Le Comte de Lautréamont

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Isidore Ducasse

Les chants de Maldoror

On ne me verra pas, à mon heure dernière (j’écris ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres. Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse, ou debout sur la montagne… les yeux en haut, non : je sais que mon anéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas de grâce à espérer. Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J’avais dit que personne n’entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage d’hyène (j’use de cette comparaison, quoique l’hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé : qu’il s’approche. Nous sommes dans une nuit d’hiver, alors que les éléments s’entrechoquent de toutes parts, que l’homme a peur, et que l’adolescent médite quelque crime sur un de ses amis, s’il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité, depuis que le vent, l’humanité existent, quelques moments avant l’agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemples nombreux de la méchanceté humaine (un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses frères). L’aigle, le corbeau, l’immortel pélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible et content. Ils sauront ce que cela signifie. Sur la terre, la vipère, l’œil gros du crapaud, le tigre, l’éléphant; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau, l’informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelle est cette dérogation à la loi de la nature. L’homme, tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de ses gémissements. “Oui, je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu de moi d’effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? ou bien, est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une comète effrayante, l’espace ensanglanté ? (Il me tombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que pousse l’ouragan devant soi). Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’il soit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux, toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons dû nous rencontrer, dans cette similitude de caractère; le choc qui en est résulté nous a été réciproquement fatal.” Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou comme l’escargot. Tout à coup, leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles imprécations ! quels déchirements de voix ! Ils m’ont reconnu. Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine réciproque; les deux haines sont tournées contre l’ennemi commun, moi; on se rapproche par un assentiment universel. Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut; je crains la perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, une fois de plus, des conséquences des passions, complètement satisfait… Je te remercie, ô rhinolophe, de m’avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d’une crête en forme de fer à cheval : je m’aperçois, en effet, que ce n’était malheureusement qu’une maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi cette hypothèse n’est-elle pas la réalité !

Une famille entoure une lampe posée sur la table :

—    Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.

—    Ils n’y sont pas, mère.

—    Va les chercher alors dans l’autre chambre. Te rappelles-tu cette époque, mon doux maître, où nous faisions des vœux, pour avoir un enfant, dans lequel nous renaîtrions une seconde fois, et qui serait le soutien de notre vieillesse ?

—    Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous n’avons pas à nous plaindre de notre lot sur cette terre. Chaque jour nous bénissons la Providence de ses bienfaits. Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.

—    Et les mâles qualités de son père.

—    Voici les ciseaux, mère; je les ai enfin trouvés.

Il reprend son travail… Mais quelqu’un s’est présenté à la porte d’entrée, et contemple, pendant quelques instants, le tableau qui s’offre à ses yeux :

—    Que signifie ce spectacle ! Il y a beaucoup de gens qui sont moins heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement qu’ils se font pour aimer l’existence ? Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible; ta place n’est pas ici.

Il s’est retiré !

—    Je ne sais comment cela se fait; mais, je sens les facultés humaines qui se livrent des combats dans mon cœur. Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi; l’atmosphère est lourde.

—    Femme, je ressens les mêmes impressions que toi; je tremble qu’il ne nous arrive quelque malheur. Ayons confiance en Dieu, en lui est le suprême espoir.

—    Mère, je respire à peine; j’ai mal à la tête.

—    Toi aussi, mon fils ! Je vais te mouiller le front et les tempes avec du vinaigre.

—    Bon, bonne mère…

Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise, fatigué.

—    Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Maintenant, le moindre objet me contrarie.

—    Comme tu es pâle ! La fin de cette veillée ne se passera pas sans que quelque événement funeste nous plonge tous les trois dans le lac du désespoir !

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

—    Mon fils !

—    Ah ! mère… j’ai peur !

—    Dis-moi vite si tu souffres.

—    Mère, je ne souffre pas… Je ne dis pas la vérité.

Le père ne revient pas de son étonnement :

—    Voilà des cris que l’on entend quelquefois, dans le silence des nuits sans étoiles. Quoique nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse n’est pas près d’ici; car, on peut entendre ces gémissements à trois lieues de distance, transportés par le vent d’une cité à une autre. On m’avait souvent parlé de ce phénomène; mais, je n’avais jamais eu l’occasion de juger par moi-même de sa véracité. Femme, tu me parlais de malheur; si malheur plus réel exista dans la longue spirale du temps, c’est le malheur de celui qui trouble maintenant le sommeil de ses semblables…

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

—    Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité pour son pays, qui l’a repoussé de son sein. Il va de contrée en contrée, abhorré partout. Les uns disent qu’il est accablé d’une espèce de folie originelle, depuis son enfance. D’autres croient savoir qu’il est d’une cruauté extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent qu’on l’a flétri d’un surnom dans sa jeunesse; qu’il en est resté inconsolable le reste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là une preuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre aux premières années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire !…

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

—    Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des cauchemars horribles lui font saigner le sang par la bouche et les oreilles; et que des spectres s’assoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face, poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt d’une voix douce, tantôt d’une voix pareille aux rugissements des combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours vivace, toujours hideux, et qui ne périra qu’avec l’univers. Quelques-uns mêmes ont affirmé que l’amour l’a réduit dans cet état; ou que ces cris témoignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit de son passé mystérieux. Mais le plus grand nombre pense qu’un incommensurable orgueil le torture, comme jadis Satan, et qu’il voudrait égaler Dieu…

J’entends dans le lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.

—    Mon fils, ce sont là des confidences exceptionnelles; je plains ton âge de les avoir entendues, et j’espère que tu n’imiteras jamais cet homme.

—    Parle, ô mon Édouard; réponds que tu n’imiteras jamais cet homme.

—    Ô mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je te promets, si ta sainte promesse d’un enfant a quelque valeur, de ne jamais imiter cet homme.

—    C’est parfait, mon fils; il faut obéir à sa mère, en quoi que ce soit.

On n’entend plus les gémissements.

—    Femme, as-tu fini ton travail ?

—    Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons prolongé la veillée bien tard.

—    Moi, aussi, je n’ai pas fini un chapitre commencé. Profitons des dernières lueurs de la lampe; car, il n’y a presque plus d’huile, et achevons chacun notre travail…

Le Comte de Lautréamont

Les chants de Maldoror, texte intégral

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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