Jules Verne

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Jules Verne

Un billet de loterie

Ole Kamp était parti depuis un an. Il l’avait dit dans sa lettre — une rude campagne, cette campagne d’hiver sur les parages de New Found Land ! On y gagne bien son argent, quand on en gagne. Il y a là-bas des coups de vent d’équinoxe qui surprennent les bâtiments, au large des îles, et détruisent en quelques heures toute une flottille de pêche. Mais le poisson pullule sur ce haut fond de Terre-Neuve, et les équipages, lorsqu’ils sont favorisés, trouvent une large compensation aux fatigues comme aux dangers de ce trou à tempêtes.

Du reste, les Norvégiens sont de bons marins. Ils ne boudent point à la besogne. Au milieu des fiords du littoral, depuis Christiansen jusqu’au cap Nord, entre les récifs du Finnmark, à travers les passes des Loffoden, les occasions ne leur manquent pas de se familiariser avec les fureurs de l’Océan. Lorsqu’ils traversent l’Atlantique Nord pour aller de conserve aux lointaines pêcheries de Terre-Neuve, ils ont déjà fait preuve de courage. Pendant leur enfance, ce qu’ils ont reçu de coups de queue d’ouragan, sur la côte européenne, les a mis à même d’affronter les coups de tête des mêmes tempêtes sur le New Found Land. Ils attrapent la bourrasque à son début, voilà toute la différence.

Les Norvégiens ont de qui tenir, d’ailleurs. Leurs ancêtres étaient d’intrépides gens de mer, à l’époque où les Hansen avaient accaparé le commerce de l’Europe septentrionale. Peut-être furent-ils un peu pirates dans les anciens temps; mais la piraterie c’était alors la façon de procéder. Sans doute, le commerce s’est bien moralisé depuis, bien qu’il soit permis de penser qu’il reste encore quelque chose à faire.

Quoi qu’il en soit, les Norvégiens étaient d’audacieux navigateurs, ils le sont aujourd’hui, ils le seront toujours. Ole Kamp n’était pas homme à démentir les promesses de son origine. Son apprentissage, son initiation à ces durs travaux, c’est à un vieux maître au cabotage de Bergen qu’il les devait. Toute son enfance s’était passée dans ce port, l’un des plus fréquentés du royaume scandinave. Avant de prendre la grande mer, il avait été un audacieux gamin des fiords, un dénicheur d’oiseaux aquatiques, un pêcheur de ces innombrables poissons qui servent à fabriquer le stockfish. Puis, devenu mousse, il a commencé à naviguer sur la Baltique, au large de la mer du Nord, et même jusqu’aux parages de l’Océan polaire. Il fit ainsi plusieurs voyages à bord des grands navires de pêche, et obtint le grade de maître, quand il eut plus de vingt et un ans. Il en avait maintenant vingt-trois.

Entre ses campagnes, il ne manquait jamais de venir revoir la famille qu’il aimait, la seule qui lui restât au monde.

Et alors, quand il se trouvait à Dal, quel compagnon digne de Joël ! Il le suivait dans ses courses, à travers les montagnes, jusque sur les plus hauts plateaux du Telemark. Les fields après les fiords, ça lui allait à ce jeune marin, et il ne restait jamais en arrière, à moins que ce ne fût pour tenir compagnie à sa cousine Hulda.

Une étroite amitié s’établit peu à peu entre Ole et Joël. Ce fut par une conséquence tout indiquée que ce sentiment prit une autre forme à l’égard de la jeune fille. Et comment Joël ne l’eût-il pas encouragé ? Où sa sœur aurait-elle trouvé dans toute la province un meilleur garçon, une nature plus sympathique, un caractère plus dévoué, un cœur plus chaud ? Ole pour mari, le bonheur de Hulda était assuré. Ce fut donc avec l’agrément de sa mère et de son frère que la jeune fille se laissa aller sur la pente naturelle de ses sentiments. De ce que ces gens du Nord sont peu démonstratifs, il ne faudrait pas les taxer d’insensibilité. Non ! C’est leur manière, à eux, et peut-être en vaut-elle bien une autre !

Enfin, un jour, tous quatre étant dans la grande salle, Ole dit, sans autre entrée en matière :

—    Il me vient une idée, Hulda !

—    Laquelle ? répondit la jeune fille.

—    Il me semble que nous devrions nous marier !

—    Je le crois aussi.

—    Cela serait convenable, ajouta dame Hansen, comme si c’eût été une affaire discutée depuis longtemps déjà.

—    En effet, et de cette façon, Ole, répliqua Joël, je deviendrais tout naturellement ton beau-frère.

—    Oui, dit Ole, mais il est probable, mon Joël, que je ne t’en aimerai que davantage…

—    Si c’est possible !

—    Tu le verras bien !

—    Ma foi, je ne demande pas mieux ! répondit Joël, qui vint serrer la main de Ole.

