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Raymond Roussel

Locus Solus

6° Le sensitif écrivain Claude Le Calvez, qui, peu de temps avant sa fin, atteint à son su d’une affection d’estomac sans recours et nerveusement terrifié par l’approche de la mort, avait demandé lui-même à être, dès son dernier soupir, accommodé à souhait dans la glacière de Locus Solus, trouvant un peu d’adoucissement à ses angoisses devant le néant dans la pensée d’agir encore après le grand moment redouté.

L’heure venue, on s’aperçut que les façons du défunt se rapportaient à un traitement médical récemment suivi par lui.

L’année précédente, un illustre praticien, le docteur Sirhugues, avait trouvé le moyen d’émettre certaine lumière bleue qui, bien que très faible d’éclat, contenait une merveilleuse puissance thérapeutique et se chargeait, intensifiée par une immense lentille, de rendre promptement de la vigueur à tout valétudinaire soumis après dévêtement, soit de jour, soit de nuit, à ses mystérieux rayons.

Placé au foyer de la lentille, le sujet, en proie à une folle surexcitation et souffrant d’une cruelle brûlure générale, s’efforçait de fuir. Aussi l’enfermait-on étroitement dans une sorte de cage cylindrique à forts barreaux, qui, établie juste au lieu indiqué, avait reçu le nom de geôle focale.

D’un maniement encore précaire la rendant souverainement dangereuse, l’étrange lumière, à peine agissante sur la vue et rebelle à toute photométrie, eût pu tuer le turbulent détenu, en cas de soudaine prodigalité fortuite et insoupçonnée de l’appareil qui la créait; comme toute marque tracée sur une surface quelconque mise près du foyer de la lentille s’effaçait vite à son terrible contact, Sirhugues songea que, par sa contenance dans la geôle aux moments voulus quelque gravure déjà ancienne ayant fait preuve d’exceptionnelle résistance pourrait jouer le rôle d’avertisseur.

Grâce à d’actives recherches, il trouva chez un antiquaire, en réponse à ses désirs, un plan de Lutèce gravé sur soie, qui, remontant au roi Charles III le Simple, était le fruit d’un fait émouvant.

Visitant un jour, proche la partie nord-ouest de l’enceinte, un des plus pauvres quartiers de Lutèce, Charles III avait frémi de dégoût devant d’inextricables dédales de petites ruelles sombres et puantes.

Rentré dans son palais, il demanda un plan de la ville puis, avec un large trait de plume, traversa le quartier en cause d’une ligne strictement droite, qui, dépassant de ses deux bouts, afin de mieux attirer l’attention, l’enceinte, régulièrement courbe à cet endroit, avait l’aspect d’une sécante.

Ordre fut donné de percer une spacieuse avenue suivant l’exacte indication fournie par la portion intra-muros de la ligne, pour assainir le triste coin où, faute d’air et de clarté, sévissaient de nombreuses maladies.

Le lendemain, Charles III fit exposer au centre du quartier intéressé le plan à la marque prometteuse, pour que les habitants pussent d’avance se réjouir. On indemnisa ceux que lésaient les démolitions, et l’œuvre s’accomplit.

Vers le premier tiers des travaux, un pauvre ouvrier graveur nommé Yvikel, habitant une ruelle obscure et infecte entre toutes, avait vu soudain la brise et le soleil entrer à flots dans sa maison, dont la façade, par chance, était sur l’alignement de la nouvelle avenue.

Or Yvikel, veuf, n’avait au monde que sa fille unique Blandine, adolescente de fragile nature, qui, depuis un an, pâle et secouée par la toux, déclinait de jour en jour, clouée en son lit par la faiblesse.

S’épuisant de travail pour payer soins et remèdes, Yvikel avait résolu de se tuer après le décès de son enfant, qui seule l’attachait à la vie — quand l’enivrante transformation de son logis lui fit concevoir l’espoir d’une guérison.

Le printemps commençait. Blandine, de son lit, traîné contre la fenêtre ouverte, se grisa éperdument d’oxygène et de rayons. Pleurant de bonheur, son père la vit reprendre des forces et du teint, tandis que les quintes s’espaçaient. La victoire était complète au moment où s’achevait l’avenue. Dans son délire de joie, Yvikel voulut témoigner par un hommage divin sa reconnaissance au roi, dont l’œuvre louable était la cause de son ardente félicité.

C’était l’usage alors, quand par des prières à telle adresse on obtenait quelque merveilleuse guérison, de faire graver sur soie, en réservant le parchemin aux seuls textes religieux, un sujet naïf où l’auteur du miracle, auréole, au front, tendait sa main puissante vers le chevet occupé par l’être cher sauvé de la mort. L’œuvre, encadrée, servait d’ex-voto et venait accroître tel groupe de ses pareilles, qui partout ornaient en foule les autels de Jésus, de la Vierge et des saints.

Yvikel, qui, fort habile en son art, avait plusieurs fois, sur commande, exécuté des ex-voto de ce genre, projetait d’en offrir un au roi.

