— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Laissant libres différentes places formant des lettres majuscules pareilles à celles des clichés typographiques, Félicité, préalablement, avait badigeonné chaque ortie au pinceau avec une mystérieuse drogue incolore, propre à ôter aux feuilles les propriétés envenimantes dues à une sécrétion de leurs poils. Toutes fort plates grâce à un tri soigneux, les plantes, pour le coup à porter, ne donnaient le choix qu’entre deux côtés, préparés chacun de même. Fustigée, la peau de Luc, subissant l’effet irritant des seuls endroits géométriquement épargnés par l’enduit, offrait aux yeux, dans un bref délai, une rouge formule incisive semblant conçue par le cerveau de l’inoffensif tortionnaire, dont elle trahissait la mentalité.

Force indices de défauts et de qualités figuraient ainsi dans la gerbe.

Or on ne pouvait mieux symboliser le paradoxe qu’en entachant de couardise la plus intangible gloire militaire de l’histoire.

Plusieurs traits déconcertants, lancés sur l’iriselle par Lelutour imperturbable, avaient guidé Félicité pour la nomination mentale de l’ortie fatidique.

Rangeant sa gerbe, la sibylle sortit d’une étroite et haute boîte de vieux cuir au couvercle absent un grand jeu de tarots — et posa l’un d’eux à plat, le dos touchant la table. Avant peu une musique argentine s’échappa de la carte, bien que nulle épaisseur anormale n’autorisât la présence d’un mécanisme intérieur. Adagio incohérent, semblant dû au caprice improvisateur de créatures vivantes, l’air, empreint d’une bizarrerie exempte de toutes fautes harmoniques, se déroulait avec mollesse.

Un second tarot, prenant place près du premier, engendra un motif plus alerte. D’autres, mis successivement sur table, jouèrent tous leur morceau discret aux sons purs et métalliques. Pareil à un orchestre indépendant, chacun, une fois couché, attaquait tôt ou tard sa symphonie, traînante ou vive, sombre ou joyeuse, dont l’imprévu, presque hésitant, trahissait le faire personnel de sujets animés.

Jamais aucune infraction aux règles ne froissait l’oreille, déroutée seulement par la multiplicité de ces ensembles divers, trop faibles au reste pour provoquer par leur simultanéité un gênant charivari.

La flagrante localisation des sons mettait l’esprit en demeure d’admettre, contre toute vraisemblance, l’emprisonnement dans chaque tarot d’un appareil musical miraculeusement plat.

Pendant que Félicité continuait son manège, étalant cote à côte au hasard, la face principale en vue, l’ermite et le soleil, la lune et le diable, le bateleur et le jugement, la papesse et la roue de fortune, Canterel ouvrait, après l’avoir prise sur la table non loin d’une spatule d’ivoire, certaine boîte ronde en métal, pleine d’une poudre blanche qu’il nous donna pour la reproduction fidèle d’un des fameux placets de Paracelse, préparations imaginées pour obtenir par sécrétion des sortes de remèdes opothérapiques.

La spatule lui servit à prélever dans la boîte puis à étendre en couche légère sur l’avant-bras de la négresse Siléis une dose de poudre qui recouvrit une importante surface de peau.

Puis le maître attendit l’effet de sa médication externe, pendant que Luc ramassait une gaine de serge noire, contenant un grand objet plat jusqu’alors debout sur le sol contre un des pieds de la table.

Les tarots, exhalant à l’envi force notes cristallines et charmeuses, donnaient un ample concert hétéroclite, tous abattus maintenant par Félicité, qui, tendant l’oreille pour comparer le talent de chacun, entreprit d’éliminer ceux dont le rythme trahis sait de l’apathie — les réduisant brusquement au silence par la simple action de les remettre debout dans sa main. Bientôt les plus délurés seuls restèrent actifs — — puis, ramassés un par un à leur tour, laissèrent la place entière à la maison-Dieu, tarot dont l’allegro vivace primait tout par son brio joyeux.

