20000 Lieues sous les mers

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Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

A ce moment, Conseil et le Canadien entrèrent, l’air tranquille et même joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo que le diable emporte ! — vient de nous faire une très aimable proposition.

—    Ah ! dis-je, vous savez…

—    N’en déplaise à monsieur, répondit Conseil, le commandant du Nautilus nous a invités à visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pêcheries de Ceylan. Il l’a fait en termes excellents et s’est conduit en véritable gentleman.

—    Il ne vous a rien dit de plus ?

—    Rien, monsieur, répondit le Canadien, si ce n’est qu’il vous avait parlé de cette petite promenade.

—    En effet, dis-je. Et il ne vous a donné aucun détail sur…

—    Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n’est-il pas vrai ?

—    Moi… sans doute ! Je vois que vous y prenez goût, maître Land.

—    Oui ! c’est curieux, très curieux.

—    Dangereux peut-être ! ajoutai-je d’un ton insinuant.

—    Dangereux, répondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d’huîtres ! »

Décidément le capitaine Nemo avait jugé inutile d’éveiller l’idée de requins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d’un œil troublé, et comme s’il leur manquait déjà quelque membre. Devais-je les prévenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m’y prendre.

« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des détails sur la pêche des perles ?

—    Sur la pêche elle-même, demandai-je, ou sur les incidents qui…

—    Sur la pêche, répondit le Canadien. Avant de s’engager sur le terrain, il est bon de le connaître.

—    Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l’Anglais Sirr vient de m’apprendre à moi-même. »

Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d’abord le Canadien me dit :

« Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle ?

—    Mon brave Ned, répondis-je, pour le poète, la perle est une larme de la mer; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosée solidifiée; pour les dames, c’est un bijou de forme oblongue, d’un éclat hyalin, d’une matière nacrée, qu’elles portent au doigt, au cou ou à l’oreille; pour le chimiste, c’est un mélange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gélatine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sécrétion maladive de l’organe qui produit la nacre chez certains bivalves.

—    Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acéphales, ordre des testacés.

—    Précisément, savant Conseil. Or, parmi ces testacés, l’oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux qui sécrètent la nacre c’est-à-dire cette substance bleue, bleuâtre, violette ou blanche, qui tapisse l’intérieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles.

—    Les moules aussi ? demanda le Canadien.

—    Oui ! les moules de certains cours d’eau de l’Ecosse, du pays de Galles, de l’Irlande, de la Saxe, de la Bohème, de la France.

—    Bon ! on y fera attention, désormais, répondit le Canadien.

—    Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c’est l’huître perlière, la méléagrina-Margaritifera la précieuse pintadine. La perle n’est qu’une concrétion nacrée qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhère à la coquille de l’huître, ou elle s’incruste dans les plis de l’animal. Sur les valves, la perle est adhérente; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule stérile, soit un grain de sable, autour duquel la matière nacrée se dépose en plusieurs années, successivement et par couches minces et concentriques.

—    Trouve-t-on plusieurs perles dans une même huître ? demanda Conseil.

—    Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un véritable écrin. On a même cité une huître, mais je me permets d’en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins.

—    Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land.

—    Ai-je dit requins ? m’écriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n’aurait aucun sens.

—    En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles ?

—    On procède de plusieurs façons, et souvent même, quand les perles adhèrent aux valves, les pêcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communément, les pintadines sont étendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi à l’air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un état satisfaisant de putréfaction. On les plonge alors dans de vastes réservoirs d’eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C’est à ce moment que commence le double travail des rogueurs. D’abord, ils séparent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de franche argentée, de bâtarde blanche et de bâtarde noire, qui sont livrées par caisses de cent vingt-cinq à cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlèvent le parenchyme de l’huître, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d’en extraire jusqu’aux plus petites perles.

—    Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.

—    Non seulement selon leur grosseur, répondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur eau, c’est-à-dire leur couleur, et selon leur orient, c’est-à-dire cet éclat chatoyant et diapré qui les rend si charmantes a l’œil. Les plus belles perles sont appelées perles vierges ou paragons; elles se forment isolément dans le tissu du mollusque; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d’une transparence opaline, et le plus communément sphériques ou piriformes. Sphériques, elles forment les bracelets; piriformes, des pendeloques, et, étant les plus précieuses, elles se vendent à la pièce. Les autres perles adhèrent à la coquille de l’huître, et, plus irrégulières, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inférieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences; elles se vendent à la mesure et servent plus particulièrement à exécuter des broderies sur les ornements d’église.

