Un billet de loterie

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Jules Verne

Un billet de loterie

Hulda, en effet, était très frappée de cette persistance de Ole à toujours lui parler dans ses lettres de cette fortune qu’il comptait trouver à son retour. Sur quoi le brave garçon fondait-il cette espérance ? Hulda ne pouvait le deviner, et il lui tardait de le savoir. Qu’on excuse cette impatience si naturelle. Était-ce donc une vaine curiosité de sa part ? Point. Ce secret la regardait bien un peu. Non qu’elle fût ambitieuse, l’honnête et simple fille, ni que ses visées d’avenir se fussent jamais haussées à ce qu’on appelle la richesse. L’affection de Ole lui suffisait, elle devait lui suffire toujours. Si la fortune venait, on l’accueillerait sans grande joie. Si elle ne venait pas, on s’en passerait sans grand déplaisir.

C’est précisément ce que se disaient Hulda et Joël, le lendemain du jour où la dernière lettre de Ole était arrivée à Dal. Là-dessus ils pensaient de la même façon — comme sur tout le reste, d’ailleurs.

Et alors Joël d’ajouter :

—    Non ! Cela n’est pas possible, petite sœur ! Il faut que tu me caches quelque chose !

—    Moi !… te cacher ?…

—    Oui ! Que Ole soit parti sans te dire au moins un peu de son secret… ce n’est pas croyable !

—    T’en a-t-il dit un mot, Joël ? répondit Hulda.

—    Non, sœur. Mais moi, je ne suis pas toi.

—    Si, tu es moi, frère.

—    Je ne suis pas le fiancé de Ole.

—    Presque, dit la jeune fille, et, si quelque malheur l’atteignait, s’il ne revenait pas de ce voyage, tu serais frappé comme moi, et tes larmes couleraient comme les miennes !

—    Ah ! petite sœur, répondit Joël, je te défends bien d’avoir de ces idées ! Ole ne pas revenir de ce dernier voyage qu’il fait aux grandes pêches ! Est-ce que tu parles sérieusement, Hulda ?

—    Non, sans doute, Joël. Et pourtant, je ne sais… Je ne peux me défendre de certains pressentiments… de vilains rêves !…

—    Des rêves, chère Hulda, ne sont que des rêves !

—    Sans doute, mais d’où viennent-ils ?

—    De nous-mêmes et non d’en haut. Tu crains, et ce sont tes craintes qui hantent ton sommeil. D’ailleurs, il en est presque toujours ainsi, quand on a vivement désiré une chose et que le moment approche où les désirs vont se réaliser.

—    Je le sais, Joël.

—    Vraiment, je te croyais plus ferme, petite sœur ! Oui ! plus énergique ! Comment, tu viens de recevoir une lettre dans laquelle Ole te dit que le Viken sera de retour avant un mois, et tu te mets de pareils soucis dans la tête !…

—    Non… dans le cœur, mon Joël !

—    Et, au fait, reprit Joël, nous sommes déjà au 19 avril. Ole doit revenir du 15 au 20 mai. Il n’est donc pas trop tôt de commencer les préparatifs du mariage.

—    Y penses-tu, Joël ?

—    Si j’y pense, Hulda ! Je pense même que nous avons peut-être déjà trop tardé ! Songes-y donc ! Un mariage qui va mettre en joie non seulement Dal, mais les gaards voisins. J’entends que cela soit très beau, et je vais m’occuper d’arranger les choses !

C’est que ce n’est pas une petite affaire, une cérémonie de ce genre dans les campagnes de la Norvège en général et du Telemark en particulier. Non ! cela ne va pas sans quelque bruit.

Il s’ensuit donc que, le jour même, Joël eut à ce sujet un entretien avec sa mère. C’était peu d’instants après que dame Hansen avait été si vivement impressionnée par la rencontre de cet homme qui venait de lui annoncer la prochaine visite de Mr Sandgoïst, de Drammen. Elle était allée s’asseoir dans le fauteuil de la grande salle, et, là, tout absorbée, faisait machinalement tourner son rouet.