Douée d’une étrange puissance de pénétration, la poudre s’insinuait rapidement dans la peau de la Soudanaise. Quand le dernier grain fut absorbé, Canterel fit un signe à Félicité, qui, penchée vers la table, chanta tout près de la maison-Dieu un tendre motif mélancolique. Interrompant aussitôt son allégro, le tarot, délaissant toute combinaison harmonique, joua sans faute en pleine sonorité, à la fois dans l’aigu et dans le grave à deux octaves d’intervalle, l’air qu’on lui soufflait…

Des les premières notes, huit cercles lumineux vert émeraude, plus petits que des bagues, étaient apparus, horizontalement, au-dessus du tarot, privé de tout lien visible avec eux. Sortes de minces halos dominant de trois millimètres la surface coloriée, ils marquaient les centres de huit pareils carrés imaginaires qui, allant deux par deux, eussent servi à morceler symétriquement l’aire entière de la carte.

Indéfiniment Félicité répéta ses seize mesures, entraînant à sa suite les mystérieux et dociles exécutants tapis dans le tarot. Les halos, très intenses, engendraient un puissant éclairage vert; il semblait que la mélodie même attisât sans cesse leur feu énigmatique allumé par elle seule.

Luc, sur un mot brusque de Canterel, sortit du souple sac de serge un tableau luxueusement encadré, qu’il offrit directement aux regards de Siléis.

La lune éclairait splendidement la toile, signée Vollon et frappante de relief. Dans un décor africain, une jeune danseuse de race noire, en train d’exécuter un pas tendant vers quelque monarque sauvage installé à droite au milieu de ses principaux chefs, portait séparément en périlleux équilibre au sommet de sa tête et sur le plat de ses mains trois corbeilles simples, contenant chacune un lourd stock de fruits indigènes disposés en pyramide élancée. Une grosse baie rouge, en quittant par accident le monceau de la main gauche, terrifiait la ballerine, vers qui fonçaient, l’arme au poing, deux exécuteurs nègres au geste léthifère. L’œuvre entière avait une rare énergie, et l’expression de frayeur donnée aux yeux de l’almée atteignait un suprême degré d’intensité; mais les fruits surtout faisaient valoir les dons spéciaux du créateur fameux de tant de natures mortes; ils sortaient de la toile, et, à mi-chemin du sol, la baie fugitive était d’un pourpre éblouissant.

Tout à coup, attirant nos regards par un sourd gémissement, Siléis subit une terrible crise. Fixant assidûment sur le tableau ses yeux agrandis par l’horreur, elle râlait d’épouvante, la respiration courte et le visage convulsé. Canterel, épiant avec une joie visible ces symptômes brusques, nous montra que, sous l’empire de l’effroi, la Soudanaise, dont il soulevait le bras nu, avait très fortement la chair de poule.

Les mains à demi fermées, Félicité portait maintenant la maison-Dieu bien à plat sur l’extrême bout de ses dix doigts, groupés et un peu arrondis. Appliquée à rechanter sans trêve la même cantilène tout contre le tarot musical, qui en continuel fortissimo la ressassait avec elle, la vieille femme maintenait les halos dans leur étincelante vigueur.

Baissant la tête pour regarder par en dessous, non sans le tenir avec ses deux mains horizontalement distantes, le bras de Siléis toujours médusée au même point par le tableau, Canterel, au moyen d’une lente descente, approcha d’un halo d’angle, jusqu’à effleurement, la portion d’épiderme tout à l’heure cachée par la poudre blanche.

En observant à sa manière, nous vîmes se creuser dans la peau, sans douleur apparente ni effusion de sang, une cavité profonde affectant la forme d’un cône dont le brillant cercle vert eût constitué la base.

Bientôt, du sommet de cette forure, un globule rouge tomba sur la maison-Dieu, salué par une triomphante exclamation de Canterel, qui leva un peu le bras de la Soudanaise, pour l’abaisser derechef après un léger déplacement horizontal.

