— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

François-Jules, fou de douleur, mit pieusement, pour toujours, sur la cheminée de son cabinet — non sans l’abri d’un globe de verre — le crâne aux marques frontales, coiffé de sa toque fragile. Symbolisant la dernière belle heure de son enfant bien aimée, ces deux objets étaient devenus pour lui des reliques inestimables.

Peu après ce drame horrible, François-Jules, avec de nouveaux pleurs, vit mourir poitrinaire — contaminé par sa femme, décédée un an avant lui — son meilleur ami, le poète Raoul Aparicio, auquel le liait, depuis les bancs du lycée, la plus fraternelle affection.

Aparicio, que la maladie avait endetté, laissait une fille, Andrée, qui, exacte contemporaine et grande camarade de la pauvre Lydie, ne conservait de proche qu’un oncle sans fortune ayant femme et enfants.

Père encore pantelant de chagrin, François-Jules pour pouvoir en s’illusionnant croire au retour de la disparue, prit chez lui l’indigente orpheline, qui, douce et ravissante, lui inspirait une vive tendresse. Nature aimante, François-Charles, que de fréquents sanglots secouaient encore à la pensée de Lydie, apprit avec joie la venue de cette sœur nouvelle.

Les ans passèrent, développant la beauté d’Andrée Aparicio, devenue à seize ans une merveilleuse adolescente au corps souple, avec de lourds cheveux d’or illuminant un fin visage éclatant, parc d’admirables yeux verts immenses et candides. Et François-Jules vit alors, avec effroi, son affection paternelle pour l’orpheline faire place à une passion dévorante, insensée.

Malgré l’absence de tout lien de parenté, sa conscience le blâmait d’aimer cette enfant qui, élevée par lui, l’appelait père, et il garda secret son nouveau sentiment.

Maîtrisant ses désirs, il goûtait le profond bonheur de vivre sous le même toit qu’Andrée, de la voir et de l’entendre chaque jour — et de se sentir, matin et soir, chancelant d’ivresse en la baisant au front.

À dix-huit ans, par l’épanouissement complet de sa jeunesse, Andrée mit le comble au trouble de François-Jules, qui, ne pouvant se contenir davantage, projeta une immédiate démarche matrimoniale.

Rien, en somme, n’allait matériellement à l’encontre de l’union rêvée. À défaut de tout amour, un élan de gratitude envers l’homme qui l’avait recueillie ferait acquiescer Andrée, sans doute heureuse, d’ailleurs, de voir une situation venir au-devant de sa pauvreté.

Choisissant pour lui-même la carrière suivie par son père, qui lui avait transmis ses dons d’écrivain, François-Charles travaillait alors tout le jour en vue de la licence ès lettres. Après le dîner, quittant François-Jules et Andrée, il consacrait, seul dans sa chambre, une grande heure encore à l’étude — puis allait par le dernier train coucher en plein Paris pour se rendre de bon matin dans les bibliothèques, ne regagnant ensuite Meaux qu’à la brune.

Un soir, pendant le labeur de son fils, non sans d’effrayants battements de cœur, François-Jules dit, balbutiant presque :

« Andrée… chère enfant… te voici d’âge à te marier… Je veux te parler d’un projet… renfermant le bonheur de ma vie… Mais, hélas !… je ne sais… si tu accepteras… »

Rougissante, la jeune fille tressaillait de joie, se méprenant à ses paroles.

Elle et François-Charles s’étaient de tout temps réciproquement adorés. Enfants, par les jours de vacances, ils égayaient la maison ou le jardin du bruit de leurs jeux mêlés de purs baisers. Adolescents, ils se confiaient leurs rêves, discutaient de communes lectures. Et dernièrement, se sentant tout l’un pour l’autre, ils s’étaient juré de s’unir, n’attendant qu’un moment propice pour s’ouvrir à François-Jules, dont l’enthousiaste approbation ne leur semblait pas douteuse.

