20000 Lieues sous les mers

Page: .34./.102.

Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

Je fus assez vivement impressionné en touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n’y avait pourtant que deux mois que nous étions, suivant l’expression du capitaine Nemo, les « passagers du Nautilus ». c’est-à-dire. en réalité, les prisonniers de son commandant.

En quelques minutes. nous fûmes à une portée de fusil de la côte. Le sol était presque entièrement madréporique, mais certains lits de torrents desséchés. semés de débris granitiques, démontraient que cette île était due à une formation primordiale. Tout l’horizon se cachait derrière un rideau de forêts admirables. Des arbres énormes, dont la taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l’un à l’autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que berçait une brise légère. C’étaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, mélangés à profusion, et sous l’abri de leur voûte verdoyante, au pied de leur stipe gigantesque, croissaient des orchidées des légumineuses et des fougères.

Mais, sans remarquer tous ces beaux échantillons de la flore papouasienne, le Canadien abandonna l’agréable pour l’utile. Il aperçut un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bûmes leur lait, nous mangeâmes leur amande, avec une satisfaction qui protestait contre l’ordinaire du Nautilus.

« Excellent ! disait Ned Land.

—    Exquis ! répondait Conseil.

—    Et je ne pense pas, dit le Canadien. que votre Nemo s’oppose à ce que nous introduisions une cargaison de cocos à son bord ?

—    Je ne le crois pas, répondis-je, mais il n’y voudra pas goûter !

—    Tant pis pour lui ! dit Conseil.

—    Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage.

—    Un mot seulement, maître Land, dis-je au harponneur qui se disposait à ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d’en remplir le canot, il me paraît sage de reconnaître si l’île ne produit pas quelque substance non moins utile. Des légumes frais seraient bien reçus à l’office du Nautilus.

—    Monsieur a raison, répondit Conseil, et je propose de réserver trois places dans notre embarcation, l’une pour les fruits, l’autre pour les légumes, et la troisième pour la venaison, dont je n’ai pas encore entrevu le plus mince échantillon.

—    Conseil, il ne faut désespérer de rien, répondit le Canadien.

—    Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’œil aux aguets. Quoique l’île paraisse inhabitée, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier !

—    Hé ! hé ! fit Ned Land, avec un mouvement de mâchoire très significatif.

—    Eh bien ! Ned ! s’écria Conseil.

—    Ma foi, riposta le Canadien, je commence à comprendre les charmes de l’anthropophagie !

—    Ned ! Ned ! que dites-vous là ! répliqua Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en sûreté près de vous, moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré ?

—    Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nécessité.

—    Je ne m’y fie pas, répondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir. »

Tandis que s’échangeaient ces divers propos, nous pénétrions sous les sombres voûtes de la forêt, et pendant deux heures, nous la parcourûmes en tous sens.

Le hasard servit à souhait cette recherche de végétaux comestibles, et l’un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment précieux qui manquait à bord.

Je veux parler de l’arbre à pain, très abondant dans l’île Gueboroar, et j’y remarquai principalement cette variété dépourvue de graines, qui porte en malais le nom de « Rima ».

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formée de grandes feuilles multilobées, désignait suffisamment aux yeux d’un naturaliste cet « artocarpus » qui a été très heureusement naturalisé aux îles Mascareignes. De sa masse de verdure se détachaient de gros fruits globuleux, larges d’un décimètre, et pourvus extérieurement de rugosités qui prenaient une disposition hexagonale. Utile végétal dont la nature a gratifie les régions auxquelles le blé manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l’année.

Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait déjà mangé pendant ses nombreux voyages, et il savait préparer leur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses désirs, et il n’y put tenir plus longtemps.

« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goûte pas un peu de cette pâte de l’arbre à pain !

—    Goûtez, ami Ned, goûtez à votre aise. Nous sommes ici pour faire des expériences, faisons-les.

—    Ce ne sera pas long », répondit le Canadien.

Et, armé d’une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pétilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques-uns n’avaient pas encore atteint un degré suffisant de maturité, et leur peau épaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D’autres, en très grand nombre, jaunâtres et gélatineux, n’attendaient que le moment d’être cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine à Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, après les avoir coupés en tranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours :

« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !

—    Surtout quand on en est privé depuis longtemps, dit Conseil.

—    Ce n’est même plus du pain, ajouta le Canadien. C’est une pâtisserie délicate. Vous n’en avez jamais mange, monsieur ?

—    Non, Ned.

—    Eh bien, préparez-vous à absorber une chose succulente. Si vous n’y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »

Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu fut complètement charbonnée. A l’intérieur apparaissait une pâte blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l’artichaut.

Il faut l’avouer, ce pain était excellent, et j’en mangeai avec grand plaisir.

« Malheureusement, dis-je, une telle pâte ne peut se garder fraîche, et il me paraît inutile d’en faire une provision pour le bord.

—    Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land. Vous parlez là comme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites une récolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.

—    Et comment les préparerez-vous ? demandai-je au Canadien.

—    En fabriquant avec leur pulpe une pâte fermentée qui se gardera indéfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l’employer, je la ferai cuire à la cuisine du bord, et malgré sa saveur un peu acide, vous la trouverez excellente.

—    Alors, maître Ned, je vois qu’il ne manque rien à ce pain…

—    Si, monsieur le professeur, répondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout ou moins quelques légumes !

Cherchons les fruits et les légumes. »

Lorsque notre récolte fut terminée, nous nous mîmes en route pour compléter ce dîner « terrestre ».

Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait une ample provision de bananes. Ces produits délicieux de la zone torride mûrissent pendant toute l’année, et les Malais, qui leur ont donné le nom de “pisang”, les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillîmes des jaks énormes dont le goût est très accusé, des mangues savoureuses, et des ananas d’une grosseur invraisemblable. Mais cette récolte prit une grande partie de notre temps, que, d’ailleurs, il n’y avait pas lieu de regretter.

Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et, pendant sa promenade à travers la forêt, il glanait d’une main sûre d’excellents fruits qui devaient compléter sa provision.

« Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned ?

—    Hum ! fit le Canadien.

—    Quoi ! vous vous plaignez ?

—    Tous ces végétaux ne peuvent constituer un repas, répondit Ned. C’est la fin d’un repas, c’est un dessert. Mais le potage ? mais le rôti ?

—    En effet, dis-je, Ned nous avait promis des côtelettes qui me semblent fort problématiques.

—    Monsieur, répondit le Canadien, non seulement la chasse n’est pas finie, mais elle n’est même pas commencée. Patience ! Nous finirons bien par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n’est pas en cet endroit, ce sera dans un autre…

—    Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il ne faut pas trop s’éloigner. Je propose même de revenir au canot.

—    Quoi ! déjà ! s’écria Ned.

—    Nous devons être de retour avant la nuit, dis-je.

—    Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien.

—    Deux heures, au moins, répondit Conseil.

—    Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s’écria maître Ned Land avec un soupir de regret.

—    En route », répondit Conseil.

Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous complétâmes notre récolte en faisant une razzia de choux-palmistes qu’il fallut cueillir à la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour être les “abrou” des Malais, et d’ignames d’une qualité supérieure.

Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

Page: .34./.102.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.