—    Ainsi, c’est entendu, Hulda ? demanda dame Hansen.

—    Oui, ma mère, répondit la jeune fille.

—    Tu le penses bien, Hulda, reprit Ole. Il y a beau temps que je t’aime sans le dire !

—    Moi aussi, Ole !

—    Comment cela m’est venu, je ne le sais guère.

—    Ni moi.

—    Sans doute, Hulda, c’est en te voyant chaque jour plus belle, et bonne de plus en plus…

—    Tu vas un peu loin, mon cher Ole !

—    Mais non, et je peux bien te dire cela, sans te faire rougir, puisque c’est vrai ! Est-ce que vous ne vous étiez pas aperçue, dame Hansen, que j’aimais Hulda ?

—    Un peu.

—    Et toi, Joël ?

—    Moi ?… beaucoup !

—    Franchement, répondit Ole en souriant, vous auriez bien dû me prévenir !

—    Mais tes voyages, Ole, demanda dame Hansen, est-ce qu’ils ne te paraîtront pas trop pénibles, une fois que tu seras marié ?

—    Si pénibles, répondit Ole, que je ne voyagerai plus, quand le mariage sera fait !

—    Tu ne voyageras plus ?…

—    Non, Hulda. Est-ce qu’il me serait possible de te quitter pendant de longs mois ?

—    Ainsi, tu vas pour la dernière fois aller en mer ?

—    Oui, mais, avec un peu de chance, ce voyage me permettra de rapporter quelques économies, puisque MM. Help frères m’ont formellement promis de me donner part entière…

—    Ce sont de braves gens ! dit Joël.

—    Tout ce qu’il y a de meilleur, répondit Ole, et bien connus, bien appréciés de tous les marins de Bergen !

—    Mon cher Ole, dit alors Hulda, quand tu ne navigueras plus, qu’est-ce que tu feras ?

—    Eh bien, je deviendrai le compagnon de Joël. J’ai de bonnes jambes, et si elles ne suffisent pas, je m’en fabriquerai en m’entraînant peu à peu. D’ailleurs, j’ai pensé à une affaire qui ne serait peut-être pas mauvaise. Pourquoi n’établirions-nous pas un service de messageries entre Drammen, Kongsberg et les gaards du Telemark ? Les communications ne sont ni faciles ni régulières, et il y aurait peut-être quelque argent à gagner. Enfin, j’ai des idées, sans compter…

—    Quoi donc ?

—    Rien ! Nous verrons cela à mon retour. Mais je vous préviens que je suis bien décidé à tout faire pour que Hulda soit la femme la plus enviée du pays. Oui ! J’y suis bien décidé.

—    Si tu savais, Ole, comme ce sera facile ! répondit Hulda en lui tendant la main. N’est-ce pas à moitié fait déjà, et existe-t-il une aussi heureuse maison que notre maison de Dal ?

Dame Hansen avait un instant détourné la tête.

—    Ainsi, reprit Ole en insistant d’un ton joyeux, l’affaire est convenue ?

—    Oui, répondit Joël.

—    Et il n’y aura plus à en reparler ?

—    Jamais.

—    Tu n’auras pas de regret, Hulda ?

—    Aucun, mon cher Ole.

—    Quant à fixer la date du mariage, je pense qu’il vaut mieux attendre ton retour, ajouta Joël.

—    Soit, mais j’aurai bien du malheur, si avant un an je ne suis pas revenu pour conduire Hulda à l’église de Moel, où notre ami, le pasteur Andresen ne refusera pas de dire pour nous ses plus belles prières !

Et voilà comment avait été décidé le mariage de Hulda Hansen et de Ole Kamp.

Huit jours après, le jeune marin devait rejoindre son bord à Bergen. Mais, avant de se quitter, les deux futurs avaient été fiancés, suivant la touchante coutume des pays scandinaves.

Dans cette simple et honnête Norvège, l’habitude, le plus généralement, est de se fiancer avant de s’épouser. Quelquefois, même, le mariage n’est célébré que deux ou trois ans après. Cela ne rappelle-t-il pas ce qui se passait entre chrétiens aux premiers jours de l’Église ? Mais il ne faudrait pas croire que les fiançailles ne soient qu’un simple échange de paroles, dont la valeur ne repose que sur la bonne foi des contractants. Non ! L’engagement est plus sérieux, et si cet acte n’est pas reconnu par la loi, du moins l’est-il par l’usage, cette loi naturelle.

Il s’agissait donc, dans le cas de Hulda et de Ole Kamp, d’organiser une cérémonie à laquelle présiderait le pasteur Andresen. Il n’y a pas de ministre du culte à Dal, ni dans la plupart des gaards environnants. En Norvège, d’ailleurs, on trouve certaines localités qui s’appellent « villes de dimanche », où s’élève le presbytère, le « proestegjelb ». C’est là que se rassemblent, pour l’office, les principales familles de la paroisse. Elles y ont même un pied-à-terre dans lequel elles viennent s’établir pendant vingt-quatre heures, le temps d’accomplir leurs devoirs religieux. De là, on s’en retourne comme d’un pèlerinage. Dal, il est vrai, possède une chapelle. Toutefois le pasteur ne s’y rend que sur demande et pour des cérémonies qui ne sont point d’ordre public, mais privé.

