— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

2° Mériadec Le Mao, décédé à quatre-vingts ans.

Vite reconnue par Rozik Le Mao, sa veuve, la scène qu’il accomplit était de fort touchant caractère.

Les époux Le Mao avaient passé toute leur vie en Bretagne, dans leur ville natale, Plomeur, qui, pleine encore de couleur locale et fidèle aux vieilles traditions, garde notamment en vigueur une curieuse coutume concernant la célébration des noces d’or.

Là, tout couple arrivant à compter cinquante années de chaîne conjugale va en cérémonie, au jour anniversaire de son lointain hymen, entendre une messe à Sainte-Ursule, la plus ancienne église de la localité.

Au milieu de l’office, le prêtre, après une courte allocution, extrayant d’un précieux coffret de métal un grand et vieil étau en feutre couleur fer du plus simple modèle, descend vers les deux époux, qui se lèvent, puis, les postant l’un en face de l’autre, fait s’étreindre leurs mains droites, pour mettre aussitôt le tout bien uni qu’elles composent entre les mâchoires ouvertes du faux outil.

Tous trois en fer véritable, l’écrou, la vis et le ressort, celui-ci très faible, assurent le fonctionnement de l’ensemble.

Tourné par le prêtre, l’écrou, attirant la vis, rapproche les mâchoires, qui, formant en bas, par l’effet d’une jointure à chape, un angle variable, viennent dès lors, sans douleur vu leur mollesse, infliger aux deux patients une pression symbolisant leur solide union cinquantenaire. Libérés au bout d’un moment, les conjoints se rassoient, et la messe s’achève.

Servant de temps immémorial à chaque célébration de noces d’or, l’objet s’appelle « Étau indu », à cause de l’insolite caractère amoureux de son immixtion si tardive dans la vie des vieilles gens. Son nom complet brille explicitement, en lettres de grenats, sur une des faces du coffret qui le renferme.

Mariés jeunes, les Le Mao, avec tout le cérémonial d’usage, avaient récemment fêté leurs noces d’or à Plomeur, et Mériadec s’était permis, par tendre espièglerie, de tourner lui-même à l’aide de sa main gauche, avec une force et une insistance inusitées, l’écrou du faux étau, semblant vouloir par là resserrer encore ses liens conjugaux.

Peu après, atteint de péricardite, Mériadec, venu à Paris pour consulter, était mort entre les bras de Rozik.

Et les moments revécus par lui à Locus Solus étaient ceux où l’étau avait rempli son rôle.

Sur demande circonstanciée, la vieille église de Plomeur consentit à prêter l’étau et son coffret. Rozik, touchée de voir quelle scène entre toutes prédominait, à chaque réveil factice, dans la mémoire du mort, voulut braver malgré son âge le froid de la glacière et jouer elle-même son personnage, pour sentir à nouveau sa main pressée par la main aimée. Un figurant à perruque tonsurée fit le prêtre.

3° L’acteur Lauze, mort à cinquante ans de congestion pulmonaire — et amené par sa fille Antonine, encore presque enfant.

Poussée par un culte fervent pour le talent de son père vers le désir d’une résurrection momentanée qu’elle considérait, avec raison, comme ayant maintes chances d’être uniquement inspirée par les planches, Antonine vit bientôt le cadavre jouer de nouveau pendant un instant, comblant ainsi ses désirs, le premier rôle d’un drame retentissant intitulé Roland de Mendebourg, nom d’un personnage historique dont la vie, bien choisie pour remplir cinq actes, est à bon droit illustre.

Roland de Mendebourg naquit en 1148 d’une noble famille du Bourbonnais, province où, à cette époque, suivant un singulier usage, tout enfant de marque passait à son apparition entre les mains d’un astrologue, qui cherchant quelle étoile présidait à sa venue au monde, employait un procédé spécial pour lui en graver le nom dans la nuque sous forme de monogramme. Usant de précautionneuse douceur, l’homme de science, avec des instruments ad hoc, introduisait une à une très avant dans la peau de l’arrière cou, perpendiculairement à celle-ci, de minuscules aiguilles prodigieusement fines, longues d’une ligne à peine et aimantées à leur pointe — en s’arrangeant pour qu’à la fin leur masse touffue, visible sous l’épiderme, constituât la figure voulue, dès lors fixée à jamais. Le but de l’opération était de mettre le sujet en contact incessant, pendant sa vie entière, avec l’astre désigné, qui, au moyen de ses effluves magnétiques, attirés par les pointes aimantées, devait le protéger et le guider.

On choisissait la nuque comme emplacement pour qu’en la grande majorité des cas les effluves, tombant du ciel, eussent à traverser le cerveau avant d’aboutir aux aiguilles — et versassent ainsi de précieuses clartés dans le siège de la pensée.

Roland de Mendebourg, dès ses premiers vagissements, fut conduit chez l’astrologue Oberthur, qui, le déclarant né sous l’influence de Bételgeuse, lui grava comme monogramme dans la nuque, en se servant de l’alphabet gothique, un signe réunissant ces trois lettres : “B, T, G”.

Des relations s’étant créées, à l’occasion de cet événement, entre les Mendebourg et Oberthur, celui-ci fut, plus tard, chargé d’instruire Roland, qui acquit auprès de lui un goût marqué pour les sciences.

À vingt-cinq ans, maître de ses biens, Roland, marié selon son cœur et père de deux garçons, goûtait un calme bonheur dans le château fort de ses aïeux, lorsqu’un événement grave amena sa ruine.

Sans contrôle il confiait la gérance de son domaine à son vieil intendant Dourtois, qui, depuis près d’un demi-siècle, servait sa famille avec la plus stricte honnêteté. Pour toutes sommes à régler ou dispositions a prendre, Dourtois recevait de Roland des blancs seings à remplir librement.

