— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

5° Le sculpteur Jerjeck, qui, décédé subitement sans famille, était conduit par un jeune homme, Jacques Polge, son assidu élève et chaud admirateur.

Songeant aux dix grandes heures que Jerjeck avait, de temps immémorial, consacrées chaque jour au travail, son unique et obsédante passion, Polge, fort de maintes probabilités, espérait à bon droit voir revivre au cadavre, de préférence à toutes autres, des minutes productives. Curieux, il voulait savoir, au cas où l’événement lui donnerait raison, si son maître, dont tout le talent reposait dans les plus minutieuses finesses de détails, réaliserait une fois mort les mêmes miracles que de son vivant.

Canterel aperçut là un intéressant moyen de montrer, d’une façon particulièrement écrasante, avec quelle rigueur absolue les tranches de vie reconstituées ressemblaient à leurs modèles.

Ce furent bien, comme tout portait à le prévoir, des instants de labeur que revécut le cadavre, efficacement épié par Polge, dès lors amené à instruire Canterel de différents faits.

Six mois avant, Jerjeck avait reçu à Paris la visite d’un nommé Barioulet, commerçant enrichi de Toulouse, qui, resté garçon jusqu’à la cinquantaine, devait épouser, dans un délai encore vague, une jeune fille de chez lui, séduite par sa grosse fortune.

Terriblement épris, comme tout quinquagénaire que trouble une adolescente, le commerçant voulait, à l’occasion de son mariage, donner à chacun de ses amis quelque précieux souvenir, qui, susceptible, de rester, perpétuerait indéfiniment la mémoire d’une date suprême dont s’illuminait toute sa vie. Un bijou, s’il ne se perd pas, se démode, s’abîme — et las de sa vue on s’en défait. Seule, aux yeux de Barioulet, une œuvre d’art signée d’un nom illustre avait chance, même petite et, partant, abordable, de tenir bon dans telle famille à travers maintes générations.

Spécialisé dans l’unique production de Gilles en marbre hauts de quelques centimètres, Jerjeck, éminemment célèbre, lui parut désigné pour recevoir sa commande.

Il fut convenu que l’artiste exécuterait comme échantillons trois différents Gilles de marbre, qui, joyeux et rieurs à l’excès en tant qu’évocateurs d’un jour d’ardente félicité, seraient, s’ils agréaient à Barioulet, suivis d’une foule d’autres du même genre — en attendant que la grande date fût, sitôt fixée, explicitement gravée sur chaque socle.

Le Toulousain parti, Jerjeck se mit à l’œuvre, employant de bizarres procédés dont il avait, dans son enfance, contracté l’habitude.

Orphelin pauvre, auquel des oncles chargés de famille payaient collectivement, au prix de lourds sacrifices, l’internat dans un lycée parisien, Jerjeck avait grandi loin de tout foyer.

Les plus belles joies de sa vie d’enfant étaient les longues visites faites en troupe aux musées par les dimanches pluvieux. Aux lendemains de ces journées bénies, il s’essayait de mémoire à reproduire tel tableau en dessinant sur ses cahiers ou telle statue en pétrissant un bloc de mie distrait de son pain.

Au Louvre, un jour, ses regards furent médusés par le Gilles de Watteau, qu’il s’acharna, par la suite, à copier d’après son souvenir. Mais nul croquis ne le contentait. Attribuant avec raison ses déboires à la gênante pénurie de traits de plume qui, exigée par la totale blancheur du personnage enfariné, créait une grave difficulté, il imagina un subterfuge propre à lui donner au moins l’illusion d’une besogne plus copieuse.

Il noircit d’encre une page entière — puis, à l’aide d’un grattoir, quand tout fut sec, fit, dans un coin, apparaître son Gilles par élimination.

D’emblée ce procédé le conduisit au succès, tant l’inspirait la venue progressive sur fond sombre des fascinantes blancheurs constitutives de son héros.

S’écartant alors du modèle, il parsema la page noire de nombreux Gilles en ratures, variant selon sa fantaisie la pose et l’expression.

