— Raymond Roussel —

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Raymond Roussel

Locus Solus

Tournant le dos à la rivière, le maître nous entraîna jusqu’à la lisière d’un admirable bois touffu, sous le couvert duquel nous pénétrâmes à sa suite.

Bientôt nous atteignîmes une vaste clairière poétique, où flânait un adolescent au teint aduste, pauvrement vêtu de façon assez voyante, comme ceux qui veulent capter les regards et grouper la foule autour d’eux afin de dérouler un spectacle en pleine rue.

Canterel nous l’annonça, sous le nom de Noël, comme un diseur de bonne aventure parcourant le pays depuis peu.

Ayant eu vent de la présence de Félicité à Locus Solus, Noël, par émulation, était venu la veille donner une séance fort curieuse au maître qui l’avait prié d’exercer aujourd’hui son art devant nous dans cette clairière enchanteresse, saisissant avec joie l’attrayante occasion de nous faire comparer le talent de ces deux augures de grand chemin, si différents par l’âge et par le sexe.

Sac aux épaules comme un soldat, Noël surveillait, en l’appelant doucement « Mopsus », un coq alerte qui, marchant auprès de lui, portait sur le dos son bagage personnel dans une hotte exiguë, fixée par deux lanières embrassant respectivement son cou et ses plumes caudales. Les parois de l’objet, dont la carcasse, légère ment courbe, épousait le corps de l’oiseau, étaient finement faites en un filet très élastique, distendu par l’entassement de maints articles prisonniers, chargés çà et là de métalliques reflets de lune.

Noël mit le coq debout sur une légère table pliante, qu’à notre approche il venait d’installer sur le sol, puis, lui enlevant sa hotte, nous proposa des horoscopes.

Faustine s’avança et, questionnée par l’adolescent, dit l’année de sa naissance, en précisant le jour et l’heure.

Sortant le contenu de la hotte afin de le ranger sur la table, en nous prévenant que pour tous ses agissements il puiserait unique ment à cette réserve spéciale, Noël, consultant un petit livre d’éphémérides trouvé dans le tas, reconnut que la constellation d’Hercule avait présidé avec Saturne aux premiers souffles de la jeune femme.

Il tendit alors à Mopsus, qui la prit dans son bec une longue tige d’acier unie et pointue.

Le coq, gagnant le milieu de la table, se coucha sur le dos, non sans froisser les plumes de son panache, puis saisit dans sa patte droite le fort bout de la tige, dont il dressa verticalement la pointe vers le ciel. Levant à chaque instant les yeux, Noël fit légèrement obliquer la petite lance, qu’il braqua juste sur Saturne, astre éclatant placé presque au zénith. Dès lors, mis par l’acier en communication magnétique avec la planète, l’oiseau devenait clairvoyant pour déchiffrer la destinée de Faustine.

Strictement immobile, Mopsus, repliant sa patte gauche, appuyait sur le milieu de son corps la tige inondée de rayons de lune et tenue fixement sans frissons. Avec une conviction manifeste, il s’imprégna longuement des effluves initiateurs émanant de l’astre visé.

Le coq se releva enfin, après avoir pincé de nouveau avec son bec la tige qu’il rangea dans la réserve d’objets.

Là il s’empara d’un chapelet et l’étendit devant Faustine, en lui désignant clairement un ave.

Apprenant de Noël que Mopsus l’incitait de la sorte à conjurer par une pieuse récitation quelque prochain malheur, Faustine superstitieuse et visiblement troublée par les manœuvres de l’oiseau, prit l’ave dans ses doigts et murmura la prière prescrite.

Dans le butin de la hotte, près d’une longue boîte en verre contenant une provision de pailles rendues spongieuses, nous dit-on, par une habile préparation, brillait une petite sphère de cristal presque pleine d’un liquide rouge vif — et pourvue, en guise de goulot, d’un mince tube droit de même matière. Ouvrant la boîte, Noël prit une paille et, sans laisser de jeu, l’enfonça légèrement dans l’extrémité du tube, à la place d’un étroit bouchon de liège qu’il venait d’enlever.

