— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

Confirmant d’intimes conjectures, ces apparitions linéaires lui montrèrent comment les cônes, livrant en pleine rotation leur surface entière au frottement de l’air enfermé dans le réduit sphérique, engendraient lumineusement leurs doubles nets et complets, prompts à s’éteindre au premier temps de repos. Attribuant à quelque différence de matière le contraste des deux nuances enfantées, Canterel, avec un fin pinceau, déposa une goutte de certaine préparation sur chaque cône — et eut en effet deux réactions chimiques dissemblables.

Chaque émeraud, mis droit ou obliquement, de côté ou à l’envers, portait toujours son halo de même, comme une auréole parant le sommet de sa tête — les deux doubles cônes semblant se mouvoir autour d’un seul long pivot idéal.

Le maître, cherchant la cause de cette constance dans l’orientation relative de la figure phosphorescente, perçut un léger écart de tons différenciant les deux hémisphères du réduit, faits de deux substances blanches distinctes. Il les sépara au moyen de son scalpel puis en arracha les cônes et les nerfs, possédant, dès lors, deux calottes finement percées aux pôles, dont l’une montrait toujours la délicate fenêtre pratiquée en vue des précédentes observations.

Promenant tour à tour les deux légers objets à travers les cônes de lumière créés, aux sons des Campanules d’Écosse, par un émeraud vivant, Canterel, à l’aide de sa loupe, vit que, doué d’une transparence particulière dont jouissaient d’ailleurs maints autres corps déjà essayés, l’hémisphère supérieur ne troublait en rien la figure, aussi insoucieusement immuable qu’un rais de soleil où l’on agite une lame de verre. Par contre, l’hémisphère inférieur portait le désarroi partout, obstacle infranchissable contre lequel butaient pêle-mêle les atomes lumineux, qui trouvaient là non pas seulement l’étanchéité parfaite mais l’antipathie et le refoulement. Ainsi s’expliquait comment, jouant dans la tête de l’insecte un rôle de réflecteur, la moitié basse du réduit sphérique, légèrement douée au reste d’une courbure spéciale très amplificatrice, dardait sans cesse loin d’elle l’ensemble de la figure brillante.

Les divulgations du verre grossissant mettaient en relief la raison, mystérieuse pour l’œil nu, de l’apparition des cavités dermiques : rendu perforant par la giration, le cône aérien supérieur enfonçait sa pointe dans un pore, qu’il distendait impérieusement.

Étonné d’abord qu’une simple luminosité impalpable eût la force d’entamer une peau, Canterel se souvint qu’en Amérique, suivant de sérieux témoignages, certain fétu de paille, doué par un terrible ouragan d’un vif mouvement de rotation, s’était de lui-même fiché profondément dans le bois d’un poteau télégraphique.

Un rapide tournoiement pouvait donc permettre à un corps fragile de vaincre plus dur que lui, et le fait, dans le cas présent, frappait d’autant plus qu’en l’effleurant de côté la peau, comme une foule d’autres substances, demeurait transparente à la luminosité.

Constatant que les cavités ne saignaient jamais grâce à la délicatesse inimitable du procédé perforateur, Canterel évoqua soudain une particularité touchant les célèbres placets de l’alchimiste Paracelse, qu’il regardait avec admiration, charlatanisme à part, comme l’un des plus puissants esprits du XVIe siècle.

La théorie des placets, si proche, malgré sa grossière base métaphysique, des modernes thèses scientifiques sur les vaccins et l’opothérapie, lui apparaissait surtout comme un génial aperçu prodigieusement précurseur.

Paracelse considérait chaque composant du corps humain comme une individualité pensante, qui, ayant en propre une âme observatrice lui permettant de se connaître mieux que quiconque, savait, en cas de maladie, quel remède pouvait la guérir, n’attendant, pour faire des révélations sans prix, que des questions habilement posées par un pénétrant médecin bornant sagement là son vrai rôle.

Partant de cette idée, l’alchimiste avait élaboré, sous le nom de « placets », un certain nombre de poudres blanches, douées de différents effets définis.

