Jules Verne

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Jules Verne

Un billet de loterie

Le lendemain, Sylvius Hog revint à Dal dans la soirée. Il ne dit rien de son voyage. Personne ne sut qu’il était allé à Bergen. Tant que les recherches commencées n’auraient pas donné un résultat quelconque, il voulait les taire à la famille Hansen. Toute lettre ou dépêche, qu’elle vînt de Bergen ou de Christiania, devait lui être adressée personnellement à l’auberge, où il se proposait d’attendre les événements. Espérait-il toujours ? Oui ! mais il fallait bien l’avouer, ce n’était plus que du pressentiment.

Dès qu’il fut de retour, le professeur n’eut pas de peine à reconnaître qu’un événement grave s’était passé pendant son absence. L’attitude de Joël et de Hulda indiquait clairement qu’une explication avait dû avoir lieu entre leur mère et eux. Un nouveau malheur venait-il donc de frapper la famille Hansen ?

Cela ne put qu’affliger profondément Sylvius Hog. Il éprouvait pour le frère et la sœur une affection si paternelle qu’il n’eût pas été plus étroitement attaché à ses propres enfants. Combien lui avaient-ils manqué pendant cette courte absence — et, peut-être, combien leur avait-il manqué lui-même !

—    Ils parleront ! se dit-il. Il faudra qu’ils parlent ! Ne suis-je donc pas de la famille !

Oui ! Sylvius Hog se croyait le droit, maintenant, d’intervenir dans la vie privée de ses jeunes amis, de savoir pourquoi Joël et Hulda paraissaient plus malheureux qu’ils ne l’étaient au moment de son départ. Il ne tarda pas à l’apprendre.

En effet, tous deux ne demandaient qu’à se confier à l’excellent homme qu’ils aimaient d’une affection filiale. Ils attendaient, pour ainsi dire, qu’il lui convînt de les interroger. Depuis deux jours, ils s’étaient sentis tellement abandonnés ! d’autant plus que Sylvius Hog n’avait point dit où il allait. Non ! jamais heures ne leur avaient paru plus longues ! Pour eux, cette absence ne pouvait se rapporter aux recherches du Viken, et il ne leur serait pas venu à la pensée que Sylvius Hog eût voulu cacher ce voyage pour leur épargner une suprême désillusion en cas d’insuccès.

Et maintenant, combien sa présence leur était plus que jamais nécessaire ! Quel besoin ils éprouvaient de le voir, de prendre ses conseils, d’entendre sa voix toujours si affectueuse, si rassurante ! Mais oseraient-ils lui dire ce qui s’était passé entre eux et l’usurier de Drammen, et comment dame Hansen avait compromis l’avenir de la maison ? Que penserait Sylvius Hog, quand il apprendrait que le billet n’était plus entre les mains de Hulda, lorsqu’il saurait que dame Hansen l’avait employé à se libérer vis-à-vis de son impitoyable créancier ?

Il allait l’apprendre, cependant. Qui commença à parler, de Sylvius Hog ou de Joël et de Hulda, on ne sait. Mais peu importe ! Ce qui est certain, c’est que le professeur fut bientôt au courant de l’affaire. Il sut quelle avait été la situation de dame Hansen et de ses enfants ! Dans quinze jours, l’usurier les aurait chassés de l’auberge de Dal si la dette n’eût été éteinte par la cession du billet.

Sylvius Hog avait écouté ce triste récit que lui fit Joël en présence de sa sœur :

—    Il ne fallait pas vous dessaisir du billet ! s’écria-t-il tout d’abord. Non !… il ne le fallait pas !

—    Le pouvais-je, monsieur Sylvius ? répondit la jeune fille, profondément troublée.

—    Eh non ! sans doute !… Vous ne le pouviez pas !… Et pourtant !… Ah ! si j’avais été là !