Averti par son instinct qu’une voie fertile venait de s’ouvrir sous ses pas, il s’ingénia fort assidûment, dans la suite, à confectionner, grattoir en main, sur papier largement maculé, une foule d’esquisses du même personnage, vu sous divers aspects. Il obtenait, avec les rares vestiges d’encre laissés au laiteux visage par sa lame, d’étonnants jeux de physionomie.

Ayant tenté de modeler des Gilles en mie de pain, il crut voir une clarté brusque s’épandre sur sa vie. La statuaire, qu’il avait de tout temps préférée au dessin, faisait mieux encore s’épanouir les mystérieuses facilités que lui donnait son sujet favori. Sculpter des Gilles, cela, il le sentait, lui procurerait gloire et fortune.

Mais comment progresser avec sa mie pour toute argile et ses doigts comme outils — sans un centime pour s’offrir mieux ?

Il avait chaque semaine une classe de botanique du professeur Brothelande, qui, célibataire économe fixé dans la banlieue et très épris de sa science, consacrait tout le produit superflu de son traitement et de ses leçons à la culture en serre de végétaux curieux.

Trouvant pour ses démonstrations les meilleures planches insuffisamment claires, souvent Brothelande, sans souci de l’embarras, transportait en personne, de chez lui au lycée, tel spécimen rare sur lequel devait rouler sa classe.

Il dépaqueta un jour devant Jerjeck et ses camarades, pour leur en parler longuement, une pridiana vidua (veuve de la veille), grande fleur annamite qui, ressemblant de forme à la tulipe, doit son nom triste, évocateur de deuil, à ses étamines blanches et à ses pétales noirs.

La pridiana vidua est surtout remarquable par le fond de sa corolle, qui sécrète une cire noire à nombreux granules blancs — appelée cire nocturne pour son aspect de firmament étoilé.

Ayant, du haut de sa chaire, montré cette cire à toute la classe en penchant la fleur en avant, Brothelande, annonçant qu’elle se reformait lentement après chaque soustraction, en prit une faible dose avec la pointe d’un coupe-papier, qui, passant de main en main, permit aux élèves d’étudier de près, en la palpant, l’attrayante substance molle — douée d’une rare malléabilité, dont Jerjeck, quand vint son tour, fut subitement frappé.

Heureux de constater que la pridiana vidua avait fort captivé son jeune auditoire, Brothelande promit de donner l’exotique fleur, facile à cultiver longtemps dans son pot, au vainqueur de la plus prochaine composition.

Pensant aux pas de géant qu’un bloc de cire nocturne lui permettrait de faire dans son art, Jerjeck n’eut plus qu’un but : gagner la fleur. À force de travailler sans relâche son cours de botanique, en négligeant au risque de maintes punitions tous autres devoirs ou leçons, il conquit la première place dans l’épreuve désignée — et reçut des mains de Brothelande la pridiana vidua.

Exact dispensateur de soins et d’eau, Jerjeck s’appliqua, jusqu’à la mort de la fleur, à recueillir par intervalles dans la corolle, où elle renaissait toujours, la cire fuligineuse, dont il eut finalement une masse importante, prompte à combler ses vœux, dès le premier essai, par son obéissante souplesse.

Visant à une extrême finesse d’exécution, que ne pouvaient lui donner tels instruments de fortune provenant de son plumier, il songea que sa mie de pain, insuffisante comme argile, lui servirait excellemment, du moins, à façonner avec ses doigts des ébauchoirs de formes infinies et précises, bons à étrenner une fois durs.

Mise en pratique, son idée triompha. Pourvu d’outils conçus par lui et bien rassis, il fit avec son paquet de cire, d’après le dernier dessin dû à son bizarre procédé, un Gilles spirituel et vivace. Se sentant le pied à l’étrier, il passa tout son temps libre à sculpter son héros sous mille formes, commençant par établir — à l’aide d’une silhouette blanche qui, faite au grattoir sur fond d’encre, lui inspirait de fécondes trouvailles — l’attitude, les traits et l’expression de chaque statuette.

Sitôt une œuvre finie, la cire, roulée entre ses mains, devenait une boule unie prête à resservir.