—    Mais ce travail, qui consiste à séparer les perles selon leur grosseur, doit être long et difficile, dit le Canadien.

—    Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles percés d’un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt à quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s’échappent pas des cribles percés de cent à huit cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percés de neuf cents à mille trous forment la semence.

—    C’est ingénieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement des perles, s’opère mécaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce que rapporte l’exploitation des bancs d’huîtres perlières ?

—    A s’en tenir au livre de Sirr, répondis-je, les pêcheries de Ceylan sont affermées annuellement pour la somme de trois millions de squales.

—    De francs ! reprit Conseil.

—    Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pêcheries ne rapportent plus ce qu’elles rapportaient autrefois. Il en est de même des pêcheries américaines, qui, sous le règne de Charles Quint, produisaient quatre millions de francs, présentement réduits aux deux tiers. En somme, on peut évaluer à neuf millions de francs le rendement général de l’exploitation des perles.

—    Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne cite pas quelques perles célèbres qui ont été cotées à un très haut prix ?

—    Oui, mon garçon. On dit que César offrit à Servilia une perle estimée cent vingt mille francs de notre monnaie.

—    J’ai même entendu raconter, dit le Canadien, qu’une certaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre.

—    Cléopâtre, riposta Conseil.

—    Ça devait être mauvais, ajouta Ned Land.

—    Détestable, ami Ned, répondit Conseil; mais un petit verre de vinaigre qui coûte quinze cents mille francs, c’est d’un joli prix.

—    Je regrette de ne pas avoir épousé cette dame, dit le Canadien en manœuvrant son bras d’un air peu rassurant.

—    Ned Land l’époux de Cléopâtre ! s’écria Conseil.

—    Mais j’ai dû me marier, Conseil, répondit sérieusement le Canadien, et ce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas réussi. J’avais même acheté un collier de perles à Kat Tender, ma fiancée, qui, d’ailleurs, en a épousé un autre. Eh bien, ce collier ne m’avait pas coûté plus d’un dollar et demi, et cependant — monsieur le professeur voudra bien me croire les perles qui le composaient n’auraient pas passé par le tamis de vingt trous.

—    Mon brave Ned, répondis-je en riant, c’étaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits à l’intérieur d’essence d’Orient.

—    Si peu que rien ! Ce n’est autre chose que la substance argentée de l’écaille de l’ablette, recueillie dans l’eau et conservée dans l’ammoniaque. Elle n’a aucune valeur.

—    C’est peut-être pour cela que Kat Tender en a épousé un autre, répondit philosophiquement maître Land.

—    Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possédé une supérieure à celle du capitaine Nemo.

—    Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermé sous sa vitrine.

—    Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deux millions de…

—    Francs ! dit vivement Conseil.

—    Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute elle n’aura coûté au capitaine que la peine de la ramasser.

—    Eh ! s’écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille !

—    Bah ! fit Conseil.

—    Et pourquoi pas ?

—    A quoi des millions nous serviraient-ils à bord du Nautilus ?

—    A bord, non, dit Ned Land, mais… ailleurs.

—    Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tête.

—    Au fait, dis-je, maître Land a raison. Et si nous rapportons jamais en Europe ou en Amérique une perle de quelques millions, voilà du moins qui donnera une grande authenticité, et, en même temps, un grand prix au récit de nos aventures.

—    Je le crois, dit le Canadien.

—    Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au côté instructif des choses, est-ce que cette pêche des perles est dangereuse ?

—    Non, répondis-je vivement, surtout si l’on prend certaines précautions.

—    Que risque-t-on dans ce métier ? dit Ned Land : d’avaler quelques gorgées d’eau de mer !

—    Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant de prendre le ton dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, brave Ned ?

—    Moi, répondit le Canadien, un harponneur de profession ! C’est mon métier de me moquer d’eux !

—    Il ne s’agit pas, dis-je, de les pêcher avec un émerillon, de les hisser sur le pont d’un navire, de leur couper la queue à coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le cœur et de le jeter à la mer !

—    Alors, il s’agit de… ?

—    Oui, précisément.

—    Dans l’eau ?

—    Dans l’eau.

—    Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont des bêtes assez mal façonnées. Il faut qu’elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce temps… »

Ned Land avait une manière de prononcer le mot « happer » qui donnait froid dans le dos.

« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ?

—    Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.

—    A la bonne heure, pensai-je.

—    Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi son fidèle domestique ne les affronterait pas avec lui ! »

Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

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