Mopsus, penchant la tête pour saisir le tube dans ses mandibules, offrit le tout à Faustine, qui, sur l’ordre du jouvenceau, agrippa la sphère à pleine main.

Bouillonnant sous l’action de la chaleur, le liquide monta dans le tube — puis dans la paille, qui, peu à peu, s’imprégna entièrement de rouge à son contact jusqu’aux deux tiers de sa hauteur. L’ascension terminée, le coq reprit l’objet et vint le rendre à Noël, qui, attendant un moment le retour du liquide, vite refroidi, enleva la paille pour replacer le bouchon.

Mise en demeure par l’adolescent de penser, sous forme de question, à quelque événement propice ou néfaste qui, intéressant ses jours passés, présents ou futurs, lui suggérât, même accompli, un doute angoissant, Faustine, s’avouant insuffisamment éclairée, voulut et obtint des exemples nettement explicatifs.

Dans le temps révolu, elle pouvait choisir comme fait heureux :
“Ai-je eu ainsi que je le crois, venant de telle part, un amour réciproque et sincère ?”
… et comme incident funeste :
“Ai-je eu selon mes craintes, en certaine occurrence, le blâme inavoué de tel cœur attaché au mien ?”
L’heure actuelle comportait des demandes analogues, et l’avenir offrait une aire sans limites aux formules interrogatives.

Ayant réfléchi un moment, Faustine dit que sa question était mentalement posée.

Le jeune garçon prit à deux doigts, pour le jeter en l’air presque aussitôt, un dé à jouer de vieil ivoire, qui monta haut en tournoyant et retomba au milieu de la table. La face supérieure portait en rouge, outre le chiffre 1 marqué dans un angle, cette phrase brève : “L’ai-je eu ?” tracée en fins caractères d’écriture semblant formés par des veines de l’ivoire.

Noël dit à Faustine que d’après la révélation du dé elle avait évoqué interrogativement dans le passé une circonstance avantageuse. Inclinant le visage en signe d’affirmation, la jeune femme, anxieuse et désappointée, demanda vainement la réponse à l’adolescent, qui d’ailleurs n’avait jamais prétendu la donner. L’intime nature de la question émise par l’esprit du sujet ayant une profonde importance, que nous devions comprendre sous peu, le but du dé, essentiellement magique suivant Noël, était seulement de pénétrer la pensée en jeu avec une sûreté infaillible, sans laisser le champ libre, comme l’eût fait une information directe, à quelque mensonge taquin propre à déjouer exprès les combinaisons de l’opérateur.

En parlant, Noël nous mettait le dé sous les yeux. Paraissant veiné par les lettres, l’ensemble des six faces, numérotées en angle de 1 à 6, montrait isolément ces trois formules : “L’ai-je eu ?” — “l’ai-je ?” — “l’aurai-je ?” une fois en rouge, l’autre en noir, chacune occupant la plate antipode de sa pareille. Le choix d’un incident fortuné ou contraire était révélé au jouvenceau par la présence sur la face gagnante d’une inscription rouge ou noire — le côte chronologique du renseignement se trouvant subordonné au temps du verbe. Partout le chiffre suivait la teinte de la formule.

Noël ouvrit un long volume étroit à luxueuse reliure bleue, vieille et usagée, sorte de code cabalistique dont il nous donna le secret. Le livre entier se divisait en groupes de six pages qui, se rapportant chacun à telle constellation, n’offraient que des paragraphes indépendants et courts, dont les quelques lignes renfermaient, sous forme de parabole plus ou moins obscure, une destinée humaine. Ces chapitres égaux avaient tous leur pagination individuelle.