Jerjeck attacha bientôt une importance grandissante à son étrange travail préalable sur papier, voyant qu’il en tirait décidément ses plus lumineuses conceptions. Il fit de chaque Gilles, face et revers, deux études très poussées qui le guidaient pas à pas pour le modelage — et prit même, presque sans le vouloir, trouvant là instinctivement une aide singulière pour sa tâche de sculpteur, l’habitude de reproduire à la surface de la molle statuette noire, en alignant finement tels granules blancs de la cire nocturne, les évocateurs traits d’encre laissés avec tant de talent sur la feuille par son prestigieux grattoir. Ainsi l’œuvre, après achèvement, formait en quelque sorte le négatif exact du Gilles dont le double dessin fournissait le positif. Quand venaient à manquer les granules superficiels, Jerjeck en puisait de sous-jacents dans l’épaisseur même de la cire, enfonçant au contraire en cas de pléthore, pour les recouvrir ensuite ceux qui l’eussent, inutilisables, empêché d’établir telle vierge unité noire.

Cette tactique plastico-linéaire fut pour Jerjeck féconde en immenses résultats — et l’amena finalement à produire d’exquis chefs-d’œuvre, qui, sans elle, l’artiste le sentait, n’eussent pas atteint le même degré de perfection.

Ainsi, sans maîtres, Jerjeck se fit, dès l’adolescence, un splendide talent, auquel, ses études terminées, il dut un prompt succès.

Or jamais il ne put, malgré diverses tentatives, changer ses originelles façons de travailler. Seul un double dessin au grattoir éclairait bien la genèse de chacun de ses Gilles, et il préférait à l’invariable série d’ébauchoirs offerte par les marchands ses outils en mie de pain, qui, du moins, pouvaient recevoir de lui, suivant tels besoins, mille formes toujours nouvelles aptes à contenter ses plus subtils désirs — non sans parvenir vite à une dureté suffisante; quant à la cire nocturne, qu’un horticulteur lui fournissait sur commande, elle se prêtait plus commodément que toute autre matière, par la présence naturelle de ses grains blancs dans sa masse noire, au marquage net et saisissant des traits copiés sur le modèle.

Une fois un Gilles achevé, il en faisait exécuter, pour le commerce, des reproductions en marbre où ne figurait nullement le tracé linéaire, qui ne constituait en somme qu’un auxiliaire pour le modelage. Mais cet auxiliaire était puissant et, par son importance, faisait dire à Jerjeck qu’il n’eût, sans lui, jamais conquis une complète maîtrise. L’artiste remerciait donc le hasard grâce auquel était venu jadis jusqu’en ses mains un peu de cette cire nocturne, dont le neigeux mouchetage rare sur fond noir l’avait irrésistiblement incité à sculpter avec traits le négatif exact du dessin justement très blanc qui le guidait; son nom devait un rayonnement supplémentaire à la pridiana vidua présentée, certain jour mémorable, en classe de botanique.

Jerjeck envoya bientôt à Barioulet trois exultants Gilles de marbre, faits par phases suivant sa méthode habituelle. La réponse l’amusa par son style, où éclatait l’esprit fruste et pratique de l’ancien commerçant non affiné par la fortune. Barioulet lui écrivait naïvement : « Je suis content de vos trois Gilles et vous commande une grosse dito, chacun dans une pose différente. »

Ces mots : « une grosse dito », visant des œuvres d’art citées pour leur délicate perfection, provoquèrent le rire de Jerjeck, qui, la lettre sitôt achevée, se mit à la tâche pour le premier des cent quarante-quatre Gilles requis. Polge, alors en train de modeler à quelques pas, entendait son maître, qui lui avait communiqué l’épître, dire par moments, secoué d’une brusque hilarité : « Une grosse dito ! »

Gaiement lancée par le cadavre, cette courte phrase surtout avait permis à Polge de reconnaître la scène reproduite, qui n’était autre, en effet, que celle amenée par la lettre de Barioulet.

Pourvu de son matériel exact des derniers temps, Jerjeck, mort, fit, en ratures d’abord, en cire nocturne ensuite, un Gilles identique à celui qui, de son vivant, avait paru dans les minutes en cause. L’expérience, renouvelée, fut chaque fois concluante, touchant l’extraordinaire finesse de l’œuvre ainsi créée.

Raymond Roussel

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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