de la fusion souhaitée, seraient inspirées par tels passages du livre.

Pour produire, le poète, rebelle à tout travail méthodiquement régulier, procédait toujours par efforts intenses mais éphémères, se privant de repos, de sommeil et de nourriture jusqu’à l’achèvement de sa tâche; après quoi un terrible épuisement le contraignait à s’interdire pour longtemps la moindre pensée créatrice. Doué d’une infaillible mémoire, il terminait tout mentalement avant de prendre la plume.

En soixante heures consécutives, dont chaque seconde fut employée, Gérard composa, suivant les règles adoptées, son ode, qu’il termina au début d’une aurore.

Il recueillit alors soigneusement, à la fenêtre, une dose de poudre d’or que lui donna l’écu, rayé longuement par le piquant inférieur d’un des barreaux d’acier.

Puis, avec l’épine trempée dans l’eau de sa cruche, il commença d’écrire son ode sur la blancheur convenue, saupoudrant de poussière d’or, après chaque strophe, tous les caractères, encore frais.

Peu à peu couverte jusqu’en bas, la véritable première page du dictionnaire, bientôt sèche, montra un clair texte doré, quand Gérard eut, en économe, récupéré, au moyen de deux glissades bien conduites, les grains de poudre non captés par l’eau.

Remplissant de la même façon le verso de la feuille liminaire puis les deux faces de la dernière, le poète acheva son ode et signa.

Jaloux de puiser encore, dans quelque autre absorbante occupation, l’oubli de pensées cruelles qu’il sentait prêtes à l’assaillir de nouveau, Gérard, incapable pour longtemps, après son gigantesque effort, de toute besogne productrice, résolut de se rejeter sur de ternes exercices mnémoniques.

Le dictionnaire de l’Érèbe offrait maints récits attachants bons à se mettre en mémoire, mais dangereux pour le cerveau surmené de Gérard, qui, après chaque formidable accès de travail, allait jusqu’à se défendre tout contact avec les livres imprégnés d’imagination.

Avide, plutôt, de texte froidement scientifique, il choisit dans son stock d’ouvrages l’Éocène, étude savante concernant la seule période géologique désignée par le titre. Poète, il aimait feuille ter souvent cette œuvre, à cause d’une remarquable série de planches en couleurs qui transportaient dans les abîmes du passé planétaire l’esprit saisi de vertige enivrant. Il songea qu’apprendre là, en se cachant les gravures, des alinéas sans étincelle lui octroierait contre ses obsessions un dérivatif exempt de péril. Mais Gérard sentait bien que, pour triompher d’une tâche aussi ardue, il lui fallait une règle fixe et sévère, sachant le contraindre, jusqu’au dernier jour, à un irrémissible labeur quotidien.

À la fin du livre s’éternisait, partout sur deux colonnes, une fine nomenclature alphabétique de tous les sujets traités — animaux, végétaux ou minéraux — chacun fournissant, à la suite de son nom, l’indication des pages qui l’étudiaient.

Cinquante journées, en comptant la présente, le séparant encore de la date immuable de sa mort, Gérard chercha si une page de l’index n’offrait pas juste le même nombre de mots cités. Sur le haut de la quinzième, qui répondait à ses désirs, il écrivit, avec son habile procédé, ces mots : « Jours de cellule », dont le dernier était justifié par la rigueur de son incarcération.

Deux mots nouveaux, « Actif » et « Passif », furent tracés, pour servir de titres, l’un, à l’endroit, au-dessus de la première colonne, l’autre, à l’envers, au-dessous de la seconde. En effaçant quotidiennement à partir du début de la page, toujours avec l’épine, l’eau et la poudre d’or, un des cinquante noms appelés désormais à représenter ses cinquante dernières journées de réclusion, Gérard verrait à la fois augmenter son actif, constitué par le nombre de jours accomplis, et diminuer son passif, ou somme des jours encore à faire.

Il s’imposerait, à chaque rature, la tâche d’apprendre par cœur, entre son lever et son coucher, tout ce qui traiterait du nom biffé dans les pages désignées par l’index.

Ainsi mis par lui-même, de façon saisissante, en possession de la stricte obligation voulue, le prisonnier, commençant sur l’heure, se conforma, sans fléchir, à sa ligne de conduite, trouvant à souhait l’oubli dans ses arides exercices de mémoire.

Trois semaines avant la date fatale, il crut rêver, en recevant dans ses bras Clotilde, qui, folle de joie, apportait au camp la somme libératrice. Jadis fort liée avec elle au couvent, une certaine Éveline Bréger, d’origine modeste, avait, grâce à sa grande beauté, fait un splendide mariage. Perdue de vue par Clotilde, qui était restée dans l’ignorance de son changement de fortune, Éveline, en feuilletant un périodique, avait lu les détails du drame de la berline, suivis de notes biographiques sur Gérard — et sur sa femme, dont on nommait la famille. Son cœur s’était ému des angoisses qu’endurait son ancienne camarade, à qui généreusement elle avait envoyé le montant de la rançon exigée.

Remis en liberté sur-le-champ, le poète obtint de Grocco, qui se montra bon prince, la permission de prendre avec lui, en tant que poignants souvenirs de sa captivité, l’enfant de pierre à l’étrange bonnet, les deux livres parés d’écriture d’or et la tige à unique épine. Quant à l’écu, toujours ignoré, il pendait ainsi qu’auparavant à son poignet.

Or, c’étaient les principaux épisodes de cette réclusion, si marquante dans son existence, que Gérard Lauwerys, mort, revivait sous l’influence de la résurrectine et du vitalium.

Le décor voulu fut édifié dans la glacière et complété par les accessoires-souvenirs, que le poète avait religieusement gardés jusqu’à sa fin, provoquée par une affection rénale. On n’oublia pas d’établir un autel en ruine et une gisante statue cassée de la Vierge ayant les bras posés à souhait.

Pour donner le champ libre au défunt, on dut enlever à l’Enfant Jésus l’onguent et le bonnet qui le paraient depuis si longtemps puis effacer des deux livres les fragiles caractères d’or.

Dès lors, le cadavre agit de temps à autre devant Clotilde en larmes. Adolescent déjà, Florent assistait près de sa mère à la troublante résurrection, qui procurait aux deux affligés quelques instants de douce illusion.

On ôtait de nouveau, après chaque séance, à la tête de pierre son enduit rose et sa coiffure, aux deux livres leur texte doré.

Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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