Rapidement l’adolescent parcourait le livre, fait de magnifique vélin maintenant sale et usé comme la reliure. Tous les trois feuillets, à droite, un nom de constellation inscrit de biais, en haut, dans le coin extérieur, tranchait par ses grosses capitales avec le texte même, prodigieux de finesse. Noël, lisant ces titres, s’arrêta sur “HERCULE”, dont les étoiles avaient, d’après ses recherches, signalé, en compagnie de Saturne, la naissance de Faustine — et déclara que sur les six pages du chapitre en cause la première seule pouvait contenir la sentence cherchée, selon le dé, qui, ayant achevé sa mission par cette désignation due au gain de la face 1, fournissait un mode d’investigations fort juste. Un examen sérieux du livre eût en effet montré six différents genres d’esprit régentant respectivement les pages correspondantes de chaque chapitre; une frappante analogie de pensée mariait donc entre elles toutes les pages 1; dans l’ouvrage entier les pages 2 également constituaient une sorte de famille homogène, et il en allait de même, sans lacune, jusqu’à l’ensemble des pages 6. En préférant le passé, le présent ou l’avenir pour situer son interrogation secrète, le sujet projetait sur son caractère intime une précieuse lumière, complétée par son choix d’un événement bon ou défavorable. Optimisme, timidité, hypocondrie, défiance, témérité, scrupule, prévoyance transparaissaient finement dans la question intérieure que devinait le magique dé infaillible. Imposant, vu le moyen d’enquête adopté, le sextuple assortiment des pages, l’étude approfondie de ces sentiments multiples avait servi de base à la composition du texte cabalistique. Le chapitre une fois désigné par les astres, le numéro de la face d’ivoire gagnante devenait celui du folio à scruter.

Noël posa en ligne bissectrice sur la page 1 du chapitre d’Hercule la paille récemment rougie aux deux tiers par le liquide sensitif de la sphère en cristal. Exactement aussi long que la portion imprimée, le mince fétu aboutissait sans empiétement aux deux marges haute et basse; partant de la première ligne, sa section rouge finissait vers le milieu d’un paragraphe que le jeune garçon toucha du doigt. Là résidait le destin de Faustine.

Le procédé indicateur, cette fois encore, était rationnel. De la vitalité du sujet et de son tempérament dépendait en effet l’ascension plus ou moins hardie, au sein de la paille neuve, du liquide rouge dont la trace culminante désignait l’alinéa fatidique. Or, du début à la fin de chaque page, la rédaction des paragraphes comportait un crescendo régulier, concernant l’exaltation artistique, patriotique ou amoureuse enclose dans les récits paraboliques. C’est pourquoi, dans son geste investigateur, Noël plaçait en haut le côté rouge du fétu. Après chaque séance, le jouvenceau, pour remplacer la dose bue par la paille, reversait dans la sphère, en nombre voulu, des gouttes de liquide rouge, sans lesquelles l’enquête subséquente se fût trouvée faussée.

À l’aide d’une loupe, Noël nous lut ainsi le mystérieux passage, que Mopsus parut écouter attentivement :

Dans la cour de son palais de Byzance, la courtisane Chrysomallo se fit hisser par ses gens sur son fier cheval noir Barsymès, qui piaffait d’impatience sous un royal harnachement. Puis elle sortit, radieuse, pour une libre course à travers plaines et forets. Vers le soir, presque au moment de tourner bride pour regagner sa demeure, elle sentit son éperon qui, de lui-même, piquait régulièrement à coups pressés le flanc de sa monture. Basymès s’élança au galop sans que rien pût l’arrêter. Quand vint la nuit, le chemin s’éclaira d’une lueur verdâtre suivant partout l’amazone. Cherchant le point d’où rayonnaient ces feux, Chrysomallo aperçut son éperon qui, luisant d’un éclat glauque, illuminait les alentours, entraînant toujours son pied malgré elle pour creuser chaque fois davantage la plaie sanglante du cheval. Cette fuite éperdue se prolongea des années. L’éperon, qui frappait sans trêve, gardait pendant le jour sa clarté blafarde, que la nuit rendait fulgurante. Et à Byzance nul ne revit jamais Chrysomallo.

L’adolescent interpréta clairement le récit.

Raymond Roussel

Locus Solus, texte intégral

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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