— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Exprès, François-Jules avait ordonné à l’orfèvre de situer, au cours de son travail, l’initial point de manœuvre dans le gros nom aux reflets pourpres, qui, prédominant et seul de sa couleur, était facile à indiquer laconiquement sans équivoque possible.

Mais, de la formule même, François-Jules voulait que la trouvaille atténuât son infamie, en faisant une réclame forcée à certain objet éminemment palliateur, qui n’était autre que le crâne sous globe dont le front aux marques bizarres et la toque légère lui rappelaient de manière si tragique les suprêmes agissements de sa fille Lydie.

Le fait, presque enfantin, d’avoir pieusement conservé cette relique ne trahissait-il pas en effet, à sa haute louange, un touchant amour paternel appelant la sympathie ?

Examinant l’émouvant souvenir, il chercha un moyen de faire participer du même coup à la révélation de la formule l’étrange toque et le réseau frontal, qui, en tant que créés par Lydie, devaient plus que le reste, vu l’esprit du projet, être signalés à l’attention.

Bientôt, son idée fixe d’associer réseau et toque pour une tâche commune lui fit apercevoir une sorte de ressemblance entre les mailles gauchement gravées sur os et les runes parant le bord vertical du couvre-chef improvisé.

Inspiré par cette remarque, François-Jules, déplaçant le globe, approcha la tête de mort — puis, s’armant d’un couteau dont la pointe lui servit de burin et le tranchant de grattoir, se livra sur le rets grossier à un long travail transformateur, ajoutant ici, effaçant là, non sans utiliser le plus possible les traits anciens. Il parvint ainsi à camper sur le front du crâne, tout en la gardant française, la formule entière en caractères runiques, lisibles quoique penchés en tous sens, déformés et soudés. Chacun des deux mots soulignés dans le modèle, qu’il eut soin de brûler, fut habilement mis entre guillemets, et, vu l’inexistence du moindre chiffre runique, les numéros figurèrent en toutes lettres. La besogne achevée, il restait encore quelques mailles, qui simple ment se passèrent d’emploi. Réinstallé à son poste, le crâne, toujours coiffé de la toque, reçut de nouveau l’abri du globe. Tout en conservant un aspect général de filet délié, les signes du front offraient avec les avoisinantes runes sur papier un rapport assez frappant pour rendre presque sûr un futur éveil d’attention et, partant, mettre en repos la conscience du coupable — non sans laisser cependant flotter autour du monstrueux secret de rassérénantes chances d’éternelle irrévélation.

D’une fine écriture serrée qui recouvrit plusieurs feuilles, François-Jules écrivit alors sa confession sur du colombophile, papier ultra-mince réservé aux messages qu’emportent les pigeons. Véridiquement il exposa tout ab ovo, sans omettre finalement le pour quoi des curieuses étapes destinées à précéder la palpation de son manuscrit, qui, bien plié, fut enseveli sans peine dans son étroite cachette d’or à pierreries.

Ne supportant depuis longtemps qu’une alimentation dérisoire, François-Jules venait d’atteindre à un degré de faiblesse qui le contraignit à prendre le lit. Il garda auprès de lui la clef de son cabinet fermé, pour préserver le front modifié du crâne-relique de toute remarque prématurée propre à faire découvrir son secret avant sa mort — qui survint au bout de deux semaines.

Quand arriva le moment des classements qui suivent tout décès, François-Charles, entrant un soir, après son repas, dans le cabinet de son père, s’assit à la table de travail, encombrée de paperasses qu’il commença de voir une à une.

Après deux heures de triage ininterrompu, il s’accorda un temps de repos et, se levant, non sans porter une cigarette à ses lèvres, marcha, en quête de feu, vers une boîte de la régie ouverte sur la cheminée. La première bouffée obtenue, comme il secouait l’allumette pour l’éteindre et la jeter ensuite dans les cendres, ses yeux tombèrent distraitement sur le crâne à la toque, bien éclairé par certain lustre électrique suspendu au milieu du plafond.

Apte à être saisi par le moindre aspect insolite d’un objet familier à ses regards depuis son enfance, François-Charles sentit soudain son attention éveillée par les marques frontales, qui, jadis quelconques, formaient maintenant une série de signes étranges, ressemblant, il le remarqua de suite, à ceux du bord de la légère coiffure.

