— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

8° Un jeune homme, François-Charles Cortier — suicidé mystérieux introduit à Locus Solus dans des conditions très spéciales.

Les actes que Canterel obtint du cadavre provoquèrent la découverte d’une précieuse confession manuscrite, qui permit de rebâtir clairement en pensée un drame retentissant, jusqu’alors environné d’ombre.

À une date lointaine déjà, un homme de lettres, François-Jules Cortier, veuf depuis peu et père de deux jeunes enfants, François-Charles et Lydie, avait acquis près de Meaux, pour y vivre toute l’année en travailleur profond dont l’absorbant labeur exigeait une calme ambiance, une villa s’élevant solitaire au milieu d’un vaste jardin.

Doté d’un front remarquablement saillant dont il tirait orgueil, François-Jules préconisait au profit de sa gloire la science phrénologique. Dans son cabinet, une large étagère noire était pleine de crânes bien rangés, sur les curiosités desquels il pouvait savamment discourir.

Un après-midi de janvier, comme l’écrivain se mettait à la tâche, Lydie, alors âgée de neuf ans, vint demander affectueuse ment la faveur de jouer auprès de lui, en montrant par la vitre des flocons de neige qui, tombant dru, la cloîtraient au logis. Elle tenait une poupée-avocate, jouet qui, forme palpable d’un propos à l’ordre du jour, faisait fureur cette année-là, où pour la première fois on voyait des femmes au barreau.

François-Jules adorait sa fille et redoublait de tendresse envers elle depuis qu’il s’était, à regret, privé de François-Charles, placé récemment à onze ans, en vue de fortes études, interne dans un lycée de Paris.

Il dit « oui » en embrassant l’enfant, non sans lui faire promettre la plus silencieuse sagesse.

Soucieuse de ne pas devenir un cause de distractions, Lydie alla s’asseoir à terre, derrière la table, grande et chargée, où s’accoudait son père, qui dès lors ne pouvait la voir.

Jouant sans bruit avec sa poupée, elle fut apitoyée, en songeant à la neige, par l’impression de fraîcheur que donnait à ses doigts la figure de porcelaine — et, vite, comme s’il se fût agi de quelque personne transie, coucha l’avocate sur le dos devant l’âtre tout proche où flambait un grand feu.

Mais bientôt, la chaleur faisant fondre leur colle, les deux veux de verre, presque en même temps, tombèrent au fond de la tête.

L’enfant, chagrinée, ressaisit la poupée, qu’elle dressa devant ses regards pour examiner de près les effets de l’accident.

L’avocate se détachait alors sur le mur paré de l’étagère noire, et Lydie, malgré elle, fut soudain frappée du rapport d’expression établi entre les têtes de morts exposées et le rose visage artificiel par la commune vacuité des orbites.

Elle prit un des crânes et, tout heureuse d’avoir trouvé un jeu nouveau, s’imposa la tâche attrayante de compléter une fois, par tous les moyens inventables, la ressemblance observée.

Ainsi que l’exigeaient l’austérité de la tenue et le sérieux de la profession, toute la chevelure de l’avocate se tassait en arrière, sans apprêt, dans une résille sévère, excluant frisure et chignon.

Fabriqué, vu l’ordre secondaire de sa destination, à l’aide de quelque méthode économique trop sommaire pour atteindre à la précision, le léger filet, non exempt de raideur, dépassait en avant sous la toque, en s’appliquant sur le front nu.

Lydie jugea que son premier devoir était de copier sur le crâne cet entrecroisement de lignes ténues, qui, au point de vue de l’identification entreprise, tirait une grave importance de sa proximité si grande avec les deux vides orbitaires, où siégeaient les fondements de l’analogie en cause.

La fillette, qui, sous la direction de sa gouvernante, s’exerçait à de fins travaux d’aiguille, avait en poche un petit nécessaire à broderie. Elle en tira le poinçon, dont la pointe, guidée avec force par sa main, traça en divers sens, dans l’os frontal du crâne, de fines et courtes raies obliques. Maille par maille, une sorte de filet finit par se graver ainsi sur toute la région voulue, non sans trahir, par l’imperfection de ses étranges zigzags, l’amusante maladresse de l’enfance.

Il fallait maintenant au crâne une toque pareille à celle de l’avocate.

Sous la table de travail, une corbeille à papier regorgeait de vieux journaux anglais.

Esprit curieux et enthousiaste, avide d’approfondir toutes les littératures dans leur texte original, François-Jules avait poussé fort loin l’étude de maintes langues vivantes ou mortes.

Pendant le cours presque entier du mois précédent, il s’était chaque jour procuré le Times, où abondaient alors les plus sérieux commentaires sur un événement qui le passionnait.

Un voyageur anglais, Dunstan Ashurst, venait de rentrer à Londres après une longue exploration polaire, remarquable, à défaut du moindre pas gagné vers le nord, par la glorieuse découverte de plusieurs terres nouvelles.

Notamment, lors d’une reconnaissance pédestre tentée à travers la banquise loin de son navire pris par les glaces, Ashurst, sur son chemin hasardeux, avait trouvé une île absente de toutes les cartes. Près du rivage, sur le sommet d’un monticule, une caisse de fer gisait au pied d’un mât rouge, planté là pour en signaler la présence. Forcée, elle livra uniquement un grand parchemin vieux et obscur couvert d’étranges caractères manuscrits.