Après tout, Moel n’est pas loin. Rien qu’un demi-mille — soit à peu près dix kilomètres de France, depuis Dal jusqu’à l’extrémité du lac Tinn. Quant au pasteur Andresen, c’est un homme obligeant et un bon marcheur.

Le pasteur Andresen fut donc prié de venir aux fiançailles, en cette double qualité de ministre et d’ami de la famille Hansen. Elle le connaissait et il la connaissait de longue date. Il avait vu grandir Hulda et Joël. Il les aimait comme il aimait ce « jeune loup marin » de Ole Kamp. Rien ne pouvait lui faire plus de plaisir qu’un tel mariage. Il y avait là de quoi mettre en fête toute la vallée du Vestfjorddal.

Il s’ensuit que le pasteur Andresen prit son petit collet, son rabat de crêpe, son livre d’office, et partit un beau matin, par un temps assez pluvieux d’ailleurs. Il arriva en compagnie de Joël, qui était allé à sa rencontre à mi-route. On laisse à penser s’il fut bien reçu dans l’auberge de dame Hansen, et s’il eut la belle chambre du rez-de-chaussée, avec des branches de genévrier toutes fraîches, qui la parfumaient comme une chapelle.

Le lendemain, à la première heure, s’ouvrit la petite église de Dal. Là, devant le pasteur et sur son livre d’office, en présence de quelques amis et des voisins de l’auberge, Ole jura d’épouser Hulda, et Hulda jura d’épouser Ole, au retour du dernier voyage que le jeune marin allait entreprendre. Un an d’attente, c’est long, mais cela passe tout de même, quand on est sûr l’un de l’autre.

Maintenant, Ole ne pourrait plus, sans un motif grave, répudier celle dont il avait fait sa fiancée. Hulda ne pourrait pas trahir la foi qu’elle avait jurée à Ole. Et si Ole Kamp ne fût pas parti quelques jours après les fiançailles, il aurait pu profiter des droits qu’elles lui donnaient sans conteste : rendre visite à la jeune fille quand il lui conviendrait, lui écrire lorsqu’il lui plairait de le faire, l’accompagner à la promenade, bras dessus, bras dessous, même en l’absence de la famille, obtenir la préférence sur tous autres pour danser avec elle dans les fêtes et cérémonies quelconques.

Mais Ole Kamp avait dû regagner Bergen. Huit jours après, le Viken était parti pour les pêcheries de Terre-Neuve. Maintenant, Hulda n’avait plus qu’à attendre les lettres que son fiancé avait promis de lui adresser par tous les courriers d’Europe.

Elles ne manquèrent pas, ces lettres, toujours si impatiemment attendues. Elles apportèrent un peu de bonheur à la maison attristée depuis le départ. Le voyage s’accomplissait dans des conditions favorables. La pêche était fructueuse, les profits seraient grands. Et puis, à la fin de chaque lettre, Ole parlait toujours d’un certain secret et de la fortune qu’il devait lui assurer. Voilà un secret que Hulda aurait bien voulu connaître, et aussi dame Hansen pour des raisons qu’il eût été difficile de soupçonner.

C’est que dame Hansen était de plus en plus sombre, inquiète, renfermée. Et une circonstance, dont elle ne parla point à ses enfants, vint encore accroître ses soucis.

Trois jours après l’arrivée de la dernière lettre de Ole, le 19 avril, dame Hansen revenait seule de la scierie où elle était allée commander un sac de copeaux au contremaître Lengling, et se dirigeait vers la maison. Un peu avant d’arriver devant la porte, elle fut accostée par un homme qui n’était pas du pays.

—    Vous êtes bien dame Hansen ? demanda cet homme.

—    Oui, répondit-elle, mais je ne vous connais pas.

—    Oh ! peu importe ! reprit l’homme. Je suis arrivé ce matin de Drammen et j’y retourne.

—    De Drammen ? dit vivement dame Hansen.

—    Est-ce que vous ne connaissez pas un certain monsieur Sandgoïst, qui y demeure ?…

—    Monsieur Sandgoïst ! répéta dame Hansen, dont la figure pâlit à ce nom. Oui… je le connais !

—    Eh bien, quand monsieur Sandgoïst a su que je venais à Dal, il m’a prié de vous donner le bonjour de sa part.

—    Et… rien de plus ?…

—    Rien, si ce n’est de vous dire qu’il viendrait probablement vous voir le mois prochain ! — Bonne santé et bonsoir, dame Hansen !

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