— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Le crépuscule était venu pendant que nous écoutions le maître, qui, à ce moment, nous entraîna dans un sentier escarpé.

Dix minutes de montée nous amenèrent jusqu’à une petite construction de pierres, dont la façade, tournée de haut vers un immense développement de forêts, comprenait exclusivement les deux battants fermés d’une large grille très rouillée à gonds d’or massif. Entre les murs, sans issues ni jours, s’étendait une vaste chambre unique, sommairement meublée.

Sur un chevalet, une toile inachevée présentait, nette allégorie de l’aurore, une femme au corps de lumière qu’entraînait derrière un pâle horizon une foule de liens à bout ailé.

Avec de brefs commentaires, Canterel nous désigna, au milieu de la chambre, un certain Lucius Égroizard, qui, devenu subitement fou en voyant sa fille âgée d’un an odieusement piétinée jusqu’à la mort par un groupe d’assassins dansant la gigue, était depuis plusieurs semaines en traitement à Locus Solus.

Au fond, un gardien se tenait immobile.

Très chauve, Lucius, montrant son côté gauche, était assis de profil devant le bout d’une table de marbre, sur laquelle une sorte d’âtre orienté vers nous comptait deux chenets exempts de saillies, parallèlement vissés, sans en rien dépasser, sur les bords d’une plaque de tôle carrée garnie de charbons ardents.

Jetant comme un pont sur les chenets un morceau de reps gris long d’un mètre, large de moitié, le fou, évitant bien tout brûlant contact, en glissa face à face les deux extrémités sous la plaque, jusqu’à tension parfaite de l’aire supérieure, bordée devant et derrière, par rapport à nous, d’une étroite marge tombant en pente douce.

Merveilleusement peints et modelés, douze personnages en baudruche, hauts de quelques centimètres, évoquant sur un coin de la table une bande de sinistres rôdeurs, furent déposés par Lucius sur le reps, dont la plate-forme carrée laissait passer l’air chaud par une infinité de trous fins et serrés. Enlevés sans peine, ils se tinrent debout dans l’espace grâce à quelque lest mis dans leurs pieds et, bientôt, circulèrent suivant le caprice du fou, dont les doigts erraient sur le tissu-crible. Privée un instant de tous courants verticaux sauf de ceux qui, lui frôlant le dos ou l’abdomen, la chassaient dès lors loin de leur axe, telle figurine avançait ou reculait en plongeant puis, toute obstruction cessant au-dessous d’elle, rebondissait jusqu’à son premier niveau, empruntant à la répétition de ce manège un alerte sautillement de gigue. Telle autre pivotait sous l’action de certains courants effleurant tangentiellement, après suppression de toutes contreparties, quelque portion saillante, main ou coude. Une fois rangées vis-à-vis sur deux files parallèles de six, dont la plus proche nous tournait le dos, les poupées aériennes dansèrent classiquement l’entraînante gigue célèbre sous le nom de sir Roger de Coverly. Seul Lucius actionnait tout, en promenant ses doigts sur le reps, clavier subtil dont il usait en grand virtuose façonné par de patientes études. Partant des deux bouts d’une même diagonale, deux danseurs sautillaient l’un vers l’autre puis, avant de se toucher, regagnaient leurs places à reculons, strictement imités aussitôt par les détenteurs des deux autres postes extrêmes. Plusieurs fois le manège alternatif recommençait, différencié par un jeu de tournoiements effectués centralement deux à deux au moment de la rencontre. Lucius glissait en biais ses mains sur le reps, en courbant fortement un poignet pour ne pas rompre les courants soutenant les poupées inactives.

Ensuite le fou amenait peu à peu jusqu’à lui les deux plus lointains vis-à-vis, en les faisant alternativement tourner ensemble sur la ligne médiane du quadrille puis chacun avec un danseur de la file opposée à la sienne, non sans les contraindre chaque fois à gagner un cran de son côté. Tout reprenait dès lors comme avant.

La danse continua ainsi. Grâce à la seconde figure suivant toujours la première, un incessant roulement conférait tour à tour aux douze compagnons le privilège des places d’angles.

Par la sûreté de son talent, exempt de gaucherie, Lucius donnait une vie intense à la gigue sans parquet, dont l’allure calme devint graduellement rapide puis impétueuse.

Soudain les évolutions cessèrent. Retirant ses mains du reps, au-dessus duquel les danseurs flottèrent sans but, Lucius, hagard, l’épouvante aux yeux, s’était tourné de face sans nous voir, tout prêt, nous dit Canterel, à subir une étrange crise capillaire de réflexes hallucinatoires, dus au terrifiant spectacle évocateur qu’il venait de s’offrir en obéissant malgré lui à une cruelle obsession.