À peine réinstallé dans la capitale anglaise, Ashurst montra le document à de savants linguistes qui en tentèrent la traduction.

Rédigée en vieux norois avec signature et date encore nettes, l’antique pièce, tout en runes, émanait du navigateur norvégien Gundersen, qui, parti pour le pôle vers l’an 860, n’avait jamais reparu. Comme il était remarquable qu’à une époque aussi reculée on eût pu fouler déjà l’île au mât rouge — perchée à une latitude qui, pour être atteinte de nouveau, avait exigé par la suite plusieurs siècles d’efforts — le monde entier s’enthousiasma soudain pour le document, d’autant plus apte à semer partout l’effervescence que beaucoup de ses lignes, presque effacées, donnaient lieu à des interprétations contradictoires.

Tous les journaux du globe s’appesantirent sur l’absurde question du jour, surtout ceux d’outre-Manche. Le Times, en plus des versions multiples proposées par de compétents esprits, réussit même à donner quotidiennement de fac-similaires passages du parchemin, sous la forme — voulue par les mesures du texte original — de quelques lignes très étendues, dominant, sous un titre d’article large d’une demi-page, les trois colonnes invariablement consacrées au célèbre sujet. François-Jules, qui, très versé dans la connaissance du vieux norois et des runes, s’était vite enflammé pour le problème, découpait toutes ces reproductions fidèles pour les porter sur lui et y pâlir à chaque moment perdu — écrivant au dos de chacune, afin d’éviter toute confusion, ses remarques la concernant, dont il surchargeait à l’encre les lignes imprimées quelconques s’y trouvant échues.

Le grimoire finit par s’élucider entièrement et révéla en détails, sans toutefois en éclaircir le dénouement tragique, un voyage boréal qui, vu le temps lointain de son accomplissement, semblait miraculeux.

L’incident étant clos, François-Jules, le matin même, avait, au cours d’un rangement, jeté pêle-mêle au panier coupures et exemplaires du Times.

Lydie prit au hasard, dans la corbeille, un numéro du célèbre journal, attirant en même temps, sans le vouloir, trois coupures runiques, à demi engagées dans l’intérieur de l’épais dernier pli.

Détachant une feuille intacte, elle la fronça partout perpendiculairement à une circulaire portion lisse ménagée en son milieu — puis eut recours aux ciseaux de son nécessaire pour ne laisser que la hauteur voulue à la toque ainsi ébauchée.

Pour l’étroit bord vertical indispensable au parachèvement de l’objet, Lydie utilisa les trois bandes à runes, qui, l’ayant frappée par leur forme allongée, semblaient s’offrir à elle comme pour lui éviter un surcroît de découpage.

Armée, grâce au nécessaire, d’un dé puis d’une aiguille que traversait un long fil blanc, elle put, en cousant, ceindre entière ment le bas extrême de la toque avec le bord supérieur, choisi par instinct, des trois minces rubans de papier bien juxtaposés — non sans dissimuler chaque fois, en lui octroyant la vue intérieure, le côté gribouillé par les annotations de son père.

Le travail terminé, elle posa la fragile coiffure sur le crâne et, satisfaite de la ressemblance obtenue, entreprit de réparer le désordre du tapis. Le nécessaire, peu à peu, recouvra son contenu, partout éparpillé, puis fut remis en poche — et le journal mutilé, bientôt replié naturellement, réintégra le panier. Quant à l’encombrant et chaotique résidu plissé de la toque tombé sous l’effort de ses ciseaux, Lydie jugea plus décent de le brûler et, prenant soin, vu la petitesse de ses bras, de se glisser derrière le garde-feu pour pouvoir viser juste, en jeta l’inutile masse au milieu de l’âtre.

Voyant, après une brève attente, que tout prenait à souhait, elle se tourna légèrement pour sortir de son torride enclos.

Mais à cet instant, par suite d’un déploiement du à la combustion, tout un coin enflammé du papier, après avoir pointé en l’air, s’inclina obliquement hors du brasier, en imitant le mouvement de quelque vasistas en train de s’ouvrir grâce aux charnières de sa base horizontale.

Le feu de ce brandon avancé se communiqua, par-derrière, aux courtes jupes de Lydie, qui ne découvrit l’accident qu’au bout de plusieurs secondes, alors que de larges flammes commençaient à l’environner.

À ses cris, François-Jules dressa la tête puis se mit debout, livide. Embrassant la pièce du regard pour y trouver le meilleur élément de sauvetage, il bondit sur la fillette et, l’enlevant a deux mains sans souci de ses propres brûlures, courut l’envelopper étroitement dans un des gros rideaux de la fenêtre. Mais, attisées au vent de l’indispensable course, les flammes grondèrent pendant un long moment, malgré les efforts insensés du malheureux père, qui, les yeux hors des orbites, s’acharnait à rendre de tous cités l’emmaillotement plus hermétique. Après l’extinction, enfin obtenue, Lydie, transportée dans son lit, fut condamnée par deux médecins mandés en hâte.

Prise de délire, la fillette contait sans cesse, en les commentant, les moindres choses faites par elle entre l’affectueux “oui” de son père et le fatal embrasement.

Elle succomba le soir même.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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