Et qu’aurait-il fait, s’il eût été là, le professeur Sylvius Hog ? Il n’en dit rien et reprit :

—    Oui, ma chère Hulda, oui, Joël ! En somme, vous avez fait ce que vous deviez faire ! Mais ce qui m’enrage, c’est que ce sera Sandgoïst qui profitera de l’engouement superstitieux du public ! Si l’on attribue au billet du pauvre Ole une valeur surnaturelle, c’est lui qui va l’exploiter ! Et cependant, de croire que ce numéro 9672 sera nécessairement favorisé par le sort, c’est ridicule, absurde ! Enfin, pour conclure, moi je n’aurais peut-être pas donné le billet. Après l’avoir refusé à Sandgoïst, Hulda aurait mieux fait de le refuser à sa mère !

À tout ce que venait de dire Sylvius Hog, le frère et la sœur ne purent rien répondre. En remettant le billet à dame Hansen, Hulda avait obéi à un sentiment filial dont on ne pouvait la blâmer. Le sacrifice auquel elle s’était résolue, ce n’était pas le sacrifice des chances plus ou moins aléatoires que représentait ce billet dans le tirage de la loterie de Christiania, c’était le sacrifice des dernières volontés de Ole Kamp, c’était l’abandon du dernier souvenir de son fiancé.

Enfin, il n’y avait plus à y revenir maintenant. Sandgoïst avait le billet. Il lui appartenait. Il le mettrait aux enchères. Un méchant usurier allait battre monnaie avec ce touchant adieu du naufragé ! Non ! Sylvius Hog ne pouvait se faire à cela !

Aussi, ce jour même, Sylvius Hog voulut-il avoir à ce sujet une conversation avec dame Hansen, conversation qui ne pouvait rien changer à l’état des choses, mais devenue pour ainsi dire nécessaire entre eux. Il se trouva, d’ailleurs, en face d’une femme très pratique, qui, à n’en pas douter, avait plus de bon sens que de cœur.

—    Ainsi, vous me blâmez, monsieur Hog ? dit-elle, après avoir laissé le professeur parler tout à son aise.

—    Certainement, dame Hansen.

—    Si vous me reprochez de m’être imprudemment lancée dans de mauvaises affaires, d’avoir compromis la fortune de mes enfants, vous avez raison. Mais, si vous me reprochez d’avoir agi comme je l’ai fait pour me libérer, vous avez tort. Qu’avez-vous à répondre ?

—    Rien.

—    Sérieusement, fallait-il refuser l’offre de Sandgoïst, qui, en fin de compte, a payé quinze mille marks cette cession d’un billet dont la valeur ne repose sur rien ? Je vous le redemande, fallait-il refuser ?

—    Oui et non, dame Hansen.

—    Ce n’est pas oui et non, monsieur Hog, c’est non. Dans la situation que vous connaissez, si l’avenir n’eût pas été aussi menaçant — par ma faute, j’en conviens — j’aurais compris le refus de Hulda !… Oui !… j’aurais compris qu’elle ne voulût céder à aucun prix le billet qu’elle avait reçu de Ole Kamp ! Mais, quand il s’agissait d’être expulsée dans quelques jours d’une maison où mon mari est mort, où mes enfants sont nés, je ne le comprends plus, et vous-même, monsieur Hog, à ma place, vous n’eussiez pas agi autrement !

—    Si, dame Hansen, si !

—    Et qu’auriez-vous fait ?

—    J’aurais tout tenté plutôt que de sacrifier le billet que ma fille avait reçu dans de pareilles circonstances !

—    Ces circonstances le rendent-elles donc meilleur ?

—    Ni vous, ni moi, personne n’en sait rien.

—    On le sait, au contraire, monsieur Hog ! Ce billet n’est rien qu’un billet qui a neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf chances de perdre contre une de gagner. Lui attribuez-vous donc plus de valeur parce qu’il a été trouvé dans une bouteille recueillie en mer ?

À cette question si précise, Sylvius Hog ne pouvait qu’être très embarrassé de répondre. Aussi revint-il au côté « sentiment » de l’affaire, en disant :

—    La situation est celle-ci, à présent. Ole Kamp, au moment du naufrage, a légué à Hulda le seul bien qui lui restât au monde ! Il lui a même recommandé d’être là, le jour du tirage, avec ce billet, si quelque heureuse chance le lui avait fait parvenir… et, maintenant, ce billet n’est plus entre les mains de Hulda.

