Un billet de loterie

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Jules Verne

Un billet de loterie

Le jour même où Sylvius Hog avait quitté Bergen, une scène grave s’était passée dans l’auberge de Dal.

Après le départ du professeur, on eût dit que le bon génie de Hulda et de Joël avait emporté, avec son dernier espoir, toute la vie de cette famille. C’était comme une maison morte que Sylvius Hog laissait derrière lui.

Pendant ces deux jours, d’ailleurs, aucun touriste ne vint à Dal. Joël n’eut donc point l’occasion de s’absenter, et il put rester près de Hulda qu’il eût été très anxieux de laisser seule.

En effet, dame Hansen était de plus en plus dominée par ses secrètes inquiétudes. Elle semblait s’être détachée de tout ce qui touchait ses enfants, même de la perte du Viken. Elle vivait à l’écart, retirée dans sa chambre, ne se montrant qu’aux heures des repas. Mais, quand elle adressait la parole à Hulda ou à Joël, c’était toujours pour leur faire des reproches directs ou indirects au sujet du billet de loterie, dont ils ne voulaient à aucun prix se défaire.

C’est que les offres n’avaient cessé de se produire. Il en arrivait de tous les coins du monde. C’était comme une folie qui s’était emparée de certains cerveaux. Non ! Il n’était pas possible qu’un pareil billet ne fût pas prédestiné à gagner le lot de cent mille marks. Il semblait qu’il n’y eût qu’un seul numéro dans cette loterie, et ce numéro, c’était le 9672 ! En somme, l’Anglais de Manchester et l’Américain de Boston tenaient toujours la corde. L’Anglais en était arrivé à distancer son rival de quelques livres. Mais, à son tour il fut bientôt dépassé de plusieurs centaines de dollars. La dernière surenchère était de huit mille marks — ce qui ne pouvait s’expliquer que par une véritable monomanie, à moins qu’il ne s’agît là d’une question d’amour-propre entre l’Amérique et la Grande-Bretagne.

Quoi qu’il en soit, Hulda répondait négativement à toutes ces propositions, si avantageuses qu’elles fussent — ce qui finit par provoquer les plus amères récriminations de dame Hansen.

—    Et si je t’ordonnais de céder ce billet ! dit-elle un jour à sa fille. Oui ! si je te l’ordonnais !

—    Ma mère, je serais désespérée, mais il me faudrait vous répondre par un refus !

—    Et s’il le fallait, cependant !

—    Pourquoi le faudrait-il ? demanda Joël. Dame Hansen ne répliqua rien. Elle était devenue toute pâle devant cette question nettement posée, et elle se retira en murmurant d’inintelligibles paroles.

—    Il y a quelque chose de grave, et ce doit être une affaire entre notre mère et Sandgoïst ! dit Joël.

—    Oui, mon frère. Il faut s’attendre à de fâcheuses complications pour l’avenir !

—    Ma pauvre Hulda, ne sommes-nous donc pas assez éprouvés depuis quelques semaines, et quelle catastrophe nous menace encore ?

—    Ah ! combien monsieur Sylvius tarde à revenir ! dit Hulda. Quand il est ici, je me sens moins désespérée…

—    Et, pourtant, que pourrait-il pour nous ? répondit Joël. Mais qu’y avait-il donc dans le passé de dame Hansen qu’elle ne voulût pas confier à ses enfants ? Quel amour-propre mal entendu l’empêchait de leur dire le motif de ses inquiétudes ? Avait-elle quelque reproche à se faire ? Et, d’autre part, pourquoi cette pression qu’elle voulait exercer sur sa fille, à propos du billet de Ole Kamp et de la valeur qu’il avait atteinte ? D’où venait qu’elle se montrait si avide d’en toucher le prix en argent ? Hulda et Joël allaient enfin l’apprendre.

Le 4 juillet, dans la matinée, Joël avait conduit sa sœur à la petite chapelle où Hulda allait prier chaque jour pour le naufragé.

Il l’attendait alors et la ramenait à la maison.

Ce jour-là, en revenant, tous deux aperçurent de loin, sous les arbres, dame Hansen qui marchait rapidement et se dirigeait vers l’auberge.

Elle n’était pas seule. Un homme l’accompagnait, un homme qui devait parler à voix haute, et dont les gestes semblaient être impérieux.

Hulda et son frère s’étaient soudain arrêtés.

—    Quel est cet homme ? dit Joël. Hulda fit quelques pas en avant.

—    Je le reconnais, dit-elle.

—    Tu le reconnais ?

—    Oui ! C’est Sandgoïst !

—    Sandgoïst, de Drammen, qui est déjà venu à la maison pendant mon absence ?…

—    Oui !

—    Et qui agissait en maître, comme s’il avait eu des droits… sur notre mère… sur nous, peut-être ?…

—    Lui-même, frère, et, ces droits, il vient sans doute pour les exercer aujourd’hui…

—    Quels droits ?… Ah !… cette fois je saurai ce que cet homme a la prétention de faire ici !

Joël se contint, non sans peine, et, suivi de sa sœur, il alla se mettre un peu à l’écart.

Quelques minutes après, dame Hansen et Sandgoïst arrivaient à la porte de l’auberge. Sandgoïst en franchissait le seuil — le premier. La porte se refermait sur dame Hansen et sur lui, et tous deux s’installaient dans la grande salle.

Joël et Hulda se rapprochèrent de la maison, où la voix grondante de Sandgoïst se faisait entendre. Ils s’arrêtèrent, ils écoutèrent. Dame Hansen parlait alors, mais en suppliante.