Joëlle vit bien, sa mère était encore plus tourmentée que d’habitude; mais comme elle répondait invariablement « qu’elle n’avait rien », lorsqu’on l’interrogeait à cet égard, son fils ne voulut lui parler que du mariage de Hulda.

—    Ma mère, dit-il, vous le savez, nous avons appris par la dernière lettre de Ole qu’il sera vraisemblablement de retour au Telemark dans quelques semaines.

—    C’est à souhaiter, répondit dame Hansen, et puisse-t-il n’éprouver aucun retard !

—    Voyez-vous quelque inconvénient à ce que nous fixions au 25 mai la date du mariage ?

—    Aucun, si Hulda y consent.

—    Son consentement est tout donné déjà. Et maintenant, je vous demanderai, ma mère, si votre intention n’est pas de faire bien les choses à cette occasion.

—    Qu’entends-tu par « faire bien les choses » ? répondit dame Hansen, sans lever les yeux de son rouet.

—    J’entends, avec votre agrément, cela va de soi, ma mère, que la cérémonie se rapporte avec notre situation dans le bailliage. Nous devons y convier nos connaissances, et, si la maison ne peut suffire à nos hôtes, il n’est pas un voisin qui ne s’empressera de les héberger.

—    Quels seraient ces hôtes, Joël ?

—    Mais je pense qu’il faudra inviter tous nos amis de Moel, de Tiness, de Bamble, et je m’en charge. J’imagine aussi que la présence de MM. Help frères, les armateurs de Bergen, ne pourra que faire honneur à la famille, et, avec votre agrément, je le répète, je leur offrirai de venir passer une journée à Dal. Ce sont de braves gens qui aiment beaucoup Ole, et je suis sûr qu’ils accepteront.

—    Est-il donc si nécessaire, répondit dame Hansen, de traiter ce mariage avec tant d’importance ?

—    Je le pense, ma mère, et cela me paraît bon, ne fût-ce que dans l’intérêt de l’auberge de Dal, qui ne s’est pas dépréciée, que je sache, depuis la mort de notre père ?

—    Non… Joël… non !

—    N’est-ce pas notre devoir de la maintenir au moins dans l’état où il l’a laissée ? Donc, il me paraît utile de donner quelque retentissement au mariage de ma sœur.

—    Soit, Joël.

—    D’autre part, n’est-il pas temps que Hulda commence ses préparatifs, afin qu’aucun retard ne puisse venir d’elle ? Que répondez-vous, ma mère, à ma proposition ?

—    Que Hulda et toi, vous fassiez ce qu’il faut !… répondit dame Hansen.

Peut-être trouvera-t-on que Joël se pressait un peu, qu’il eût été plus raisonnable d’attendre le retour de Ole, pour fixer la date du mariage et surtout en commencer les préparatifs. Mais, comme il le disait, ce qui serait fait ne serait plus à faire. Et puis, cela distrairait Hulda de s’occuper des mille détails que comporte une cérémonie de ce genre. Il importait de ne pas laisser à ses pressentiments, que rien ne justifiait d’ailleurs, le temps de prendre le dessus.

Et d’abord il fallait songer à la fille d’honneur. Mais qu’on ne s’inquiète pas ! Le choix était déjà fait. C’était une aimable demoiselle de Bamble, l’intime amie de Hulda. Son père, le fermier Helmboë, dirigeait un des gaards les plus importants de la province. Ce brave homme n’était pas sans une certaine fortune. Depuis longtemps déjà, il avait apprécié le caractère généreux de Joël, et, il faut le dire, sa fille Siegfrid ne l’appréciait pas moins à sa manière. Il était donc probable que, dans un temps prochain, après que Siegfrid aurait servi de fille d’honneur à Hulda, Hulda lui en servirait à son tour. Cela se fait en Norvège. Le plus souvent, même, ces agréables fonctions sont réservées aux femmes mariées. C’était donc un peu par dérogation, au profit de Joël, que Siegfrid Helmboë devait assister en cette qualité Hulda Hansen.

Grosse question, pour la fiancée comme pour la fille d’honneur, cette toilette qu’elles mettront le jour de la cérémonie.