Chacune, chargée d’une mission interrogative, agissait spécialement sur tel organe, prompt à sécréter alors une substance inconnue qui, facile à recueillir, constituait, sous forme de réponse, le remède réclamé.

L’appellation, prise dans le sens latin strict « Plaise à… », trahissait à elle seule l’essence métaphysique de la conception. C’était en humble solliciteur que Paracelse, avec conviction, s’adressait aux organes, envisagés comme de mystérieuses puissances voulant être amadouées.

Tel placet influençait le foie, qui, dès lors, versait dans le sang, où l’on pouvait s’en emparer, une substance apte à vaincre les troubles hépatiques; tel autre incitait l’estomac à livrer, par la même voie, une drogue efficace contre toute dyspepsie; un troisième adjurait le cœur de fournir l’essence souveraine à donner aux cardiaques.

Exhorté de la sorte par son placet particulier, chaque élément corporel d’un sujet sain fabriquait certain ingrédient, que Paracelse captait pour l’administrer aux malades.

Exceptionnellement, au lieu de s’avaler, plusieurs placets jouissaient d’un mode d’application direct.

C’est ainsi qu’étendue sur l’œil même, tenu pour une personnalité sagace, une des poudres-suppliques procurait, en flux lacrymal, un collyre universel — et qu’une autre, en recouvrant la peau, entité clairvoyante, suscitait par suppuration un baume radical pour toute affection cutanée.

En fait, cette méthode ne portait sûrement aucun fruit, vu les spéculations toutes dogmatiques de Paracelse, qui, de bonne foi, pensait consulter de sages intelligences et récolter leurs instructions.

Nulle vertu curative ne pouvait échoir aux sécrétions provoquées par les fameuses poudres — inoffensifs excitants, effectivement topiques, dont les formules nous sont parvenues. Malgré sa stérilité, l’idée offrait un suprême intérêt en tant qu’avant-courrière du système qui, plus tard, avec Jenner puis avec Pasteur, devait révolutionner la thérapeutique. Paracelse, d’après Comte, eût représenté l’époque théologique du principe des vaccins, arrivé dans la suite, après une insensible transition métaphysique, à sa période positive.

L’assurance, studieusement acquise, que le mot “placet”, au XVIe siècle déjà, servait à désigner une requête confirma, pour Canterel, la croyance de Paracelse au libre arbitre des souveraines puissances qu’il implorait.

Or, dans son De vero medici mandato, volumineuse monographie de ses placets, Paracelse, entre cent exemples, cite ce fait marquant.

Spécialement intéressé, au seul point de vue dialectal, par une tribu nègre de l’Ouest-Africain, l’explorateur Lethias, ami de l’alchimiste, en avait ramené, sous le nom de Milnéo, le plus intelligent sujet, qui, apte à lui permettre de continuer à domicile des études idiomatiques entamées sur place, ne s’était résigné à le suivre que sous condition de s’adjoindre sa compagne noire Docenn.

Depuis longtemps, Milnéo souffrait de certaine dermatose endémique dans sa contrée natale. Revenu en Europe, Lethias, en vue d’un traitement, conduisit son protégé à Paracelse, qui, stricte ment esclave de sa doctrine, estima qu’une peau nègre ne pouvait guérir que sous l’action d’un remède livré par une de ses pareilles.

Il appliqua sur le bras de Docenn, toute désignée pour l’expérience en tant qu’issue de la même tribu que Milnéo, une dose du placet ad hoc.

Bientôt commença une suppuration dont le coloris inusité justifia le choix d’un sujet de race noire en dénotant une réaction autre que celle des peaux européennes. Dans l’humeur, Paracelse remarqua pour la première fois des globules rouges qui, soumis à l’analyse, lui donnèrent principalement, à sa grande surprise, « charbon, soufre et salpêtre », éléments de la poudre à canon, telle que Roger Bacon l’avait inventée trois siècles avant. Mais, détrempés par la sécrétion qui les avait amenés, les minuscules grains restèrent privés de tout pouvoir détonant, même après diverses tentatives de dessiccation.

