— Locus Solus —

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Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

Pareille à Chrysomallo partant gaiement en promenade, Faustine commencerait, joyeuse, une intrigue pleine de promesses avenantes. Mais son amour, jugé d’abord par elle-même frivolement superficiel, deviendrait avant peu tenace et tyrannique, en s’imprégnant de torturante jalousie. Symbole de ce talonnant amour qui, en dépit de nombreux efforts refrénateurs, entraînerait à jamais sa victime dans de fatales voies inconnues, l’éperon, par son glauque rayonnement éclairant la route aux heures noires, figurait la lumière tragique et pénétrante qu’une grande passion répand malgré tout sur les pages sombres d’une vie.

Maintes folies faites dans le passé, au cours de retentissantes idylles, par Faustine, citée pour la légèreté de ses mœurs, donnaient à la prédiction un singulier à-propos.

Impressionnée, la jeune femme, sous l’empire de sa brûlante nature, accueillit avec ivresse l’idée d’une puissante flamme unique l’accaparant tout entière et dardant sur son existence, fût-ce au prix de mille tourments, les clartés qu’annonçait l’éperon.

Noël ne put s’empêcher de rire en voyant le coq offrir avec insistance à Faustine, par de comiques mouvements de bec, une fleur de sauge prise à une petite branche provenant de la hotte. L’intéressée accepta le talisman, destiné, d’après l’adolescent, à restreindre un peu les conséquences douloureuses de son futur penchant.

Articulant nettement pour son coq le nom de Faustine, le jeune garçon mit debout sur la table un frêle chevalet métallique puis y plaça, comme une toile, certaine feuille d’ivoire mince et haute. Mopsus se posta devant, à courte distance, et, pris d’un tic étrange, remua plusieurs fois la tête brusquement, non sans tordre et congestionner son cou. Après un moment d’immobilité, il ouvrit largement le bec et projeta en avant, par une vigoureuse toux volontaire, une minime dose de sang qui, venue du fond de son gosier, atteignit à gauche le haut de la plaque d’ivoire, où parut un petit F rouge majuscule.

Toussant exprès de nouveau, mais en visant plus bas, le coq, par un second envoi de sang, traça un A juste au-dessous de l’F. Sortant toutes formées du gosier, les lettres s’imprimaient d’un coup.

Le même manège réitéré six fois encore créa d’autres majuscules sous les précédentes, et finalement ce nom : “FAUSTINE” se trouva inscrit verticalement contre le bord gauche de la feuille d’ivoire.

Noël satisfit alors notre curiosité visiblement éveillée.

Frappé par l’intelligence de son coq savant, qu’il avait longue ment éduqué, l’adolescent s’était dit qu’au lieu des paroles purement mécaniques habituelles aux perroquets on eût obtenu des phrases pensées et voulues si Mopsus avait pu s’exprimer.

Mais, privé de certaine particularité anatomique dévolue aux oiseaux parleurs, l’animal était resté rebelle à toute instruction oratoire, et sa patte s’était refusée à manier le crayon quand Noël, à bout de ressources, avait songé à l’écriture.

Le jouvenceau avait donc abandonné son projet — lorsqu’une circonstance fortuite lui indiqua un singulier moyen de réussir.

Un matin, suspendant ses continuelles déambulations, Noël, installé dans une auberge de village, déjeunait en silence, pendant que Mopsus errait auprès de lui. Brusquement deux garçonnets, fils de l’hôte, firent irruption en se poursuivant avec des rires, tout entiers à la passion de leur jeu. Le premier, en courant, heurta violemment la table de Noël, renversant une salière à compartiment double posée juste au bord. Pendant que le sel tombait en cascade jusqu’au plancher, le poivre, plus ténu, formait à côté un nuage léger qui, en descendant, enveloppa la tête de Mopsus, secoué aussitôt par une toux violente. Quittant sa place, l’adolescent, inquiet et prodigue de soins, découvrit que le coq, lançant au loin à tous ses spasmes une faible quantité de sang, teignait le parquet d’étranges dessins géométriques toujours différents.