Siegfrid, jolie blonde de dix-huit ans, avait la ferme intention d’y paraître tout à son avantage. Prévenue par un petit mot de son amie Hulda — Joël avait tenu à le lui remettre en main propre — elle s’occupa, sans perdre un instant, de ce travail qui n’est pas sans donner quelque souci.

Il s’agissait, en effet, d’un certain corsage dont la broderie, à dessins réguliers, devait être combinée de manière à renfermer la taille de Siegfrid comme dans un émail cloisonné. Puis, on parlait aussi d’une jupe recouvrant une série de jupons, dont le nombre serait en rapport avec la fortune de Siegfrid, mais sans rien lui faire perdre des grâces de sa personne. Quant aux bijoux, quelle affaire que de choisir la plaque centrale du collier à filigrane d’argent mêlé de perles, les broches du corsage en argent doré ou en cuivre, les pendeloques en forme de cœur avec disques mobiles, les doubles boutons qui servent à agrafer le col de la chemise, la ceinture de laine ou de soie rouge, d’où partent quatre rangées de chaînettes, les bagues avec petits glands qui s’entrechoquent harmonieusement, les boucles d’oreilles et les bracelets en argent ajouré, enfin toute cette joaillerie campagnarde, dans laquelle, à vrai dire, l’or n’est qu’en mince feuille, l’argent en étamage, l’orfèvrerie en estampage, dont les perles sont du verre soufflé et les diamants du cristal ! Mais encore convenait-il que l’œil fût satisfait de l’ensemble. Et, s’il le fallait, Siegfrid n’hésiterait pas à aller visiter les riches magasins de Mr Benett, de Christiania, pour y faire ses emplettes. Son père ne s’y opposerait point. Loin de là ! L’excellent homme laissait volontiers faire sa fille. Siegfrid, d’ailleurs, était assez raisonnable pour ne pas mettre à sec la bourse paternelle. Enfin, ce qui importait par-dessus tout, c’était que, ce jour-là, Joël la trouvât tout à son avantage.

Quant à Hulda, c’était non moins grave. Mais les modes sont impitoyables et donnent bien du mal aux fiancées dans le choix de leur toilette de mariage.

Hulda allait enfin abandonner les longues nattes enrubannées qui s’échappaient de son bonnet de jeune fille, et la haute ceinture à fermoir, retenant son tablier sur sa jupe écarlate. Elle ne porterait plus les fichus de fiançailles que Ole lui avait donnés en partant, ni le cordon auquel pendent ces petits sacs en cuir brodé où sont renfermés la cuiller d’argent à manche court, le couteau, la fourchette, l’étui à aiguilles — autant d’objets dont une femme doit faire un constant emploi dans le ménage.

Non ! Au jour prochain des noces, la chevelure de Hulda flotterait librement sur ses épaules, et elle était si abondante qu’il ne serait pas nécessaire d’y mêler ces postiches de lin dont abusent les jeunes Norvégiennes moins favorisées de la nature. En somme, pour son vêtement comme pour ses bijoux, Hulda n’aurait qu’à puiser dans le coffre de sa mère. En effet, ces éléments de toilette se transmettent de mariage en mariage à toutes les générations de la même famille. Ainsi voit-on réapparaître le pourpoint brodé d’or, la ceinture de velours, la jupe de soie unie ou bariolée, les bas de wadmel, la chaîne d’or du cou et la couronne — cette fameuse couronne scandinave, conservée dans le mieux fermé des bahuts, magnifique cartonnage doré qui se relève en bosses, tout constellé d’étoiles ou tout enguirlandé de feuillage, enfin, l’équivalent de la couronne de fleurs d’oranger en d’autres pays de l’Europe. Ce qui est certain, c’est que ce nimbe rayonnant avec ses filigranes délicats, ses pendeloques sonores, ses verroteries de couleur, devait encadrer d’une façon charmante le joli visage de Hulda. La « fiancée couronnée », comme on dit, ferait honneur à son époux. Lui, serait digne d’elle dans son flambant costume de mariage — jaquette courte à boutons d’argent très rapprochés, chemise empesée à corolle droite, gilet à liséré soutaché de soie, culotte étroite, rattachée au genou avec des bouquets de floches laineuses, feutre mou, bottes jaunâtres, et, à la ceinture, dans sa gaine de cuir, le couteau scandinave, le « dolknif », dont est toujours muni le vrai Norvégien.