Intrigué, il mit l’abri de verre à l’écart et, emportant le crâne avec sa toque, vint se rasseoir à la table. Là, pouvant commodément, de près, examiner le front à loisir, il s’aperçut qu’en effet le réseau, par suite de modifications subtiles, constituait plusieurs lignes de texte runique.

Se sentant sur la voie de quelque révélation émanant sans nul doute de celui qu’il pleurait, François-Charles éprouva une impatiente curiosité, d’ailleurs pure de toute appréhension, car son père avait toujours incarné à ses yeux la droiture et l’honneur.

Lettré trop accompli pour ignorer les runes, il eut vite fait de transcrire en caractères français, sur une petite ardoise à crayon blanc ornant la table, l’énoncé mystérieux — non sans mettre entièrement en majuscules attirantes les deux mots que des guillemets recommandaient à l’attention. Il alla prendre alors, dans une grande bibliothèque voisine de la cheminée, le volume désigné — puis, une fois réinstallé, obtint au bas de l’ardoise, en faisant dans le paragraphe des Cortier la sélection de lettres voulue, la brève sentence : “Vedette en rubis”.

Devant lui brillait l’affiche-bijou, qui, de tout temps, couchée dans un écrin ouvert, avait orné la table de François-Jules.

Il s’en saisit — puis, au moyen d’une loupe qui traînait à portée de sa main parmi plumes et crayons, éplucha le marquant nom rouge.

À la longue, il découvrit dans la plaque d’or une imperceptible entaille circulaire entourant de très près l’un des rubis, qui, sous un léger effort aussitôt tenté par lui du bout de l’ongle, s’enfonça pour se relever une fois libre.

Dès lors, posant la loupe, il n’eut besoin que de quelques tâtonnements pour trouver le restant du secret, et la plaque, doucement ouverte, livra son contenu.

Jetant de loin dans l’âtre sa cigarette achevée, François-Charles, très intéressé au vu de l’écriture paternelle, se mit à lire l’atroce confession.

Peu à peu sa face se décomposa, tandis que ses membres tremblaient. Andrée, sa compagne chérie, sa fiancée, aimée de son père, tuée puis violée par lui !…

Une sorte d’hébétude suivit chez lui l’achèvement de la lecture.

Puis d’infernales angoisses l’étreignirent. Fils d’assassin ! Ces mots, il croyait les sentir stigmatiser son front.

Incapable de survivre à sa honte, il décida de mourir dans la nuit même.

Mais quel parti adopter touchant la confession ? Propre dénonciateur de son père s’il abandonnait au grand jour ce document trouvé par lui, auteur, s’il l’anéantissait, d’une éternisation de tortures à l’endroit d’un innocent, François-Charles semblait, de toutes manières, condamné à un rôle odieux.

Seule lui restait la ressource de tout remettre en l’état primitif. Ainsi passif, il laisserait l’exacte somme de hasard acceptée par son père présider au déterrement du secret, qui demeurerait ouaté par les divers remparts d’honneur — dont la pensée l’attendrissait au milieu de ses affres.

Sur une demi-page blanche subsistant au bout de la confession, François-Charles, voulant, par scrupule de conscience, qu’on pût un jour connaître et juger sa conduite, consigna d’abord les faits de sa terrible soirée puis, non sans leurs motifs, ses projets immédiats concernant le ré-ensevelissement des aveux et son suicide.

Complété de la sorte, le document réintégra l’affiche-bijou, bientôt fermée et remise à plat sur l’interne velours de son écrin.

Puis, ayant replacé dans la bibliothèque le volume de Saint Marc de Laumon — et tout effacé sur l’ardoise, François-Charles rétablit sous son globe, au milieu de la cheminée, le crâne toujours paré de sa fragile coiffure.

Dès lors, sortant de sa poche un revolver chargé, que la prudence, vu l’isolement de son habitation, lui prescrivait de porter toujours, il ouvrit son gilet et tomba mort, une balle dans le cœur, tandis qu’on accourait au bruit de la détonation.

Le lendemain, la nouvelle fit grand fracas dans les environs.

Pascaline Foucqueteau, cramponnée à l’idée de la réhabilitation de son fils, soupçonna l’existence de quelque mystérieux rapport entre l’assassinat d’Andrée et ce suicide qu’aucun ne pouvait expliquer.

Sachant, par des articles de presse, tout ce que Canterel tirait des morts, elle songea que, facticement ranimé, François-Charles devrait logiquement revivre, comme ayant été plus frappantes pour lui que nulles autres, les minutes, sans doute grosses de révélations précieuses pour la cause de Thierry, durant lesquelles tels faits l’avaient poussé à se détruire.

