— Jules Verne —

Page: .88./.102.

Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie très aplatie qui, la queue coupée, eût formé un disque parfait et qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle était blanche en dessous, rougeâtre en dessus, avec de grandes taches rondes d’un bleu foncé et cerclées de noir, très lisse de peau, et terminée par une nageoire bilobée. Étendue sur la plate-forme, elle se débattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs, et faisait tant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la précipiter à la mer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se précipita sur lui, et, avant que je ne pusse l’en empêcher, il le saisit à deux mains.

Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l’air, paralysé d’une moitié du corps, et criant :

« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi. »

C’était la première fois que le pauvre garçon ne me parlait pas « à la troisième personne ».

Le Canadien et moi, nous l’avions relevé, nous le frictionnions à bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternel classificateur murmura d’une voix entrecoupée :

« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchies fixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »

—    Oui, mon ami, répondis-je, c’est une torpille qui t’a mis dans ce déplorable état.

—    Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai de cet animal.

Et comment ?

—    En le mangeant. »

Ce qu’il fit le soir même, mais par pure représaille, car franchement c’était coriace.

L’infortuné Conseil s’était attaqué à une torpille de la plus dangereuse espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que l’eau, foudroie les poissons à plusieurs mètres de distance, tant est grande la puissance de son organe électrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pas moins de vingt-sept pieds carrés.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s’approcha de la côte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni. Là vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C’étaient des manates qui, comme le dugong et le stellère, appartiennent à l’ordre des siréniens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J’appris à Ned Land et à Conseil que la prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un rôle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairies sous-marines et détruire ainsi les agglomérations d’herbes qui obstruent l’embouchure des fleuves tropicaux.

« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis que les hommes ont presque entièrement anéanti, ces races utiles ? C’est que les herbes putréfiées ont empoisonné l’air, et l’air empoisonné, c’est la fièvre jaune qui désole ces admirables contrées. Les végétations vénéneuses se sont multipliées sous ces mers torrides, et le mal s’est irrésistiblement développé depuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »

Et s’il faut en croire Toussenel, ce fléau n’est rien encore auprès de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dépeuplées de baleines et de phoques. Alors, encombrées de poulpes, de méduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne posséderont plus « ces vastes estomacs, que Dieu avait chargés d’écumer la surface des mers ».

Cependant, sans dédaigner ces théories, l’équipage du Nautilus s’empara d’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionner les cambuses d’une chair excellente, supérieure à celle du bœuf et du veau. Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates se laissaient frapper sans se défendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à être séchée, furent emmagasinés à bord.

Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encore accroître les réserves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalut avait rapporté dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tête se terminait par une plaque ovale à rebords charnus. C’étaient des échénéides, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l’animal peut opérer le vide, ce qui lui permet d’adhérer aux objets à la façon d’une ventouse.

Le rémora, que j’avais observé dans la Méditerranée, appartient à cette espèce. Mais celui dont il s’agit ici. c’était l’échénéide ostéochère, particulier à cette mer. Nos marins, à mesure qu’ils les prenaient, les déposaient dans des bailles pleines d’eau.

La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient à la surface des flots. Il eût été difficile de s’emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur solide carapace est à l’épreuve du harpon. Mais l’échénéide devait opérer cette capture avec une sûreté et une précision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naïf pêcheur a la ligne.

Les hommes du Nautilus attachèrent à la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau, une longue corde amarrée à bord par l’autre bout.

Les échénéides, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leur rôle et allèrent se fixer au plastron des tortues. Leur ténacité était telle qu’ils se fussent déchirés plutôt que de lâcher prise. On les halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adhéraient.

On prit ainsi plusieurs caouannes, larges d’un mètre, qui pesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornées grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient très précieuses. En outre, elles étaient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d’un goût exquis.

Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l’Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer.

Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

Page: .88./.102.

Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.