Au-dessus du même halo, une nouvelle cavité béa, qui, faible ment distante de la première, déjà contractée à demi, fournit à son tour un globule rouge. De nombreuses manœuvres semblables se succédèrent prestement. Sans franchir les limites du champ qu’avait recouvert le placet de Paracelse, le maître, fidèle à son énigmatique stratagème, ouvrait, de-ci, de-là, des cavités dans la peau de Siléis, procédant toujours, avec le bras noir maintenu sans cesse parallèle au tarot, par montées ou descentes rigoureusement verticales. Toutes identiques, les enfonçures coniques se refermaient doucement sans laisser de trace, après avoir libéré chacune un globule rouge, qui s’affalait sur la carte en passant par le centre exact du même halo vert. Canterel agissait avec hâte, comme pour mettre à profit le fugace phénomène de petite mort dû à la peur mortelle qu’inspirait encore à la Soudanaise l’aspect du tableau de Vollon. Les globules, en tas allongé, se réunissaient au milieu de la maison-Dieu, toujours aussi ardente à lancer crânement aux échos, pendant que luisaient de plus belle ses huit halos verts, le thème éternellement repris par Félicité.

Enfin Canterel marqua le terme de l’expérience en écartant, pour l’abandonner aussitôt, le bras de Siléis, qui, ne voyant plus la toile tragique, vivement rengainée par Luc, retrouva son calme au moment où une attaque nerveuse paraissait imminente.

Comme Félicité avait soudain cessé de chanter, le tarot, désemparé, cherchait vainement à poursuivre sans guide l’exécution de la cantilène. Après d’infructueux efforts pour ressaisir le fil de la phrase musicale entamée, il retomba dans son ancienne étrangeté symphonique, et les halos s’éteignirent.

Canterel, marchant vers la rivière, nous pria de ne pas quitter un instant des yeux, en vue d’un futur témoignage, l’ensemble des globules rouges. Nous le suivîmes, entraînés par Félicité, qui, avec précaution, tenait toujours horizontalement, sur le bout de ses dix doigts, la maison-Dieu, vers laquelle convergeaient nos regards dociles.

Arrivés, au bout d’une cinquantaine de pas, devant les rochers de la berge, nous dûmes, sur injonction du maître, constater chacun à tour de rôle, pendant que les autres continuaient d’épier les globules, l’absolue vacuité d’une petite excavation artificielle, qui, point d’aboutissement d’une mèche d’amadou assez longue, était disposée en trou de mine.

Penchant en bonne place, dans le sens voulu, la maison-Dieu dès lors silencieuse, Félicité laissa rouler tous les globules jusqu’au fond de l’antre minuscule, et Canterel, après avoir mis le feu au bout libre de la mèche, nous ramena prudemment, en nous annonçant une explosion prochaine, jusqu’à la table récemment quittée.

Là, pendant la lente combustion de l’amadou, le maître, pour nous faire prendre patience, nous mit au fait des événements suivants.

Voyant un matin, dans une des belles rues de Marseille, une montre plate exposée de profil derrière la vitre du grand horloger Frenkel, l’inventive Félicité, stupéfiée par l’évidente présence d’un mécanisme complexe dans un boîtier d’épaisseur nulle, avait voulu enrichir ses séances d’un mystérieux attrait, basé sur une application outrancière du procédé compresseur : une fois pour vus tous intérieurement d’un mince appareil musical impossible à deviner, certains vieux tarots, dont elle usait chaque jour, fourniraient à ses périodes prophétiques de précieux éléments nouveaux, subordonnés à la nature et au rythme des airs.

Mais, pour qu’on pût l’attribuer, comme l’exigeait le but pour suivi, à une intervention magique de puissances extra-terrestres, il fallait que, partant d’elle-même pour éviter une manœuvre de ressort qu’éventeraient vite des yeux forcément en éveil, la musique affectât une espèce d’incohérence fortuite excluant tout morceau normal. La sibylle songea que seules des créatures vivantes, enfermées dans la carte même, lui donneraient, selon son vœu, un continuel imprévu dans l’exécution, joint à une absolue spontanéité d’attaque.

Cinq étages au-dessous de sa mansarde, logeait dans une boutique poudreuse le vieux bouquiniste Bazire, acheteur d’innombrables livres de rebut qu’il revendait aux prix d’occasion.

Se rendant chez Bazire, qui voisinait parfois avec elle, Félicité s’enquit, en vue de son projet, d’un ouvrage concernant les insectes.

Le vieillard lui remit plusieurs traités d’entomologie bien illustrés, qu’elle put feuilleter à loisir.

Après diverses recherches, elle tomba sur le portrait de l’émeraud, qui retint son attention par l’extrême platitude de son corps.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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