— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

La nuit s’était faite, et la lune, presque ronde, brillait magnifiquement dans un ciel sans nuages.

Foulant derechef les régions basses du parc, nous aperçûmes, à quelque distance d’une rivière bordée de rochers, une vieille pauvresse à tignasse grise, travaillant, assise à une table encombrée, entre une svelte négresse aux bras nus et un bel enfant de douze ans vêtu de haillons.

Canterel nous présenta de loin les trois personnages.

Un dimanche soir, à Marseille, au terme d’une traversée récente, le maître avait remarqué, au milieu d’un rassemblement, une certaine Félicité, sibylle fameuse, en train d’exercer en plein vent, avec l’aide de son petit-fils Luc, l’art de la divination.

Faisant la part du charlatanisme, Canterel, durant la séance, fut souvent frappé par des pratiques vraiment curieuses, qu’il rêva d’utiliser pour divers travaux personnels.

La foule dispersée, il conclut un marché avec la devineresse, pour s’assurer momentanément, sans réserve, son concours et celui de l’enfant.

Amenés à Locus Solus, Félicité et Luc, par leurs bons offices, réalisèrent les espérances du maître, qui leur avait enjoint, en notre honneur, de se tenir aujourd’hui sous les armes.

La négresse était une jeune Soudanaise nommée Siléis.

Nous voyant arriver, Félicité rangea une page qu’elle couvrait mystérieusement de figures et de chiffres.

Ensuite, prenant dans une corbeille, pour les aligner sur la table, quatre œufs de grosseur moyenne dont la coquille, très opaque, semblait épaisse et dure, elle ouvrit la porte d’une grande cage d’où sortit un oiseau à plumage multicolore.

Ayant vaguement, en plus menu, l’apparence majestueuse d’un paon, l’animal nous fut donné par Canterel comme une iriselle — femelle de l’iriseau, gallinacé bornéen qui, appartenant à une espèce mal étudiée, tire son nom des mille tons variés de son tégument.

Prodigieusement développé, l’appareil caudal, sorte de solide armature cartilagineuse, s’élevait d’abord verticalement, pour s’épanouir vers l’avant à sa région supérieure, créant au-dessus du volatile un véritable dais horizontal. La partie interne était nue, alors que, de l’extérieur, partaient de longues plumes touffues rejetées en arrière ainsi qu’une fabuleuse chevelure. Très affûtée, l’extrême portion antérieure de l’armature formait, parallèlement à la table, un solide couteau un peu arqué. Horizontale ment fixée contre le revers du dais par plusieurs vis perçant ses bords, une plaque d’or retenait ballante sous elle, par quelque déroutante aimantation, une lourde masse d’eau qui, pouvant représenter un demi-litre, se comportait, malgré son volume, comme une simple goutte au bout d’un doigt quand approche l instant de la chute.

Arrêtée en face du premier œuf, l’iriselle, s’inclinant comme pour un salut excessif, attaqua doucement la coquille avec le tranchant de sa queue puissante, qu’elle plongeait en avant bien au-delà de sa tête. Rencontrant de la résistance, elle recommença plus sec, sans approcher toutefois de son pouvoir maximum — exécutant d’effarantes contorsions pour faire glisser avec pénétration, sur la solide carapace qu’elle prétendait couper, l’arête courbe du couteau. Ces incohérents brimbalements perturbaient la masse d’eau, qui, furieusement ballottée en tous sens, enveloppait l’œuf puis s’étalait sur la table — ne désertant jamais la plaque d’or, qu’elle suivait en l’air, sans laisser aucune trace humide, chaque fois que la queue reprenait de l’élan.

Après une série d’efforts, d’ailleurs savamment mesurés, la coquille, enfin entamée, montra une légère fissure.

Faisant quelques pas, l’iriselle s’en prit de la même façon au second œuf, dont la coque se coupa d’emblée. Le troisième avant triomphé de tentatives similaires et toujours prudentes, elle éprouva le dernier, bientôt doté d’une mince entaille due à l’engin habituel. Durant l’équipée entière, l’eau, malgré de fantastiques trémoussements, était restée fidèlement collée à la plaque d’or.

Placé dans la cage par Félicité, le seul œuf demeuré intact fut rejoint par l’iriselle, qui se mit à le couver, pendant que Luc allait jeter dans la rivière les trois autres, maintenant sans valeur.

Canterel nous parla du surprenant volatile, qui, derrière les barreaux, attirait encore nos regards intrigués.