—    Entrons ! dit Joël. Et tous deux, Hulda, le cœur oppressé, Joël, frémissant d’impatience, de colère aussi, entrèrent dans la grande salle, dont la porte fut soigneusement refermée. Sandgoïst était assis dans le grand fauteuil. Il ne se dérangea même pas en apercevant le frère et la sœur. Il se contenta de tourner la tête et de les regarder par-dessus ses lunettes.

—    Ah ! voici la charmante Hulda, si je ne me trompe ! dit-il d’un ton qui déplut à Joël.

Dame Hansen était debout devant cet homme, dans une humble et craintive attitude. Mais elle se redressa soudain et parut très contrariée à la vue de ses enfants.

—    Et voilà son frère, sans doute ? ajouta Sandgoïst.

—    Oui, son frère, répondit Joël. Puis, s’avançant et s’arrêtant à deux pas du fauteuil :

—    Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda-t-il.

Sandgoïst lui jeta un mauvais regard, et, de sa voix dure et méchante, sans se lever :

—    Nous allons vous l’apprendre, jeune homme ! dit-il. En vérité, vous arrivez à propos ! J’avais hâte de vous voir, et, si votre sœur est raisonnable, nous finirons par nous entendre !

—    Mais asseyez-vous donc, vous aussi, jeune fille !

Sandgoïst les invitait à s’asseoir, comme s’il eût été chez lui. Joël le lui fit observer.

—    Ah ! ah ! Cela vous blesse ! Diable, voilà un gars qui n’a pas l’air commode !

—    Pas commode, comme vous dites, répliqua Joël, et qui n’accepte les politesses que de ceux qui ont le droit de les lui faire !

—    Joël ! dit dame Hansen.

—    Frère !… frère ! ajouta Hulda, dont le regard suppliait Joël de se contenir.

Celui-ci fit un violent effort pour se maîtriser, et, afin de ne point céder à l’envie de jeter à la porte ce grossier personnage, il se retira dans un coin de la salle.

—    Puis-je parler, maintenant ? demanda Sandgoïst.

Un signe affirmatif de dame Hansen, ce fut tout ce qu’il obtint. Mais, paraît-il, cela suffisait.

—    Voici ce dont il s’agit, dit-il, et je vous prie de bien écouter tous trois, car je n’aime pas à revenir sur mes paroles !

Il s’exprimait, cela ne se voyait que trop, en homme qui se croyait le droit d’imposer sa volonté.

—    J’ai appris par les journaux, reprit-il, l’aventure d’un certain Ole Kamp, un jeune marin de Bergen, et d’un billet de loterie qu’il a envoyé à sa fiancée Hulda, au moment où son navire le Viken allait faire naufrage, J’ai appris également que, dans le public, on regardait ce billet comme un billet surnaturel, à raison des circonstances dans lesquelles il avait été retrouvé, J’ai appris, en outre, qu’on lui attribuait une valeur spéciale dans les chances du tirage, Enfin, j’ai appris que des offres de rachat avaient été faites à Hulda Hansen, et même à des prix considérables.

Il se tut un instant, Puis :

—    Est-ce vrai ? dit-il. La réponse à cette dernière question se fit attendre.

—    Oui !… C’est vrai, dit Joël. Après ?

—    Après ? reprit Sandgoïst. Voici : que toutes ces offres reposent sur une superstition absurde, c’est bien mon avis. Mais enfin, elles ne s’en sont pas moins produites et s’accroîtront encore, je le suppose, à mesure que le jour du tirage approchera, Or, je suis un commerçant, moi. J’estime qu’il y a là une affaire qu’il me conviendrait de prendre à mon compte. C’est pourquoi, hier, j’ai quitté Drammen pour venir à Dal, afin de traiter de la cession de ce billet et prier dame Hansen de me donner la préférence sur tous autres acquéreurs.

Hulda, dans un premier mouvement, allait répondre à Sandgoïst comme elle l’avait fait à toutes demandes de ce genre, bien qu’il ne se fût point adressé directement à elle, lorsque Joël l’arrêta.

—    Avant de répondre à monsieur Sandgoïst, dit-il, je lui demanderai s’il sait à qui appartient ce billet.

—    Mais à Hulda Hansen, j’imagine !

—    Eh bien, c’est à Hulda Hansen qu’il faut demander si elle est disposée à s’en défaire !

—    Mon fils !… dit dame Hansen.

—    Laissez-moi achever, ma mère, reprit Joël. Ce billet n’appartenait-il pas légitimement à notre cousin Ole Kamp, et Ole Kamp n’avait-il pas le droit de le léguer à sa fiancée ?

—    Incontestablement, répondit Sandgoïst.

—    C’est donc à Hulda Hansen qu’il faut s’adresser pour l’avoir.

—    Soit, monsieur le formaliste, répondit Sandgoïst. Je demande donc à Hulda de me céder ce billet, portant le numéro 9672, qui lui vient de Ole Kamp.

—    Monsieur Sandgoïst, répondit la jeune fille d’une voix ferme, bien des propositions m’ont été faites au sujet de ce billet, mais inutilement. Aussi je vous répondrai comme j’ai répondu jusqu’ici. Si mon fiancé m’a adressé ce billet avec son dernier adieu, c’est parce qu’il a voulu que je le garde, non que je le vende. Je ne puis donc m’en dessaisir à aucun prix.

Cela dit, Hulda se disposait à se retirer, considérant que l’entretien, en ce qui la regardait, devait être terminé par son refus. Sur un geste de sa mère, elle s’arrêta.

Un conte de Jules Verne

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