20000 Lieues sous les mers

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Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-être le Canadien m’y avait-il transporté. Mais je respirais, je humais l’air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s’enivraient près de moi de ces fraîches molécules. Les malheureux. trop longtemps privés de nourriture, ne peuvent se jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu’on leur présente. Nous. au contraire, nous n’avions pas à nous modérer, nous pouvions aspirer à pleins poumons les atomes de cette atmosphère, et c’était la brise, la brise elle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse !

« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygène ! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâchoires à effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait » comme un poêle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l’équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les étranges marins du Nautilus se contentaient de l’air qui circulait à l’intérieur. Aucun n’était venu se délecter en pleine atmosphère.

Les premières paroles que je prononçai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d’en parler ! Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce n’était qu’une question d’arithmétique. Votre existence valait plus que la nôtre. Donc il fallait la conserver.

—    Non, Ned, répondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n’est supérieur à un homme généreux et bon, et vous l’êtes !

—    C’est bien ! c’est bien ! répétait le Canadien embarrassé

—    Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.

—    Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait bien quelques gorgées d’air, mais je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir… »

Conseil, confus de s’être jeté dans la banalité, n’acheva pas.

« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liés les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits…

—    Dont j’abuserai, riposta le Canadien.

—    Hein ? fit Conseil.

—    Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand je quitterai cet infernal Nautilus.

—    Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?

—    Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, et ici le soleil, c’est le nord.

—    Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions le Pacifique ou l’Atlantique, c’est-à-dire les mers fréquentées ou désertes. »

A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les côtes de l’Asie et de l’Amérique. Il compléterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers où le Nautilus trouvait la plus entière indépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important. Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous étions par le travers de la pointe américaine, le 31 mars, à sept heures du soir.

Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Le souvenir de cet emprisonnement dans les glaces s’effaçait de notre esprit. Nous ne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Le point reporté chaque jour sur le planisphère et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus. Or, ce soir-là, il devint évident, à ma grande satisfaction, que nous revenions au nord par la route de l’Atlantique.

J’appris au Canadien et à Conseil le résultat de mes observations.

« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va le Nautilus ?

—    Je ne saurais le dire, Ned.

—    Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter le pôle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ?

Il ne faudrait pas l’en défier, répondit Conseil.

—    Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.

—    En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maître homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.

—    Surtout quand nous l’aurons quitté ! » riposta Ned Land.

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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