20000 Lieues sous les mers

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Jules Verne

20000 Lieues sous les mers

Le capitaine me regardait en se croisant les bras.

« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni de votre goût ni du mien. Mais puisque nous l’avons entamé, épuisons-le. Je vous le répète, ce n’est pas seulement de ma personne qu’il s’agit. Pour moi l’étude est un secours, une diversion puissante, un entraînement, une passion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme à vivre ignoré, obscur, dans le fragile espoir de léguer un jour à l’avenir le résultat de mes travaux, au moyen d’un appareil hypothétique confié au hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans déplaisir dans un rôle que je comprends sur certains points : mais il est encore d’autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entourée de complications et de mystères auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n’avons aucune part. Et même, quand notre cœur a pu battre pour vous, ému par quelques-unes de vos douleurs ou remué par vos actes de génie ou de courage, nous avons dû refouler en nous jusqu’au plus petit témoignage de cette sympathie que fait naître la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de l’ami ou de l’ennemi. Eh bien, c’est ce sentiment que nous sommes étrangers à tout ce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d’inacceptable, d’impossible, même pour moi mais d’impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu’il est homme, vaut qu’on songe à lui. Vous êtes-vous demandé ce que l’amour de la liberté, la haine de l’esclavage, pouvaient faire naître de projets de vengeance dans une nature comme celle du Canadien, ce qu’il pouvait penser, tenter, essayer ?… »

Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva.

« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra, que m’importe ? Ce n’est pas moi qui l’ai été chercher ! Ce n’est pas pour mon plaisir que je le garde à mon bord ! Quant à vous, monsieur Aronnax, vous êtes de ceux qui peuvent tout comprendre, même le silence. Je n’ai rien de plus à vous répondre. Que cette première fois où vous venez de traiter ce sujet soit aussi la dernière, car une seconde fois, je ne pourrais même pas vous écouter. »

Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut très tendue. Je rapportai ma conversation à mes deux compagnons.

« Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien à attendre de cet homme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que soit le temps. »

Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symptômes d’ouragan se manifestaient. L’atmosphère se faisait blanchâtre et laiteuse. Aux cyrrhus à gerbes déliées succédaient à l’horizon des couches de nimbo-cumulus. D’autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et se gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, à l’exception des satanicles, amis des tempêtes. Le baromètre baissait notablement et indiquait dans l’air une extrême tension des vapeurs. Le mélange du storm-glass se décomposait sous l’influence de l’électricité qui saturait l’atmosphère. La lutte des éléments était prochaine.

La tempête éclata dans la journée du 18 mai, précisément lorsque le Nautilus flottait à la hauteur de Long-Island, à quelques milles des passes de New York. Je puis décrire cette lutte des éléments, car au lieu de la fuir dans les profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice, voulut la braver à sa surface.

Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en grand frais, c’est-à-dire avec une vitesse de quinze mètres à la seconde, qui fut portée à vingt-cinq mètres vers trois heures du soir. C’est le chiffre des tempêtes.

Le capitaine Nemo, inébranlable sous les rafales, avait pris place sur la plate-forme. Il s’était amarré à mi-corps pour résister aux vagues monstrueuses qui déferlaient. Je m’y étais hissé et attaché aussi, partageant mon admiration entre cette tempête et cet homme incomparable qui lui tenait tête.

La mer démontée était balayée par de grandes loques de nuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames intermédiaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses, dont la crête ne déferle pas, tant elles sont compactes. Leur hauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles. Le Nautilus, tantôt couché sur le côté, tantôt dressé comme un mât, roulait et tanguait épouvantablement.

Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattit ni le vent ni la mer. L’ouragan se déchaîna avec une vitesse de quarante-cinq mètres à la seconde, soit près de quarante lieues à l’heure. C’est dans ces conditions qu’il renverse des maisons, qu’il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu’il rompt des grilles de fer, qu’il déplace des canons de vingt-quatre. Et pourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d’un savant ingénieur : « Il n’y a pas de coque bien construite qui ne puisse défier à la mer ! » Ce n’était pas un roc résistant, que ces lames eussent démoli, c’était un fuseau d’acier, obéissant et mobile, sans gréement, sans mâture, qui bravait impunément leur fureur.

Cependant j’examinais attentivement ces vagues déchaînées. Elles mesuraient jusqu’à quinze mètres de hauteur sur une longueur de cent cinquante à cent soixante-quinze mètres, et leur vitesse de propagation. moitié de celle du vent, était de quinze mètres à la seconde. Leur volume et leur puissance s’accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alors le rôle de ces lames qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et le refoulent au fond des mers où elles portent la vie avec l’oxygène. Leur extrême force de pression — on l’a calculée peut s’élever jusqu’à trois mille kilogrammes par pied carré de la surface qu’elles contrebattent. Ce sont de telles lames qui, aux Hébrides, ont déplacé un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempête du 23 décembre 1864, après avoir renversé une partie de la ville de Yéddo, au Japon, faisant sept cents kilomètres à l’heure, allèrent se briser le même jour sur les rivages de l’Amérique.

L’intensité de la tempête s’accrut avec la nuit. Le baromètre, comme en 1860, à la Réunion, pendant un cyclone, tomba à 710 millimètres. A la chute du jour, je vis passer à l’horizon un grand navire qui luttait péniblement. Il capeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout à la lame. Ce devait être un des steamers des lignes de New York à Liverpool ou au Havre. Il disparut bientôt dans l’ombre.

A dix heures du soir, le ciel était en feu. L’atmosphère fut zébrée d’éclairs violents. Je ne pouvais en supporter l’éclat, tandis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en lui l’âme de la tempête. Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vagues écrasées, des mugissements du vent, des éclats du tonnerre. Le vent sautait à tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est, y revenait en passant par le nord, l’ouest et le sud, en sens inverse des tempêtes tournantes de l’hémisphère austral.

Ah ! ce Gulf Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempêtes ! C’est lui qui crée ces formidables cyclones par la différence de température des couches d’air superposées à ses courants.

A la pluie avait succédé une averse de feu. Les gouttelettes d’eau se changeaient en aigrettes fulminantes. On eût dit que le capitaine Nemo, voulant une mort digne de lui, cherchait à se faire foudroyer. Dans un effroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l’air son éperon d’acier, comme la tige d’un paratonnerre, et j’en vis jaillir de longues étincelles.

Brisé, à bout de forces, je me coulai à plat ventre vers le panneau. Je l’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignait alors son maximum d’intensité. Il était impossible de se tenir debout à l’intérieur du Nautilus.

Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les réservoirs se remplir peu à peu, et le Nautilus s’enfonça doucement au-dessous de la surface des flots.

Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés qui passaient comme des fantômes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent foudroyés sous mes yeux !

Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’il retrouverait le calme à une profondeur de quinze mètres. Non. Les couches supérieures étaient trop violemment agitées. Il fallut aller chercher le repos jusqu’à cinquante mètres dans les entrailles de la mer.

Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eût dit qu’un ouragan terrible se déchaînait alors à la surface de cet Océan ?

Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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