L’alerte passée, Noël, voulant connaître la cause des curieux crachements rouges, vit, en ouvrant le bec de l’oiseau, que la membrane d’arrière-gorge, fort congestionnée, devait saigner sans peine. Puissamment innervée, la surface était parcourue de frémissements passagers l’ornant de figures multiples, dont les minces traits en relief, plus injectés encore que le reste en raison de l’inconscient effort accompli, se couvraient d’une visible sueur purpurine. Soudain le jouvenceau, s’étant rejeté de côté pour éviter l’effet d’une toux tardive qui ébranla encore le coq, reconnut en la nouvelle marque sanglante dont le plancher se macula aussitôt le dispositif exact vu au dernier moment sur la membrane.

Repris par son ancienne idée, Noël, songeant à utiliser le phénomène pour enseigner l’écriture au gallinacé, commanda un complet alphabet de vingt-six petits cachets dotés chacun d’une seule majuscule creuse. Contre l’usage, les lettres non symétriques étaient mises dans le sens normal en vue d’une reproduction au second degré.

La surface métallique du premier cachet, appuyée quelques instants sur la membrane sensitive, y laissa, une fois ôtée, un A tracé en relief. Bientôt, grâce à un entraînement provenant d’une fréquente répétition de l’expérience, la lettre se constitua d’elle même en excluant tout autre modèle; puis les nerfs, au lieu de remuer fortuitement, obéirent à Mopsus, qui put à sa fantaisie créer ou effacer la voyelle — sans cesse émise par Noël durant ces diverses phases pour marier dans l’esprit de l’oiseau le son et la forme.

Lorsque à tour de rôle tous les cachets eurent servi au même travail, le coq sut amener sur sa membrane telle lettre quelconque prononcée par l’adolescent, qui lui apprit dès lors à tousser volontairement pendant l’instant propice. La congestion se portant sur tout aux parties saillantes, moites de sang, le jaillissement campait toujours la lettre en cause sur le lieu atteint. Puis Mopsus s’habitua, grâce à un complément d’éducation, à déterminer au besoin par un tic du cou un afflux sanguin vers la membrane.

Noël, en quête d’une rigide et lavable surface blanche presque verticale, acquit une feuille d’ivoire qui, dressée sur un petit chevalet, offrit aux lettres rouges un parfait réceptacle.

Entraîné progressivement à syllaber ses lettres puis à composer des mots, Mopsus, en possession d’un langage écrit, exprima ses pensées propres, suivant l’espoir du jeune garçon, qui, enhardi, lui inculqua maintes règles de prosodie, en s’attardant sur l’acrostiche. Désormais, à chaque séance divinatoire, le coq établit une pièce de vers sur le nom du personnage occupant la sellette.

Entre-temps, Mopsus avait travaillé sans relâche, et six alexandrins s’alignaient maintenant sur la plaque ivoirine, formés de petites majuscules rouges égales aux huit premières et projetées une à une. Il avait parfois renouvelé son tic pour entretenir sa congestion gutturale. Deux derniers vers, dus à la même toux fréquente génératrice de lettres sanglantes, finirent un acrostiche mystérieux, commentant avec une étrange profondeur obscure la parabole de Chrysomallo…

Nous le lûmes tous plusieurs fois en même temps que Faustine, qui demeura saisie et rêveuse.

Pendant qu’elle méditait, Noël, rangeant plaque et chevalet, nous présenta un objet léger, formé d’un petit plateau rectangulaire en tulle d’amiante soutenu par le métal très délié d’une carcasse succincte et de quatre pieds. À côté il posa une transparente boîte en mica soigneusement fermée, dans laquelle apparaissait, enroulée maintes fois sur elle-même, une feuille métallique d’épaisseur presque nulle, ajourée avec une finesse telle que seul un fort microscope en eût révélé chaque détail. À l’œil nu on ne pouvait que deviner les contours aériens de cet ouvrage de fée, minuscule cylindre occupant à peine la vingtième partie de son contenant.

