20000 Lieues sous les mers

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Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

Suivant mes prévisions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d’un mètre fut enlevée à l’immense alvéole. Mais, le matin, quand, revêtu de mon scaphandre, je parcourus la masse liquide par une température de six à sept degrés au-dessous de zéro, je remarquai que les murailles latérales se rapprochaient peu à peu. Les couches d’eau éloignées de la fosse, que n’échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient une tendance à se solidifier. En présence de ce nouveau et imminent danger, que devenaient nos chances de salut, et comment empêcher la solidification de ce milieu liquide, qui eût fait éclater comme du verre les parois du Nautilus ?

Je ne fis point connaître ce nouveau danger à mes deux compagnons. A quoi bon risquer d’abattre cette énergie qu’ils employaient au pénible travail du sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu à bord ? je fis observer au capitaine Nemo cette grave complication.

« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier les plus terribles conjonctures. C’est un danger de plus, mais je ne vois aucun moyen d’y parer. La seule chance de salut, c’est d’aller plus vite que la solidification. Il s’agit d’arriver premiers. Voilà tout. »

Arriver premiers ! Enfin, j’aurais dû être habitué à ces façons de parler !

Cette journée, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniâtreté. Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler, c’était quitter le Nautilus, c’était respirer directement cet air pur emprunté aux réservoirs et fourni par les appareils, c’était abandonner une atmosphère appauvrie et viciée.

Vers le soir, la fosse s’était encore creusée d’un mètre. Quand je rentrai à bord, je faillis être asphyxié par l’acide carbonique dont l’air était saturé. Ah ! que n’avions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasser ce gaz délétère ! L’oxygène ne nous manquait pas. Toute cette eau en contenait une quantité considérable et en la décomposant par nos puissantes piles, elle nous eût restitué le fluide vivifiant. J’y avais bien songé, mais à quoi bon, puisque l’acide carbonique, produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties du navire. Pour l’absorber, il eût fallu remplir des récipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matière manquait à bord, et rien ne la pouvait remplacer

Ce soir-là, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses réservoirs, et lancer quelques colonnes d’air pur à l’intérieur du Nautilus. Sans cette précaution, nous ne nous serions pas réveillés.

Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant le cinquième mètre. Les parois latérales et la surface inférieure de la banquise s’épaississaient visiblement. Il était évident qu’elles se rejoindraient avant que le Nautilus fût parvenu à se dégager. Le désespoir me prit un instant. Mon pic fut près de s’échapper de mes mains. A quoi bon creuser, si je devais périr étouffé, écrasé par cette eau qui se faisait pierre, un supplice que la férocité des sauvages n’eût pas même inventé. Il me semblait que j’étais entre les formidables mâchoires d’un monstre qui se rapprochaient irrésistiblement.

A ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-même, passa près de moi. Je le touchai de la main et lui montrai les parois de notre prison. La muraille de tribord s’était avancée à moins de quatre mètres de la coque du Nautilus.

Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrâmes à bord. Mon scaphandre ôté, je l’accompagnai dans le salon.

« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque héroïque moyen, ou nous allons être scellés dans cette eau solidifiée comme dans du ciment.

—    Oui ! dis-je, mais que faire ?

—    Ah ! s’écria-t-il, si mon Nautilus était assez fort pour supporter cette pression sans en être écrasé ?

—    Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l’idée du capitaine.

—    Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congélation de l’eau nous viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle ferait éclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en se gelant, éclater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu’elle serait un agent de salut au lieu d’être un agent de destruction !

—    Oui, capitaine, peut-être. Mais quelque résistance à l’écrasement que possède le Nautilus, il ne pourrait supporter cette épouvantable pression et s’aplatirait comme une feuille de tôle.

—    Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de la nature, mais sur nous-mêmes. Il faut s’opposer à cette solidification. Il faut l’enrayer. Non seulement, les parois latérales se resserrent, mais il ne reste pas dix pieds d’eau à l’avant ou à l’arrière du Nautilus. La congélation nous gagne de tous les côtés.

—    Combien de temps, demandai-je, l’air des réservoirs nous permettra-t-il de respirer à bord ? »

Le capitaine me regarda en face.

« Après-demain, dit-il, les réservoirs seront vides ! »

Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-je m’étonner de cette réponse ? Le 22 mars, le Nautilus s’était plongé sous les eaux libres du pôle. Nous étions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les réserves du bord ! Et ce qui restait d’air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. Au moment où j’écris ces choses, mon impression est tellement vive encore, qu’une terreur involontaire s’empare de tout mon être, et que l’air semble manquer à mes poumons !

Cependant, le capitaine Nemo réfléchissait, silencieux, immobile. Visiblement, une idée lui traversait l’esprit. Mais il paraissait la repousser. Il se répondait négativement à lui-même. Enfin, ces mots s’échappèrent de ses lèvres !

« L’eau bouillante ! murmura-t-il.

—    L’eau bouillante ? m’écriai-je.

—    Oui, monsieur. Nous sommes renfermés dans un espace relativement restreint. Est-ce que des jets d’eau bouillante, constamment injectée par les pompes du Nautilus, n’élèveraient pas la température de ce milieu et ne retarderaient pas sa congélation ?

—    Il faut l’essayer, dis-je résolument.

—    Essayons, monsieur le professeur. »

Jules Verne

Némo — Vingt mille lieues sous les mers

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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