Grâce à de fiévreuses démarches, publiant partout son idée, elle obtint de la justice que le corps, en vue d’un supplément d’instruction, fût transporté d’office de la maison de Meaux, où l’on mit les scellés, jusqu’à Locus Solus — malgré la résistance de la famille, composée de proches cousins qu’effrayait, par ses menaces de scandale, la troublante éventualité d’une révision de l’affaire Foucqueteau.

François-Charles apprêté par Canterel, choisit pour renaître, comme l’indiquait certain tragique geste final de brusque chute, les derniers moments de sa vie, durant lesquels, tout le prouvait dans son attitude, il avait, à coup sûr, été constamment solitaire, fait qui, défendant d’espérer sur eux la moindre source verbale de renseignements directs — alors qu’ultérieurement nul récit, et pour cause, ne pouvait en avoir été tracé à quiconque par le suicidé — rendait fort difficile leur complète reconstitution.

Apprenant du moins sans peine, par ceux qui avaient trouvé le cadavre, en quel lieu précis s’était déroulée la scène intrigante, Canterel, notant mathématiquement tous les pas et mouvements de son sujet, se rendit à la maison meldoise, où on leva pour lui les scellés.

Parvenu au cabinet de travail, il comprit, avec ses notes et un peu de raisonnement, que François-Charles avait d’abord marché vers la cheminée, où il s’était saisi de la tête-de-mort-avocate.

L’attention attirée vers cet objet, Canterel, dont le savoir immense n’était pas sans embrasser les runes, reconnut de suite les signes couvrant le bord de la toque, auxquels lui parurent étrangement ressembler ceux du front.

Ôtant le globe à son tour, il vit, de près, que c’était bien des caractères runiques qu’offrait l’osseuse surface rayée — et bientôt eut clairement sous les yeux, copiée de sa main en lettres françaises sur son calepin de poche, la formule conductrice.

Par la même subtile filière que François-Charles, sur les cadavériques manigances duquel ses notes précises, sans cesse consultées, lui facilitaient sa tâche, Canterel finit par atteindre la confession, qu’il remit à la justice, après avoir lu en entier à Pascaline Foucqueteau rayonnante les longs aveux du père et le sombre post-scriptum du fils.

Ramené du bagne, Thierry, dont le procès fut succinctement révisé pour la forme, reconquit, avec lustre, la liberté en même temps que l’honneur.

Pascaline manquait de paroles pour remercier Canterel de l’artificielle résurrection de François-Charles, sans laquelle les fameuses runes crâniennes, dont le déchiffrage constituait pour son fils-martyr la seule porte vers le relèvement, eussent peut-être passé inaperçues longtemps encore, sinon toujours.

Prenant en horreur tout ce qui se rapportait au crime révoltant dont l’auteur était de leur sang, les cousins-héritiers, se gardant bien de réclamer à Canterel le cadavre méprisé du fils de l’assassin, vendirent à l’encan le contenu de la villa de Meaux, qui fut — d’ailleurs vieille et indigne de regrets — ignominieusement vouée par eux à une complète démolition.

Désireux de mettre au point la scène qui avait attiré, comme étant évidemment la plus saillante en effet de toute son existence, le choix du suicide, Canterel acquit à la vente presque tout le contenu du cabinet de François-Jules et put ainsi reconstituer les lieux dans la glacière.

D’après un journal qui en fac-similé l’avait publiée in extenso, il fit, en prescrivant l’imitation de l’écriture et de la signature, copier sans post-scriptum la terrible confession sur des feuilles de papier colombophile destinées à prendre place dans l’affiche-bijou — non sans exiger, pour les utiliser successivement, maints exemplaires de la dernière, forcée de présenter à chaque expérience une vierge demi-page que le mort remplirait.

Dès lors il contraignit souvent feu François-Charles à recommencer son dramatique soir suprême, sur la prière de Pascaline et de Thierry, qui ne pouvaient se lasser de venir contempler les agissements auxquels, somme toute, ils devaient leur bonheur. C’était le fatal revolver lui-même qui servait, chaque fois chargé à blanc.

Enveloppé de fourrures, un aide de Canterel mettait ou enlevait aux huit morts leur autoritaire bouchon de vitalium — et faisait au besoin se succéder les scènes sans interruption en ayant régulièrement soin d’animer tel sujet un peu avant de réengourdir tel autre.

Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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