Un billet de loterie

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Jules Verne

Un billet de loterie

C’était dans l’après-midi, le lendemain, que Joël devait rentrer à Dal, après avoir laissé sur la route qui conduit au Hardanger le touriste auquel il servait de guide.

Hulda, sachant que son frère allait revenir en suivant les plateaux du Gousta, par la rive gauche du Maan, était venue l’attendre au passage de l’impétueuse rivière. Elle s’assit près du petit appontement qui sert d’embarcadère au bac. Là, elle se perdit dans ses réflexions. Aux vives inquiétudes que lui causait le retard du Viken se joignait maintenant une anxiété très grande. Cette anxiété avait pour cause la visite de ce Sandgoïst et l’attitude de dame Hansen devant lui. Pourquoi, dès qu’elle avait appris son nom, avait-elle déchiré la note, refusé de recevoir ce qui lui était dû ? Il y avait là quelque secret — grave sans doute.

Hulda fut enfin tirée de ses réflexions par l’arrivée de Joël. Elle l’aperçut qui dévalait les premières assises de la montagne. Tantôt il apparaissait au milieu des étroites clairières, entre les arbres abattus ou brûlés par places. Tantôt il disparaissait sous l’épaisse ramure des pins, des bouleaux et des hêtres dont ces croupes sont hérissées. Enfin, il atteignit la rive opposée et se jeta dans le petit bac. En quelques coups d’aviron, il eut franchi les violents remous du cours d’eau. Puis, sautant sur la berge, il fut près de sa sœur.

—    Ole est-il de retour ? demanda-t-il.

C’est à Ole qu’il pensa tout d’abord. Mais sa demande fut laissée sans réponse.

—    Pas de lettre de lui ?

—    Pas une ! Et Hulda s’abandonna à ses larmes.

—    Non, s’écria Joël, ne pleure pas, chère sœur, ne pleure pas !… Tu me fais trop de mal !… Je ne peux pas te voir pleurer !… Voyons ! Tu dis : pas de lettre !… Évidemment, cela commence à devenir inquiétant ! Mais il n’y a pas encore lieu de se désespérer ! Tiens, si tu veux, je vais aller à Bergen. Je m’informerai… Je verrai messieurs Help frères. Peut-être ont-ils des nouvelles de Terre-Neuve. Pourquoi le Viken n’aurait-il pas relâché en quelque port pour cause d’avaries ou par la nécessité de fuir devant le mauvais temps ? Il est certain que le vent souffle en bourrasque depuis plus d’une semaine. Quelquefois on a vu des navires du New Found Land se réfugier en Islande ou aux Feroë. C’est même arrivé à Ole, il y a deux ans, quand il était à bord du Strenna. Et on n’a pas tous les jours des courriers pour écrire ! Je te dis cela comme je le pense, petite sœur. Calme-toi !… Si tu me fais pleurer, qu’est-ce que nous deviendrons ?

—    C’est plus fort que moi, frère !

—    Hulda !… Hulda !… Ne perds pas courage !… Je t’assure que, moi, je ne suis pas désespéré !

—    Dois-je te croire, Joël ?

—    Oui, tu le dois ! Mais, pour te rassurer, veux-tu que je parte pour Bergen, demain matin… ce soir ?…

—    Je ne veux pas que tu me quittes !… Non !… Je ne le veux pas ! répondit Hulda, en s’attachant à son frère comme si elle n’avait plus que lui au monde.

Tous deux reprirent alors le chemin de l’auberge. Mais il s’était mis à pleuvoir, et même la rafale devint si violente qu’ils durent se réfugier dans la hutte du passeur, à quelques centaines de pas en arrière des rives du Maan.

Là, il fallait attendre qu’il se fît quelque accalmie. Et alors Joël éprouva le besoin de parler, de parler quand même. Le silence lui semblait plus désespérant que ce qu’il pourrait dire, quand même ce ne seraient pas des paroles d’espoir.

—    Et notre mère ? dit-il.

—    Toujours de plus en plus triste ! répondit Hulda.

—    Il n’est venu personne en mon absence ?

—    Si, un voyageur, qui est reparti.

—    Ainsi, il n’y a en ce moment aucun touriste à l’auberge, et on n’a pas fait demander de guide ?

—    Non, Joël.

—    Tant mieux, car je préfère ne pas te quitter. D’ailleurs, si le mauvais temps continue, je crains bien que, cette année, les touristes renoncent à courir le Telemark !

—    Nous ne sommes encore qu’en avril, frère !

—    Sans doute, mais j’ai le pressentiment que la saison ne sera pas bonne pour nous ! Enfin, nous verrons ! Mais dis-moi, c’est hier que ce voyageur a quitté Dal ?

—    Oui, dans la matinée.

—    Et qui était-ce ?

—    Un homme venu de Drammen, où il demeure, paraît-il, et qui se nomme Sandgoïst.

—    Sandgoïst ?

—    Le connaîtrais-tu ?