Ainsi donc, de part et d’autre, il y aurait de quoi s’occuper sérieusement. Ce ne serait pas trop de quelques semaines, si l’on voulait que tout fût fini avant l’arrivée de Ole Kamp. Après tout, si Ole était de retour un peu plus tôt qu’il ne l’avait dit, et si Hulda n’était pas prête, Hulda ne s’en plaindrait pas, Ole non plus.

C’est à ces diverses occupations que se passèrent les dernières semaines d’avril et les premières de mai. De son côté, Joël était allé faire lui-même ses invitations, profitant de ce que son métier de guide lui laissait alors quelques loisirs.

On remarqua même qu’il devait avoir nombre d’amis à Bamble, car il y alla souvent. S’il ne s’était pas rendu à Bergen, afin d’inviter MM. Help frères, du moins leur avait-il écrit. Et, comme il le pensait, ces honnêtes armateurs, avaient accepté, non sans empressement, l’invitation d’assister au mariage de Ole Kamp, le jeune maître du Viken.

Cependant, le 15 mai était arrivé. D’un jour à l’autre, on pouvait donc s’attendre à voir Ole descendre de sa carriole, ouvrir la porte, s’écrier de sa voix joyeuse :

—    C’est moi !… Me voilà ! Il ne fallait plus qu’un peu de patience. D’ailleurs, tout était prêt. Siegfrid, de son côté, n’avait besoin que d’un signe pour apparaître dans tous ses atours.

Le 16, le 17, rien encore, et pas de nouvelle lettre que les courriers eussent apportée de Terre-Neuve.

—    Il ne faut pas s’en étonner, petite sœur, répétait souvent Joël. Un navire à voiles peut avoir des retards. La traversée est longue de Saint-Pierre-et-Miquelon à Bergen. Ah ! que n’est-ce un bateau à vapeur, ce Viken, et que n’en suis-je la machine ! Comme je le pousserais contre vents et marée, quand je devrais éclater en arrivant au port !

Il disait tout cela parce qu’il voyait bien l’inquiétude de Hulda grandir de jour en jour.

Précisément, il y avait alors grand mauvais temps au Telemark. De rudes vents balayaient les hauts fields, et ces vents, qui soufflaient de l’ouest, venaient d’Amérique.

—    Ils devraient pourtant favoriser la marche du Viken ! répétait souvent la jeune fille.

—    Sans doute, répondait Joël, mais s’ils sont trop forts, ils peuvent le gêner aussi et l’obliger à tenir tête à l’ouragan. On ne fait pas ce qu’on veut sur mer !

—    Ainsi, tu n’es pas inquiet, Joël ?

—    Non, Hulda, non ! Cela est très fâcheux, mais rien de plus naturel que ces retards ! Non ! Je ne suis pas inquiet, et il n’y a vraiment pas lieu de l’être !

Le 19, il arriva à l’auberge un voyageur qui eut besoin d’un guide. Il s’agissait de le conduire jusque sur la limite du Hardanger en passant par les montagnes. Bien que très contrarié de laisser Hulda à elle-même, son frère ne pouvait refuser ses services. Ce serait une absence de quarante-huit heures au plus, et Joël comptait bien trouver Ole à son retour. La vérité est que le brave garçon commençait à être très tourmenté. Il partit donc dans la matinée, le cœur gros, il faut bien le dire.

Le lendemain, précisément, vers une heure après midi, on frappait à la porte de l’auberge.

—    Serait-ce Ole ! s’écria Hulda. Elle alla ouvrir. Sur le seuil se tenait un homme en manteau de voyage, juché sur le siège de sa carriole, et dont le visage lui était inconnu.

Jules Verne

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