Or, tel que ceux qui, le front nimbé, allongeaient le bras, sur les soyeuses gravures, vers le lit de souffrance, Charles III avait eu nettement, en créant d’un rigide trait de plume la fameuse artère, son geste guérisseur, qu’il fallait évoquer pour obéir à la coutume.

Avec sa meilleure encre, Yvikel, prodigue de temps et de soins, grava sur soie, en s’inspirant de l’original toujours exposé au cœur même du quartier, un plan de Lutèce traversé, en place voulue, par une large sécante — puis fit encadrer l’œuvre pour l’envoyer au roi, expliquant son action dans une lettre enthousiaste, où, non sans en montrer longuement la cause, il relatait la guérison de sa fille. Touché, Charles III pensionna Yvikel et fit mettre au dos de l’ex-voto l’épître lisible en partie derrière une vitre.

Or, après tant de siècles, le plan et la sécante avaient encore une surprenante vigueur, due aux mille soins exceptionnels apportés dans l’exécution de la gravure ainsi qu’au choix spécial de l’encre et à la présence de la soie, plus apte que toute autre matière à garder sans altération une effigie reçue.

Retirant la lettre de l’objet pour la lire toute, Sirhugues avait appris l’anecdote puis complété ses informations par des recherches.

Il mit à diverses reprises le plan dans la geôle focale — et le vit résister victorieusement aux attaques de la lumière bleue.

Comme chaque fois un léger affaiblissement des lignes, inexistant pour l’œil nu, se produisait néanmoins, prouvant que les puissants effluves avaient quand même une certaine prise sur elles, on pouvait être sûr qu’en cas d’effervescence subite de la source lumineuse l’œuvre pâlirait vite, annonçant ainsi le danger.

Sirhugues tirait grand profit de l’aventure d’Yvikel, dans laquelle tout s’était allié pour inciter l’honnête graveur, armé de procédés perdus depuis, à établir sur soie, avec des soins inusités dont sa lettre au roi faisait mention, cette gravure prodigieusement durable, si utile maintenant pour l’emploi de la geôle focale.

Il fallait en outre à Sirhugues, pour chaque séance, une gravure moins solide, dont l’effacement progressif dans la geôle lui permît de régler son courant.

Seuls ceux restés bons, après l’épreuve d’un grand demi-siècle au moins, parmi des exemplaires quelconques, tirés en un stock unique le même jour et de même façon, pouvaient lui donner des indications fixes.

Fort en peine pour trouver dans le passé quelque abondante édition ni dispersée ni détruite, Sirhugues fit paraître en note, dans divers périodiques spéciaux, son desideratum — et reçut bientôt la visite du grand éditeur de gravures Louis-Jean Soum, qui lui apportait mille exemplaires d’une caricature de Nourrit datée de 1834.

Au début de cette année-là, l’éminent chanteur s’était couvert de gloire en prodiguant généreusement sa voix au timbre énorme dans sa belle création d’Énée à l’Opéra.

Au troisième acte, penché, parmi des roches, sur une sorte de puits qui devait le conduire aux enfers, Énée appelait Caron par plusieurs « hôô » sans cesse plus élevés et plus forts. Le dernier, très perché, fournissait à Nourrit, par une habile attention du compositeur, l’occasion d’émettre, avec sa puissance maxima, son fameux ut aigu, cité dans toute l’Europe. Or cette note, suivie d’une explosion d’enthousiasme, était le clou de chaque représentation et faisait beaucoup parler d’elle.

Josolyne, l’un des premiers caricaturistes de l’époque, résolut d’exploiter la vogue de ce son transcendant.

Il fit une charge où l’on voyait le célèbre de sortir de la bouche de Nourrit, penché vers les enfers, et parvenir au nadir, après s’être propagé à travers toute la terre.

Par là, Josolyne voulait indiquer que la note renommée, sans se soucier d’aucun obstacle, résonnait jusqu’aux régions stellaires.

La maison Soum, alors tenue par le bisaïeul de Louis-Jean, tira de l’œuvre mille exemplaires, dont la vente devait, à chaque représentation d’Énée, accompagner celle du programme.

Josolyne offrit l’original même à Nourrit, en lui exposant ses projets, certain de le voir flatté par une telle glorification de sa voix.

Mais le ténor, connu d’ailleurs pour son esprit lunatique et violent, vit seulement le côté burlesque de l’œuvre, qu’il déchira nerveusement, révolté d’être ainsi tourné en ridicule. Il s’opposa formellement, en outre, à la sortie des mille reproductions.

Josolyne, nature indulgente, prit en philosophe son parti de la chose et régla le graveur, en le priant de garder chez lui l’édition malchanceuse, pour le cas où il serait un jour possible de la mettre en circulation.

Peu après, Josolyne disparut subitement un soir, sans donner prise à aucune recherche.

Au bout de trente-cinq ans, il fut légalement considéré comme mort et on exécuta ses volontés testamentaires.

Alors octogénaire, le bisaïeul de Louis-Jean Soum apprit officiellement que la fatale édition jadis invendue lui était léguée sans réserve — mais, par délicatesse, décréta péremptoirement que ni lui ni ses successeurs, tant que manquerait la preuve certaine du trépas de l’illustre caricaturiste, ne se permettraient de toucher à ce qui, en somme, pouvait continuer à n’être qu’un dépôt.