Sous l’empire de la frayeur, six cheveux se hérissèrent à la lisière de chacune des deux régions touffues bordant de droite et de gauche la calvitie du fou — puis se déplacèrent d’eux-mêmes en sautant d’un pore à l’autre. Déraciné par quelque relâchement profond des tissus, chaque cheveu, que le pore expulseur semblait lancer en l’air par une compression de ses bords supérieurs, décrivait une minuscule trajectoire en demeurant sans cesse vertical et retombait dans un pore voisin qui, s’ouvrant pour le recevoir, le chassait aussitôt vers un nouvel asile béant prompt à le rejeter à son tour.

Bientôt rangés face à face au brillant sommet du crâne, à force de bonds successifs, sur deux files égales parallèles à l’axe d’une raie imaginaire, les douze cheveux, fidèles à leur mode de locomotion, dansèrent spontanément une gigue identique à celle des figurines de baudruche. Même alternance observée par les quatre occupants des places extrêmes dans de multiples demi-traversées diagonales d’abord simples puis accompagnées de différents tournoiements au centre, même seconde figure d’ensemble, durant laquelle deux vis-à-vis passaient, par d’ondulantes étapes, d’un bout du quadrille à l’autre.

Crispé par la souffrance et pareil à certains nerveux qu’exaspère un tic irréfrénable, Lucius, comme pour arrêter l’odieux manège, portait les mains vers son crâne, qu’une sorte de terreur l’empêchait de toucher. Et, malgré lui, la gigue, sautillante à souhait, se poursuivait, continuelle, implacable, les douze cheveux conquérant tour à tour les quatre postes importants. Canterel nous signala très bas l’énorme intérêt anatomique présenté par cet effet réflexe d’une obsession issue d’un choc mental.

Douloureusement conscient de la danse maudite, qui, toujours aussi précise et impeccable, s’accélérait fougueusement comme celle des légères poupées, Lucius, pris de tremblements convulsifs, poussait des gémissements d’angoisse.

Après un moment de paroxysme aigu la crise parut enfin décroître, et, pendant que le fou s’apaisait, les cheveux, regagnant de part et d’autre leurs gîtes primitifs à la lisière des places garnies, s’affalèrent normalement. Alors Lucius éclata en longs sanglots, la face dans ses mains, versant un flot de larmes amenées par sa détente nerveuse.

Bientôt, se levant avec un rayonnant sourire, il fit quelques pas vers la gauche et s’assit, en face du mur latéral, devant une large table, où plusieurs flacons de cristal sans bouchons, dans chacun desquels un pinceau trempait en un liquide incolore, voisinaient avec maintes pièces de toile taillées d’avance et clairement destinées par leurs dimensions à composer les divers articles d’une layette. Il sortit de sa poche et planta droit dans un imperceptible trou de la table une tige blanche longue d’un décimètre, qui, aussi mince qu’un fragment de fil à coudre, semblait rigide comme de l’acier. Avec un des pinceaux il en humecta le bout supérieur puis, sans attendre, plaça verticalement juste au-dessus d’elle — une main basse, l’autre élevée — les bords confondus de deux morceaux de toile appliqués l’un contre l’autre.

Soudain, grêle serpent de Pharaon, le fil dur, s’allongeant de lui-même avec de rapides ondulations serrées, ne cessa de trouer successivement dans chaque sens les deux épaisseurs de linge, exécutant de bas en haut une couture fine et parfaite, merveilleux point devant achevé en moins d’une seconde sur tout le champ disponible. Le phénomène prit fin, et Lucius cassa le fil, dont la portion prisonnière, formant spontanément au ras du tissu, à chacune de ses deux extrémités, une petite boule rappelant un nœud d’arrêt, acquit sur-le-champ une absolue souplesse.

Canterel nous montra la tige blanche, privée seulement de son minuscule fragment humidifié, qu’une combustion sans flamme, déterminée par certaines propriétés chimiques du liquide incolore, avait transformé en fusée.

Lucius, mouillant le nouveau sommet de la tige avec le pinceau d’une autre fiole, tint debout à la place voulue un bord replié de l’ouvrage en train.

S’élevant en spire étroitement tassée, une rapide fusée blanche effectua un point d’ourlet, en perçant deux fois par tour le linge alternativement simple et double.

La cassure faite, les deux boules-obstacles apparurent et la couture s’amollit.

Le maître nous souligna le joyeux empressement du fou, qui travaillait avec hâte à la layette de sa fille, dont il croyait par moments la naissance prochaine, grâce à une déviation de sa pensée lancinante; tous différents, les liquides incolores provoquaient chacun sa fusée propre, génératrice d’un point de couture spécial étiqueté sur le flacon.

Prompte comme l’éclair malgré sa complication relative, la fusée suivante, produite par l’intervention d’un troisième pinceau, exécuta un point arrière, en redescendant sans cesse pour percer un peu au-dessous du dernier trou le double tissu placé sur son par cours — et regrimper aussitôt plus haut qu’avant.

Presque pareille, la quatrième fusée, par l’effet d’un liquide encore inemployé, réussit dans la toile offerte un point piqué, en traversant derechef le premier trou rencontré à chacune de ses descentes, toujours suivies d’une montée de longueur double.

Raymond Roussel

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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