—    Non, répondit Joël. Hulda s’était déjà demandé si elle raconterait à son frère tout ce qui s’était passé à l’auberge en son absence. Lorsque Joël apprendrait avec quel sans-gêne cet homme s’était conduit, comment il semblait avoir calculé la valeur de la maison et du mobilier, quelle attitude dame Hansen avait cru devoir prendre vis-à-vis de lui, qu’imaginerait-il ? Ne penserait-il pas que leur mère devait avoir de bien graves raisons pour agir comme elle l’avait fait ? Or, quelles étaient ces raisons ? Que pouvait-il y avoir de commun entre elle et ce Sandgoïst ? Il y avait certainement là un secret menaçant pour la famille ! Joël voudrait le connaître, il interrogerait sa mère, il la presserait de questions… Dame Hansen, si peu communicative, si réfractaire à toute effusion, voudrait garder le silence comme elle l’avait fait jusqu’alors. La situation entre elle et ses enfants, si affligeante déjà, deviendrait plus pénible encore.

Mais la jeune fille aurait-elle pu rien taire à Joël ? Un secret pour lui ! N’eût-ce pas été comme une paille dans l’amitié de fer qui les unissait l’un à l’autre ? Non ! Il ne fallait pas que cette amitié pût jamais être brisée ! Hulda résolut donc de tout dire.

—    Tu n’as jamais entendu parler de ce Sandgoïst, quand tu allais à Drammen ? reprit-elle.

—    Jamais.

—    Eh bien, sache donc, Joël, que notre mère le connaissait déjà, au moins de nom !

—    Elle connaissait Sandgoïst ?

—    Oui, frère.

—    Mais, ce nom, je ne le lui ai jamais entendu prononcer !

—    Elle le connaissait, cependant, bien qu’elle n’eût jamais vu cet homme avant sa visite d’avant-hier !

Et Hulda raconta tous les incidents qui avaient marqué le séjour du voyageur dans l’auberge, sans omettre l’acte singulier de dame Hansen au moment du départ de Sandgoïst. Elle se hâta d’ajouter :

—    Je pense, mon Joël, qu’il vaut mieux ne rien demander à notre mère. Tu la connais ! Ce serait la rendre plus malheureuse encore. L’avenir nous apprendra, sans doute, ce qui se cache dans son passé. Fasse le Ciel que Ole nous soit rendu, et, s’il y a quelque affliction qui menace la famille, nous serons trois, du moins, à la partager !

Joël avait écouté sa sœur avec une profonde attention. Oui ! Entre dame Hansen et ce Sandgoïst, il y avait de graves raisons qui mettaient l’une à la merci de l’autre ! Pouvait-on douter que cet homme fût venu pour inventorier l’auberge de Dal ? Évidemment non ! Et cette note déchirée au moment où il allait partir — ce qui lui avait paru tout naturel — qu’est-ce que cela pouvait signifier ?

—    Tu as raison, Hulda, dit Joël, je ne parlerai de rien à notre mère. Peut-être regrettera-t-elle de ne pas s’être confiée à nous. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! Elle doit bien souffrir, la pauvre femme ! Elle s’est butée ! Elle ne comprend pas que le cœur de ses enfants est fait pour qu’elle y verse ses peines !

—    Elle le comprendra un jour, Joël.

—    Oui ! Aussi, attendons ! Mais, d’ici là, il ne me sera pas défendu de chercher à savoir ce qu’est cet individu. Peut-être monsieur Helmboë le connaît-il ? Je le lui demanderai la première fois que j’irai à Bamble, et, s’il le faut, je pousserai jusqu’à Drammen. Là, il ne doit pas être difficile d’apprendre au moins ce que fait cet homme, à quel genre d’affaires il se livre, ce qu’on en pense…

—    Rien de bon, j’en suis sûre, répondit Hulda. Sa figure est mauvaise, son regard méchant. Je serais bien surprise s’il y avait une âme généreuse sous cette grossière enveloppe !

—    Allons, reprit Joël, ne jugeons point les gens sur l’apparence ! Je parie que tu lui trouverais une agréable mine, à ce Sandgoïst, si tu le regardais, étant au bras de Ole…

—    Mon pauvre Ole ! murmura la jeune fille.

—    Il reviendra, il revient, il est en route ! s’écria Joël. Aie confiance, Hulda ! Ole n’est plus loin maintenant, et nous le gronderons au retour pour s’être fait attendre !

La pluie avait cessé. Tous deux sortirent de la hutte et remontèrent le sentier afin de regagner l’auberge.

—    À propos, dit alors Joël, je repars demain.

—    Tu repars ?…

—    Oui, dès le matin.

—    Déjà, frère ?

—    Il le faut, Hulda. En quittant le Hardanger, j’ai été prévenu par un de mes camarades qu’un voyageur venait du nord par les hauts plateaux du Rjukanfos où il doit arriver demain.

—    Quel est ce voyageur ?

—    Ma foi, je ne sais même plus son nom. Mais il est nécessaire que je sois là pour le ramener à Dal.

—    Pars donc, puisque tu ne peux t’en dispenser ! répondit Hulda avec un gros soupir.

—    Demain, au lever du jour, je me mettrai en route. Cela te chagrine, Hulda ?

—    Oui, frère ! Je suis bien plus inquiète quand tu me laisses… même pour quelques heures !

—    Eh bien, cette fois, sache que je ne pars pas seul !

—    Et qui donc t’accompagne ?

—    Toi, petite sœur, toi ! Il faut te distraire, et je t’emmène !

—    Ah ! merci, mon Joël !

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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