À Marseille, Luc, pour un minime salaire, aidait parfois au déchargement des navires, sous l’inquiète surveillance de Félicité. Contribuant un jour, parmi le halètement des grues, à vider les flancs d’un paquebot venu d’Océanie, l’enfant, à son dixième trajet, reparut, au bout de la passerelle, portant sur l’épaule une caisse à claire-voie dont l’intérieur le fascinait.

Comme il courait vers sa grand-mère pour lui faire partager son étonnement admiratif, une fente de la claire-voie livra passage à deux œufs, qui, tombant sans se briser, furent ramassé, par Félicité.

Luc montra dans la caisse, garnie d’eau et de grains, deux oiseaux d’éclatant plumage, ornés d’une queue insolite formant dais au-dessus d’eux. Quelques œufs, entaillés finement, gisaient sous leurs pas; d’autres intacts, composaient, moins les deux récoltés par la devineresse, un étroit groupe régulier, qu’un des captifs alla couver, semblant se remettre avec hâte et satisfaction à une besogne interrompue depuis peu.

Songeant à l’appoint que donnerait à ses séances l’exhibition simple ou complexe d’oiseaux semblables aux deux reclus, Félicité fit couver par une poule les œufs recueillis, dont la coquille, dure et solide, avait si bien résisté à la chute. Un mâle et une femelle naquirent, destinés par la vieille femme à une active reproduction.

Sitôt adultes, les deux volatiles, spacieusement encagés et identiques à leurs auteurs, furent avec succès présentés aux curieux.

Un matin, Félicité vit la femelle, qui venait de se révéler bonne pondeuse, attaquer étrangement un groupe de sept œufs avec certain couteau naturel dont le tranchant, constituant la partie antérieure de sa queue, incisa quatre coquilles.

Trois œufs ayant tenu bon malgré une série d’agressions furent couvés par l’originale bête et ne tardèrent pas à éclore.

La sibylle voulut tirer parti, pour son art, du manège bizarre qu’elle avait enregistré sans en deviner le but.

À toutes les pontes, elle réserva, pour le public chaque fois confondu, le bris partiel des coquilles, prêtant d’avance, à l’occasion de telle anxieuse demande, une signification prophétique au nombre d’œufs appelés à demeurer saufs.

Canterel chercha la cause d’une pareille manœuvre instinctive, accomplie sous ses regards stupéfiés le soir de sa première entrevue avec Félicité.

Patient observateur, il découvrit que les petits, au lieu d’utiliser leur bec, toujours fragile, brisaient la coque, au moment de l’éclosion, avec l’audacieuse lame antérieure de leur queue. D’ailleurs, chez les adultes même, le bec, très court, contrastait par sa faiblesse atrophique avec l’extrême vigueur de l’engin caudal.

En présence du maître, un des iriseaux, ayant une fois à lutter contre un chien, s’était servi de son couteau surplombant comme arme de défense et d’attaque, sans employer ses mandibules. C’est ainsi que devaient agir contre chaque ennemi, dans leurs forêts océaniennes, tous les représentants de l’excentrique espèce en cause.

Canterel comprit que la femelle, pour empêcher des naissances prématurées, éliminait les coquilles relativement frêles, qui se fussent laissé rompre avant l’heure par des petits encore insuffisamment développés et voués dès lors à une vie de rachitisme et de souffrance.

Faisant artificiellement couver, avant l’attrayante défalcation maternelle, tous les œufs d’une ponte, il vit qu’en effet, parvenant à s’évader trop tôt de leur prison, des petits naissaient à jamais grêles et maladifs, alors que d’autres, notablement retardataires, apparaissaient pleins d’exubérante robustesse. Les coquilles de ceux-ci, douées d’une ferme épaisseur, fussent à coup sûr restées intactes sous les heurts judicieusement calculés de la mère, qui, au contraire, eût fatalement coupé celles des premiers, délicates et fines.

Plus que tout, les remuements extravagants de la femelle provoquant ses œufs avaient impressionné Canterel dans son étude des iriseaux. Persuadé que la nature ne présentait nulle part ailleurs semblable mélange indécomposable de déhanchements et de soubresauts, le maître voulut profiter de l’aubaine pour mettre en complète valeur certaine propriété troublante possédée par l’objet d’une récente découverte — dont ce passage d’Hérodote lui avait suggéré la poursuite :

Raymond Roussel

Locus Solus

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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