Toujours, à l’heure du coucher, Dourtois faisait dans le château une tournée d’inspection, afin de vérifier la fermeture de chaque issue. Un soir, après l’accomplissement de ce devoir, il découvrit, en réintégrant sa chambre, les traces d’un incendie restreint, dont la cause lui parut claire. Campée sur une hauteur, l’imposante demeure des Mendebourg subissait parfois de violents coups de vent; une cire allumée, mise sur une table de chêne devant la fenêtre, avait dû enflammer les rideaux, gonflés jusqu’à elle par quelque souffle brusque, assez puissant pour s’immiscer par les joints des battants vitrés; des rideaux, le feu avait gagné la table, vite brûlée, puis, ne rencontrant que des murs de pierre et un sol en dallage, s’était de lui-même éteint.

Or Roland avait, ce jour-là, donné un blanc-seing à Dourtois, qui s’était hâté de mettre la pièce sous clé dans un tiroir de la table en chêne.

Convaincu que le précieux parchemin s’était consumé avant d’avoir pu tomber en des mains étrangères, l’intendant s’inquiéta peu de l’événement et, le lendemain, narra tout à Roland, qui lui remit un nouveau blanc-seing.

En fait, l’embrasement était l’œuvre d’un valet paresseux et vil nommé Quentin, spécialement préposé au service de Dourtois. Ayant, un jour, vu l’intendant remplir un blanc-seing du maître, Quentin s’était dit qu’une pièce de ce genre, dérobée intacte, pourrait le conduire à la fortune. Sans cesse aux aguets depuis lors, il avait aperçu, la veille, Dourtois en train de serrer dans la table un parchemin d’aspect reconnaissable. Forçant le tiroir à la première absence de l’intendant, il s’était saisi du blanc-seing, non sans allumer ensuite, pour assurer sa paix en dissimulant le vol, un incendie rationnellement imputable à quelque attaque du vent.

Pour toute signature le parchemin portait un cob dessiné par Roland.

Au IXe siècle, beaucoup de seigneurs, ne sachant lire ni écrire, apprenaient tant bien que mal à camper un grossier dessin, qui leur servait à signer les actes importants. Ils parvenaient plus facilement, en effet, à créer avec la plume telle forme familière à leur vue que le froid assemblage de lettres composant leur nom. Si pauvre qu’il fût, le croquis identifiait, mieux encore que ne l’eût fait un fragment d’écriture, la main exécutrice. Choisis par ces illettrés à blason que guidaient leurs goûts respectifs, les sujets de vignettes variaient à l’infini : personnages, bêtes ou choses concernant la guerre ou la vénerie, les arts, les sciences ou la nature. Tel sujet, une fois adopté puis officiellement enregistré, constituait à jamais pour toute la famille du seigneur en jeu, dans la suite des générations, une typique signature que les filles conservaient immuable au-delà du mariage — chaque membre se distinguant par son faire personnel dans l’accomplissement du dessin, dont le tracé, même s’il savait écrire, lui était imposé au bas de tous les actes marquants, auxquels l’apposition de son nom dûment paraphé n’eût octroyé aucune valeur.

Plus tard, l’usage de l’écriture se généralisant peu à peu, les familles en cause, à diverses époques obtinrent chacune la suppression de son seing spécial; certaines, fort rares — notamment celle des Mendebourg, que le cas en question concernait — étaient pourvues encore du leur au XIIe siècle.

Or le lointain Mendebourg illettré auquel on devait le choix du sujet de vignette brillait, entre tous, comme cavalier hors ligne rempli de gracieuse maîtrise en selle — et, fort petit, ne mon tait jamais que certains chevaux moyens de race anglaise déjà nommés cobs de son temps. D’emblée, sa préférence, pour l’adoption d’une signature, s’était portée sur le type de ses montures favorites. Roland, après tant d’autres Mendebourg, ne pouvait donc valider un acte qu’en dessinant un cob au-dessous du texte.

Ce détail était connu de Quentin, qui voulait transformer à son profit la précieuse feuille volée en une donation entièrement autographe des biens globaux de Roland, car il savait qu’en justice une écriture étrangère eût servi de base à de dangereuses plaidoiries invoquant un abus de blanc-seing.

Le valet acheta, moyennant la moitié des futurs bénéfices, le concours d’un certain Ruscassier, chef d’un groupe de maraudeurs qui depuis peu saccageaient le pays. Il s’agissait de capturer Roland, qui faisait chaque jour, en lisant quelque ouvrage de science, une solitaire promenade en forêt, puis de l’amener, par un subterfuge, à écrire en bonne place le texte convoité. On eût pu tenter, même sans le vol préalable, de s’emparer ainsi de lui pour le contraindre, sous menace de torture et de mort, à rédiger l’acte voulu en signant de son cob; mais, sachant que Roland eût enduré supplices et trépas plutôt que de ruiner ses enfants en abandonnant tous ses biens, Quentin avait tenu à user de ruse.

Le cob du blanc-seing se trouvait juste sous le milieu de la feuille, que Quentin plia en deux de façon très coupante, afin de fixer ensuite l’une contre l’autre, avec une colle transparente, les deux moitiés haute et basse du verso.

L’ensemble offrait, dès lors, l’aspect d’une épaisse et courte feuille simple, sur le vierge côté bien offert de laquelle, pour sauver sa vie, Roland écrirait docilement, en le signant de son nom, un acte qu’il croirait nul. En séparant ensuite avec une lame les deux parties collées, facilement lavables, on aurait, en redressant le parchemin, une pièce en règle, grâce au cob favorablement situé — pièce dont Roland, proverbialement plein de scrupuleuse loyauté, ne songerait pas un instant, Quentin en était sûr, à contester la valeur.

Raymond Roussel

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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