Andrée, pensant que l’allusion contenue dans la phrase énoncée pouvait seulement viser son hymen avec François-Charles, répondit sur-le-champ :

« Père, soyez heureux, car d’avance vos désirs s’étaient réalisés. Aimée de François-Charles que j’aime, je me suis promise à lui, qui déjà m’a choisie. »

Selon François-Jules, jusqu’alors sans ombrage, François-Charles et Andrée, grandis ensemble, ne s’accordaient mutuellement que la chaste tendresse habituée à régner entre le frère et la sœur.

Foudroyé, il vit accourir son fils à un prompt appel explicite lancé joyeusement par Andrée — puis reçut sans perdre contenance les remerciements de l’heureux couple.

Bientôt le jeune homme partit pour la gare, et, béni encore par Andrée jusqu’au seuil de sa chambre, François-Jules, une fois seul, subit une crise terrible.

Souligné par une complète ressemblance de trait et d’allure, le contraste que formait avec son déclin propre l’écrasante jeunesse de son fils exaspérait ses tortures jalouses.

« Elle l’aime !… » râlait-il, rendu fou par l’image de François-Charles prenant Andrée.

Durant de longues heures, il arpenta sa chambre, crispant les mains et gémissant tout bas.

Tout à coup la conception d’un plan téméraire lui rendit l’espoir. Malgré son fils désormais dressé entre eux deux, avouant humblement son amour, il supplierait Andrée de devenir sa femme, en lui montrant que de sa réponse dépendait la vie ou la mort du bienfaiteur de son enfance. Par pitié, elle consentirait…

Sa résolution prise, une indomptable envie lui vint de tenter à l’instant la démarche. Oh ! mettre fin à ses tourments atroces… vite… vite… sentir un seul mot d’elle changer son enfer en indicible félicité !

Et livide, chancelant, hagard, il gravit un étage puis entra chez Andrée.

Il faisait petit jour. La jeune fille dormait, angéliquement belle, ses cheveux d’or épars autour de son cou nu.

Éveillée par les pas de François-Jules s’approchant, elle lui sourit d’abord.

Mais, se rendant compte soudain de l’excentricité de l’heure et de l’anomalie de la visite, elle conçut une intense frayeur, qu’augmentèrent l’aspect terrifiant et les traits décomposés de l’insomniaque.

« Père, qu’avez-vous ?… » dit-elle. « D’où vient votre pâleur ?

—    Ce que j’ai ? » bégaya le malheureux.

Et, par mots entrecoupés, il lui dépeignit son irréfrénable amour.

« Tu seras ma femme, Andrée », dit-il, joignant les mains, « sinon… oh !… je mourrai, moi… moi… ton bienfaiteur. »

Anéantie, la pauvre enfant se croyait la proie d’un cauchemar.

« J’aime François-Charles », murmura-t-elle; « je ne veux être qu’à lui… »

Ces paroles, rencontrant la sensibilité à vif de François-Jules, furent pareilles au fer rouge appliqué sur la plaie.

« Oh ! non… non… pas à lui… à moi… à moi… » s’écria-t-il, le geste et le regard suppliants.

Elle répéta, d’une voix plus ferme :

« J’aime François-Charles; je ne veux être qu’à lui. »

Cette phrase maudite sonnant de nouveau à ses oreilles acheva d’égarer François-Jules, qui eut plus nettement que jamais la vision, si effroyable pour lui, de son fils possédant Andrée.

Il dit, les lèvres tremblantes : « Non… pas à lui… non… non… à moi… à moi… » et tâcha d’étreindre la jeune fille, affolé par le cou nu et les formes exquises devinées sous une fine batiste.

La malheureuse tenta un cri. Mais à deux mains il lui saisit la gorge, répétant, sur un ton terrible :

« Non… pas à lui… à moi… à moi… »

Ses doigts, serrant longtemps, ne se détendirent qu’après la mort.

Puis il se rua sur le cadavre.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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