Sous l’aïeul puis sous le père de Louis-Jean, nul incident ne survint.

Or, dernièrement, en démolissant une vieille maison dans un des bas quartiers de Paris, on avait trouvé, muré dans un retrait de la cave, un cadavre non dévêtu, facile à identifier grâce au nom inscrit par le tailleur dans chaque pièce d’habillement.

C’était le corps de Josolyne, qui, artiste névropathe et bohème, grand amateur de crapuleuses orgies, auxquelles imprudemment il se livrait paré de bijoux et portefeuille en poche, avait dû, le soir de sa disparition, se laisser entraîner par une fille dans un repaire où l’attendaient la mort et le dépouillement.

La prescription couvrant le crime, on n’ouvrit pas d’enquête.

Désormais Louis-Jean Soum pouvait, sans arrière-pensée, disposer de l’édition si longtemps inutilisée.

Il se demandait encore quel parti en tirer, quand la note de Sirhugues avait frappé son regard et déterminé sa démarche.

Sirhugues acheta le stock sans marchander, ébloui par la rare aubaine qu’il devait à la fois au caractère ombrageux de Nourrit, au mystère qui si longtemps avait plané sur la disparition de Josolyne et au scrupuleux excès de probité des Soum. Huit cent seize exemplaires de ton identique lui restèrent, après élimination de ceux dont le temps irremplaçable, se chargeant d’accomplir un indispensable office, avait, en les altérant, dévoilé l’infériorité, originairement inconnaissable.

Il fut décidé qu’une caricature de Nourrit, mise en la geôle focale, serait sacrifiée, pendant le début de chaque séance, au difficile réglage du courant, que Sirhugues modérerait ou pousserait tour à tour suivant telles manifestations de hâte ou de paresse observées par lui dans l’escamotage de l’œuvre.

Dès lors, Sirhugues chercha quel était le meilleur subterfuge à employer pour que, durant chaque emprisonnement de malade dans la grille cylindrique, le plan de Lutèce et la charge astronomique fissent avec continuité, comme il importait, rigoureusement face à la lumière bleue, sans pouvoir, même passagèrement, recevoir de l’ombre du sujet, au détriment de leur mission, ni lui en donner, au préjudice du traitement — malgré la turbulente mobilité qui, là, s’emparait des plus calmes.

Après de longues réflexions, il fit exécuter, en le destinant au patient, un casque étrange, surmonté d’une pivotante aiguille aimantée après laquelle devaient pendre les deux gravures — qu’on exposerait à nu, sans même admettre l’obstacle d’un verre protecteur. Offrant juste, pour avoir été fabriqué sur commande bien déterminée, le poids nécessaire au parfait équilibre de l’aiguille, un cadre neuf, dans lequel chaque fois le fortuit élu des exemplaires caricaturaux viendrait prendre place pour garder la tension voulue, fut, ainsi que celui du plan de Lutèce, muni de deux crochets suspenseurs. Un aimant, intelligemment manié à côté de la geôle par un homme attentif, forcerait l’aiguille, sans même la toucher, à conserver, en dépit de tout, la bonne orientation. Grâce à cet ensemble d’artifices, les deux gravures demeureraient toujours vis-à-vis le rayonnement bleu, sans que le malade et elles courussent le risque réciproque de se faire de l’ombre.

Un miroir, convenablement situé et tourné, permettrait au manipulateur de l’appareil photogène d’épier chacune des deux gravures malgré l’obstacle de la lentille.

C’est alors qu’on avait amené à Sirhugues l’infortuné Claude Le Calvez, dans l’espoir qu’un énergique reconstituant externe suppléerait quelque temps à l’alimentation déjà devenue, dans son cas, à peu près impossible.

De quotidiens séjours dans la geôle focale rendirent en effet du nerf au pauvre condamné, dont ils retardèrent la mort de plusieurs semaines.

Or Le Calvez, pendant sa première incarcération, avait donné les signes d’une exaltation terrible, qui s’était peu à peu atténuée au cours des épreuves suivantes. Et c’étaient les minutes angoissantes de cette séance initiale — à partir de l’instant où, sur un brancard, on l’avait conduit, plein d’appréhension, devant la geôle focale — qui, vu l’ébranlement profond qu’elles avaient causé en lui, revenaient facticement au jour depuis sa mort.

Sirhugues apprit ce fait qui lui suggéra une idée. Il voulut voir si la lumière bleue pourrait avoir quelque effet régénérateur sur un corps maladif doué par Canterel de vie artificielle — et vint pour cela, à l’intention de son défunt client, tout agencé lui-même en lieu désigné comme s’il se fût agi d’un sujet ordinaire, — en maintenant même la précaution relative au plan de Lutèce, pour supprimer toute chance de détérioration photogénique du cadavre. À son point de vue spécial l’événement fut négatif, mais, dans l’espoir d’un résultat futur, il tint à multiplier les essais.

Raymond Roussel

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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