Le jouvenceau ouvrit un sac de toile haut de quelques centimètres, d’où il fit choir dans le plateau de tulle, en couche uni forme, du charbon de bois concassé en menus fragments. Puis, frottant une allumette, dont la flamme, promenée sous le plateau, envahit le combustible entier, il établit sur le brasier improvisé la boîte diaphane, qui ne surplomba nulle part.

Après nous avoir enjoint d’épier assidûment le délicat rouleau métallique, prêt à subir une merveilleuse transformation, l’adolescent évoqua tout haut de lointains souvenirs.

Dès sa petite enfance, Noël avait fait l’apprentissage de la vie errante avec un vieil artiste nommé Vascody, qui, s’accompagnant sur la guitare, utilisait pour chanter en plein vent les restes d’une admirable voix de ténor. À la fin de chaque séance, Noël dansait et quêtait.

Pendant les haltes, Vascody charmait l’enfant en lui parlant de sa jeunesse, revenant souvent à certaine période glorieuse où, de vingt à trente ans, il avait triomphé au théâtre. L’apogée de sa courte carrière était marquée par la Vendetta, dont il avait, en 1839, créé à l’Opéra le rôle principal. L’auteur, le comte de Ruolz Montchal, avait précédemment donné à l’Opéra-comique un petit ouvrage : Attendre et courir, composé en collaboration avec Fromental Halévy; Vascody, qui, simple débutant, y tenait un modeste rôle, avait alors frappé par sa belle voix le comte de Ruolz, prompt à le choisir plus tard entre tous comme protagoniste de la Vendetta.

En interprétant cette dernière œuvre, Vascody connut de rayonnants succès. Son organe pur et généreux déchaînait chaque soir l’enthousiasme.

Mais, à la suite d’un accident de larynx, il dut, en plein épanouissement, quitter le théâtre et vivre d’enseignement vocal. Dans l’extrême vieillesse, privé d’élèves, il chanta dans les rues, guitare en main, et recueillit quelques aumônes grâce à de belles notes persistantes.

Conduit un jour à Neuilly par les hasards de son existence nomade, il franchit la grille ouverte d’un jardin et entonna au pied d’une tranquille maisonnette le grand air de la Vendetta.

Au bout de quelques mesures, un vieillard parut sur le seuil en murmurant avec émotion :

« Oh ! cette voix… cette voix… Seigneur, est-ce possible ?… »

Puis, s’avançant, le nouveau venu s’écria soudain en joignant les mains :

« Vascody !… C’est lui, c’est bien lui !… »

Vascody, s’arrêtant court, dit alors tout tremblant :

« Le comte de Ruolz-Montchal !… »

Les deux hommes, en pleurant, tombèrent aux bras l’un de l’autre, bouleversés par les réminiscences de jeunesse qu’éveillait en eux leur vue réciproque.

Introduit dans la maison, Vascody narra sa lamentable histoire à son ami, qui le renseigna ensuite sur sa propre vie.

Poussé vers la chimie par des revers de fortune, à une époque où son œuvre musicale était déjà nombreuse, le comte de Ruolz avait trouvé sa célèbre méthode pour argenter et dorer les métaux puis son procédé pour fondre l’acier. Plus tard il avait inventé son métal phosphoré, aussitôt employé dans la fabrication des canons français.

Actuellement Ruolz venait de réaliser, après plusieurs années de recherches, une nouvelle découverte gardée secrète. Il résolut d’en offrir la primeur à son vieil ami, dont le chant imprévu, avec un charme qui le grisait encore, lui avait joyeusement rappelé l’ancien temps. Le conduisant à son laboratoire, il étala devant lui une couche fine de braise ardente sur un petit plateau en tulle d’amiante muni de quatre pieds — et posa sur ce lit de feu une légère boîte en mica, au fond de laquelle brillait, sous forme de minuscule rouleau, une rigide et féerique dentelle de métal inappréciable pour l’œil nu. La transparence du tulle d’amiante visait à exclure des esprits tout soupçon concernant le stratagème des doubles fonds.

Raymond Roussel

Locus Solus: Passage à vide

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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