Estimant que l’obtention d’une retentissante explosion donnerait un vif relief à sa découverte, dont l’imprévu l’enorgueillissait, l’alchimiste voulut savoir si la formation du pulvérin précédait la venue du suintement humidifiant. Une conclusion affirmative s’imposa quand, au cours d’une nouvelle expérience, il recueillit plusieurs globules vierges de toute humeur, en fouillant avec de délicats instruments d’acier, peu après la pose du placet, la peau de Docenn, qui, dure au mal, se laissa faire sans plaintes. Mais ce mode d’extirpation entraînait une effusion de sang dont Paracelse, malgré d’infinies précautions, ne put jamais garantir les globules, dès lors inondés et perdus.

Entre-temps, l’alchimiste, employant l’humeur comme calmant telle que la fournissait la peau sollicitée, avait guéri Milnéo — dont le mal évidemment s’était apaisé de lui-même.

Méditant l’anecdote, Canterel avait composé le placet en cause, dont la formule, prise dans la monographie, indiquait à doses précises, comme substances fondamentales : hydrate de sodium, anhydride arsénieux, chlorure d’ammonium, silicate de calcium et nitrate de potassium.

Par curiosité il l’étendit sur la peau d’un noir — et trouva, dans la suppuration prévue, maints globules donnant essentiellement, à l’analyse, les trois substances nommées par l’alchimiste.

Songeant que l’organisme humain recèle du carbone et du soufre, le maître comprit vite le phénomène. Éléments du placet, qui riche en nitrate de potassium fournissait directement le salpêtre, l’hydrate de sodium et l’anhydride arsénieux, extrêmement avides l’un de carbone, l’autre de soufre, captaient les parcelles de ces deux corps éparses dans le derme.

Or le pigment spécial qui colore les peaux nègres, doué de nombreuses affinités chimiques, attire sept corps divers, dont l’hydrate de sodium, l’anhydride arsénieux et le nitrate de potassium. Subjugués par lui en même temps que le salpêtre, l’hydrate de sodium et l’anhydride arsénieux apportaient leur récente réserve de carbone et de soufre — et de ces accointances fortuites naissaient les globules, grâce à quelque interne mouvement pétrisseur de la peau en travail préparant sa suppuration.

Le rôle capital que jouait le pigment expliquait l’absence, vérifiée par Canterel, de tout globule mystérieux dans les réactions analogues des sujets de race blanche.

Trouvant, lui aussi, un intérêt puissant à faire exploser un pulvérin de pareille provenance, le maître, employant à son tour de fins outils d’acier, se buta, comme Paracelse, à l’impossibilité d’aller prématurément chercher fort avant dans la peau, sans les tremper d’un sang dû à d’inévitables coupures, les globules sensationnels — mouillés irrémédiablement quand on les recueillait dans l’humeur.

Or voici que l’appareil lumineux des émerauds, par sa façon délicate d’explorer le derme sans ruptures de vaisseaux, pouvait lui permettre d’atteindre son but.

La peau d’un noir, après application du placet habituel, fut attaquée un soir, avant toute suppuration, par huit invisibles pointes lumineuses, aux sons des Campanules d’Écosse doublement exécutées par un rectangle à musique sous la conduite vocale de Félicité, qui employait ainsi, à la demande de Canterel, le seul moyen d’obtenir des émerauds une irradiation intensément perforatrice.

Mais le maître, sa loupe dans l’orbite, vit les cônes éthérés, exempts de troubles, traverser la peau sans l’ouvrir, comme des rayons errant dans du verre. Notoirement moins souple que le nôtre, l’épiderme nègre offrait des pores trop résistants à l’aérienne pointe pivotante, qui dès lors agissait comme avec toute matière transparente à son élément.

D’autres sujets noirs, hommes ou femmes, fournirent les mêmes résultats négatifs.

Raymond Roussel

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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