— Jules Verne —

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Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne de quinze cents mètres. La terre la plus rapprochée était alors cet archipel des îles Lucayes, disséminées comme un tas de pavés a la surface des eaux. Là s’élevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposés par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs que nos rayons électriques n’éclairaient pas jusqu’au fond.

Ces roches étaient tapissées de grandes herbes, de laminaires géantes, de fucus gigantesques, un véritable espalier d’hydrophytes digne d’un monde de Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fûmes naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la mer. Les unes sont évidemment destinées à la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du Nautilus presque immobile, je n’apercevais encore sur ces longs filaments que les principaux articulés de la division des brachyoures, des l’ambres à longues pattes, des crabes violacés, des clios particuliers aux mers des Antilles.

Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes algues.

« Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes, et je ne serais pas étonné d’y voir quelques-uns de ces monstres.

—    Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des céphalopodes ?

—    Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’ami Land s’est trompé, sans doute, car je n’aperçois rien.

—    Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contempler face à face l’un de ces poulpes dont j’ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là, ça se nomme des krak…

—    Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.

—    Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon.

—    Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.

—    Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru au narval de monsieur.

—    Nous avons eu tort, Conseil.

—    Sans doute ! mais d’autres y croient sans doute encore.

—    C’est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien décidé à n’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je les aurai disséqués de ma propre main.

—    Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques ?

—    Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien.

—    Beaucoup de gens, ami Ned.

—    Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !

—    Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !

—    Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plus sérieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraînée sous les flots par les bras d’un céphalopode.

—    Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.

—    Oui, Ned.

—    De vos propres yeux ?

—    De mes propres yeux.

—    Où, s’il vous plaît ?

—    A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil.

—    Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.

—    Non, dans une église, répondit Conseil.

—    Dans une église ! s’écria le Canadien.

—    Oui, ami Ned. C’était un tableau qui représentait le poulpe en question !

—    Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser !

—    Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler de ce tableau; mais le sujet qu’il représente est tiré d’une légende, et vous savez ce qu’il faut penser des légendes en matière d’histoire naturelle ! D’ailleurs, quand il s’agit de monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer.

Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d’un céphalopode, long d’un mille, qui ressemblait plutôt à une île qu’à un animal. On raconte aussi que l’évêque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche et retourna à la mer. Le rocher était un poulpe.

—    Et c’est tout ? demanda le Canadien.

—    Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan de Berghem, parle également d’un poulpe sur lequel pouvait manœuvrer un régiment de cavalerie !

—    Ils allaient bien, les évêques d’autrefois ! dit Ned Land.

—    Enfin, les naturalistes de l’antiquité citent des monstres dont la gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le détroit de Gibraltar.

—    A la bonne heure ! fit le Canadien.

—    Mais dans tous ces récits, qu’y a-t-il de vrai ? demanda Conseil.

—    Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vraisemblance pour monter jusqu’à la fable ou à la légende. Toutefois, à l’imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prétexte. On ne peut nier qu’il existe des poulpes et des calmars de très grande espèce, mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote a constaté les dimensions d’un calmar de cinq coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs en voient fréquemment dont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts. Les musées de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent deux mètres. D’ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.

—    En pêche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.

—    S’ils n’en pêchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souvent affirmé qu’il avait rencontré un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l’Inde. Mais le fait le plus étonnant et qui ne permet plus de nier l’existence de ces animaux gigantesques, s’est passé il y a quelques années, en 1861.

—    Quel est ce fait ? demanda Ned Land.

—    Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peu près par la latitude où nous sommes à ce moment, l’équipage de l’aviso l’Alecton aperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandant Bouguer s’approcha de l’animal, et il l’attaqua à coups de harpon et à coups de fusil, sans grand succès, car balles et harpons traversaient ces chairs molles comme une gelée sans consistance. Après plusieurs tentatives infructueuses, l’équipage parvint à passer un nœud coulant autour du corps du mollusque. Ce nœud glissa jusqu’aux nageoires caudales et s’y arrêta. On essaya alors de haler le monstre à bord, mais son poids était si considérable qu’il se sépara de sa queue sous la traction de la corde, et, privé de cet ornement, il disparut sous les eaux.

—    Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.

—    Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposé de nommer ce poulpe « calmar de Bouguer ».

—    Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.

—    Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit Conseil, qui posté à la vitre, examinait de nouveau les anfractuosités de la falaise.

—    Précisément, répondis-je.

—    Sa tête, reprit Conseil, n’était-elle pas couronnée de huit tentacules, qui s’agitaient sur l’eau comme une nichée de serpents ?

—    Précisément.

—    Ses yeux, placés à fleur de tête, n’avaient-ils pas un développement considérable ?

—    Oui, Conseil.

—    Et sa bouche, n’était-ce pas un véritable bec de perroquet, mais un bec formidable ?

—    En effet, Conseil.

—    Eh bien ! n’en déplaise à monsieur, répondit tranquillement Conseil, si ce n’est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses frères. »

Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.

« L’épouvantable bête », s’écria-t-il.

Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer un mouvement de répulsion. Devant mes yeux s’agitait un monstre horrible, digne de figurer dans les légendes tératologiques.

Jules Verne

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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