—    Ole Kamp eût été de retour, répondit dame Hansen, qu’il n’aurait pas hésité à céder son billet à Sandgoïst !

—    C’est possible, reprit Sylvius Hog, mais lui seul avait le droit de le faire. Et que lui répondriez-vous, s’il n’était pas mort, s’il n’avait pas péri dans ce naufrage… s’il revenait… demain… aujourd’hui…

—    Ole ne reviendra pas, répondit dame Hansen d’une voix sourde. Ole est mort, monsieur Hog, et bien mort !

—    Vous n’en savez rien, dame Hansen ! s’écria le professeur avec un accent de conviction vraiment extraordinaire. Des recherches très sérieuses sont commencées pour retrouver quelque survivant du naufrage ! Elles peuvent aboutir — oui ! aboutir même avant que le tirage de cette loterie ait eu lieu ! Vous n’avez donc pas le droit de dire que Ole Kamp est mort, tant qu’il n’y aura pas de preuves certaines qu’il ait péri dans la catastrophe du Viken ! Si, maintenant, je ne parle plus avec cette assurance à vos enfants, c’est que je ne veux pas leur donner un espoir qui peut amener de bien douloureuses déceptions ! Mais à vous, dame Hansen, je vous dis ce que je pense ! Et que Ole soit mort, non ! je ne peux pas le croire ! Non… je ne veux pas le croire… Non ! je n’y crois pas !

Dame Hansen, sur ce terrain, où la discussion avait été transportée, ne pouvait plus lutter avec le professeur. Aussi se taisait-elle, et cette Norvégienne, quelque peu superstitieuse au fond, baissait la tête, comme si Ole Kamp eût été prêt à apparaître devant elle.

—    En tout cas, dame Hansen, reprit Sylvius Hog, avant de disposer du billet de Hulda, il y avait une chose très simple à faire, et vous ne l’avez pas faite.

—    Laquelle, monsieur Hog ?

—    Il fallait vous adresser d’abord à vos amis, aux amis de votre famille. Ils n’auraient point refusé de vous venir en aide, soit en se substituant à Sandgoïst dans sa créance, soit en vous avançant la somme nécessaire pour le payer !

—    Je n’ai point d’amis, monsieur Hog, auxquels j’eusse pu demander ce service !

—    Si, vous en avez, dame Hansen, et j’en connais au moins un, qui l’eût fait sans hésiter et comme un acte de reconnaissance.

—    Et quel est-il ?

—    Sylvius Hog, député au Storting !

Dame Hansen ne put rien répondre, et elle se contenta de s’incliner devant le professeur.

—    Mais ce qui est fait est fait — malheureusement ! ajouta Sylvius Hog. Je vous serai donc obligé, dame Hansen, de ne rien dire à vos enfants de cette conversation sur laquelle il n’y aura plus lieu de revenir !

Et tous deux se séparèrent.

Le professeur avait repris sa vie habituelle et recommencé ses promenades quotidiennes. Pendant quelques heures, il visitait avec Joël et Hulda les environs de Dal, mais sans aller trop loin, afin de ne point fatiguer la jeune fille. Rentré dans sa chambre, il se remettait à sa correspondance qui ne laissait pas d’être importante. Il écrivait lettres sur lettres à Bergen, à Christiania. Il stimulait le zèle de tous ceux qui concouraient maintenant à cette bonne œuvre de la recherche du Viken. Son existence se concentrait dans cette unique pensée : retrouver Ole, retrouver Ole !

Il crut même devoir s’absenter encore, pendant vingt-quatre heures, pour un motif qui, sans doute, devait se rattacher à cette affaire qui intéressait la famille Hansen. Mais il garda, comme toujours, un secret absolu sur ce qu’il faisait ou faisait faire à ce sujet.

Cependant la santé de Hulda, si durement éprouvée, ne se rétablissait que bien lentement. La pauvre fille ne vivait que du souvenir de Ole, et l’espoir qu’elle mêlait parfois à ce souvenir s’affaiblissait de jour en jour. Et, pourtant, elle avait alors près d’elle les deux êtres qu’elle aimait le plus au monde, et l’un d’eux ne cessait de l’encourager. Mais cela suffisait-il ? N’aurait-il pas fallu la distraire à tout prix ? Et comment l’arracher à ces pensées auxquelles se prenait toute son âme, ces pensées qui la rattachaient comme par une chaîne de fer au naufragé du Viken ?

Ainsi l’on arriva au 12 juillet.

C’était dans quatre jours que devait être tirée la loterie des Écoles de Christiania.

Il va sans dire que la spéculation tentée par Sandgoïst avait été portée à la connaissance du public. Par ses soins, les journaux avaient annoncé que le « célèbre et providentiel billet » portant le numéro 9672 était maintenant entre les mains de monsieur Sandgoïst de Drammen, et que ce billet, mis en vente, appartiendrait au plus offrant. Et, si monsieur Sandgoïst était possesseur dudit billet, c’est qu’il l’avait acheté fort cher à Hulda Hansen.

On le comprend, cette annonce ne pouvait que diminuer singulièrement la jeune fille dans l’estime publique. Quoi ! Hulda, séduite par un haut prix, s’était décidée à vendre le billet du naufragé, le billet de son fiancé Ole Kamp ! Elle avait fait argent de ce dernier souvenir !

Mais une note, parue très à propos dans le Morgen-Blad, mit ses lecteurs au courant de ce qui s’était passé. On sut de quelle nature avait été l’intervention de Sandgoïst et comment le billet se trouvait maintenant entre ses mains. Ce fut sur l’usurier de Drammen que retomba la réprobation publique, ce créancier sans cœur, qui n’avait pas craint d’utiliser à son profit les malheurs de la famille Hansen. Et alors il arriva ceci : c’est que, comme par une entente générale, les offres qui s’étaient produites lorsque Hulda possédait encore le billet ne se renouvelèrent plus vis-à-vis du nouveau possesseur. Il semblait que ledit billet n’avait plus la valeur surnaturelle qu’on lui attribuait depuis que ce Sandgoïst l’avait souillé de son attouchement. Donc, Sandgoïst n’avait fait là qu’une très mauvaise affaire, et le fameux numéro 9672 menaçait de lui rester pour compte.

Il va sans dire que ni Hulda ni même Joël n’étaient au courant de ce qui se disait. Heureusement ! Il leur eût été bien pénible de se savoir mêlés à cette affaire, qui avait pris une tournure si mercantile entre les mains de l’usurier.

Le 12 juillet, vers le soir, une lettre arriva à l’adresse du professeur Sylvius Hog.

Cette lettre, envoyée par la Marine, en contenait une autre, qui était datée de Christiansen, petit port situé à l’entrée du golfe de Christiania. Sans doute, elle n’apprit rien de nouveau à Sylvius Hog, car il la serra dans sa poche et n’en parla ni à Joël ni à sa sœur.

Seulement, au moment de se retirer dans sa chambre en leur donnant le bonsoir, il dit :

—    Vous le savez, mes enfants, c’est dans trois jours que sera tirée la loterie. Est-ce que vous ne comptez pas assister à ce tirage ?

—    À quoi bon, monsieur Sylvius ? répondit Hulda.

—    Cependant, reprit le professeur, Ole a voulu que sa fiancée y assistât; il en a fait l’expresse recommandation dans les dernières lignes qu’il a écrites, et je pense qu’il faut obéir aux dernières volontés de Ole.

—    Mais ce billet, Hulda ne l’a plus, répondit Joël, et qui sait entre quelles mains il est allé !

—    N’importe, répondit Sylvius Hog. Je vous demande donc à tous deux de m’accompagner à Christiania.

—    Vous le voulez, monsieur Sylvius ? répondit la jeune fille.

—    Ce n’est pas moi, chère Hulda, c’est Ole qui le veut, et il faut obéir à Ole.

—    Sœur, monsieur Sylvius a raison, répondit Joël. Oui ! il le faut !

—    Quand comptez-vous partir, monsieur Sylvius ?

—    Demain, dès l’aube, et que saint Olaf nous protège !

Jules Verne

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