Le Comte de Lautréamont

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Le Comte de Lautréamont

Les 6 chants de Maldoror

Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu’elle se rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s’en aperçoit pas. De longues pattes d’araignée circulent sur sa nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l’hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les recousant, très peu trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en plus d’un endroit, exécute des mouvements saccadés autour des jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, qu’elle revoit à travers les brumes d’une intelligence détruite, par le tourbillon des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son haleine respire l’eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur cette terre, c’est alors qu’il faudrait s’étonner. La folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui s’intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à coups de pierre, comme si c’était un merle. Elle a laissé tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, s’enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce qui suit : “Après bien des années stériles, la Providence m’envoya une fille. Pendant trois jours, je m’agenouillai dans les églises, et ne cessai de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin exaucé mes vœux. Je nourrissais de mon propre lait celle qui était plus que ma vie, et que je voyais grandir rapidement, douée de toutes les qualités de l’âme et du corps. Elle me disait : “Je voudrais avoir une petite sœur pour m’amuser avec elle; recommande au bon Dieu de m’en envoyer une; et, pour le récompenser, j’entrelacerai, pour lui, une guirlande de violettes, de menthes et de géraniums.” Pour toute réponse, je l’enlevais sur mon sein et l’embrassais avec amour. Elle savait déjà s’intéresser aux animaux, et me demandait pourquoi l’hirondelle se contente de raser de l’aile les chaumières humaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le silence sur cette grave question, dont je ne voulais pas encore lui faire comprendre les éléments, afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, son imagination enfantine; et, je m’empressais de détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter pour tout être appartenant à la race qui a étendu une domination injuste sur les autres animaux de la création. Quand elle me parlait des tombes du cimetière, en me disant qu’on respirait dans cette atmosphère les agréables parfums des cyprès et des immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je lui disais que c’était la ville des oiseaux, que, là, ils chantaient depuis l’aurore jusqu’au crépuscule du soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ils couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre. Tous les mignons vêtements qui la couvraient, c’est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles, aux mille arabesques, que je réservais pour le dimanche. L’hiver, elle avait sa place légitime autour de la grande cheminée; car elle se croyait une personne sérieuse, et, pendant l’été, la prairie reconnaissait la suave pression de ses pas, quand elle s’aventurait, avec son filet de soie, attaché au bout d’un jonc, après les colibris, pleins d’indépendance, et les papillons, aux zigzags agaçants. “Que fais-tu, petite vagabonde, quand la soupe t’attend depuis une heure, avec la cuillère qui s’impatiente ?” Mais, elle s’écriait, en me sautant au cou, qu’elle n’y reviendrait plus. Le lendemain, quand elle s’échappait de nouveau, à travers les marguerites et les résédas; parmi les rayons du soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères; ne connaissant que la coupe prismatique de la vie, pas encore le fiel; heureuse d’être plus grande que la mésange; se moquant de la fauvette, qui ne chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoisement la langue au vilain corbeau, qui la regardait paternellement; et gracieuse comme un jeune chat. Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence; le temps s’approchait, où elle devait, d’une manière inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours la compagnie des tourterelles, des gélinottes et des verdiers, les babillements de la tulipe et de l’anémone, les conseils des herbes du marécage, l’esprit incisif des grenouilles, et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui s’était passé; car, moi, je ne fus pas présente à l’événement qui eut pour conséquence la mort de ma fille. Si je l’avais été, j’aurais défendu cet ange au prix de mon sang… Maldoror passait avec son bouledogue; il voit une jeune fille qui dort à l’ombre d’un platane, et il la prit d’abord pour une rose. On ne peut dire qui s’éleva le plus tôt dans son esprit, ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut la suite. Il se déshabille rapidement, comme un homme qui sait ce qu’il va faire. Nu comme une pierre, il s’est jeté sur le corps de la jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre un attentat à la pudeur… à la clarté du soleil ! Il ne se gênera pas, allez !… N’insistons pas sur cette action impure. L’esprit mécontent, il se rhabille avec précipitation, jette un regard de prudence sur la route poudreuse, où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue d’étrangler, avec le mouvement des ses mâchoires, la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la montagne la place où respire et hurle la victime souffrante, et se retire à l’écart, pour ne pas être témoin de la rentrée des dents pointues dans les veines roses. L’accomplissement de cet ordre put paraître sévère au bouledogue. Il crut qu’on lui demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta, ce loup, au mufle monstrueux, de violer à son tour la virginité de cette enfant délicate. De son ventre déchiré, le sang coule à nouveau le long de ses jambes, à travers la prairie. Ses gémissements se joignent aux pleurs de l’animal. La jeune fille lui présente la croix d’or qui ornait son cou, afin qu’il l’épargne; elle n’avait pas osé la présenter aux yeux farouches de celui qui, d’abord, avait eu la pensée de profiter de la faiblesse de cet âge. Mais le chien n’ignorait pas que, s’il désobéissait à son maître, un couteau lancé de dessous une manche, ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare. Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer !) entendait les agonies de la douleur, et s’étonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore morte. Il s’approche de l’autel sacrificatoire, et voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas penchants, et qui élevait sa tête au-dessus de la jeune fille, comme un naufragé élève la sienne, au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un coup de pied et lui fend un œil. Le bouledogue, en colère, s’enfuit dans la campagne, entraînant après lui, pendant un espace de route qui est toujours trop long, pour si court qu’il fût, le corps de la jeune fille suspendue, qui n’a été dégagé que grâce aux mouvements saccadés de la fuite; mais, il craint d’attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci tire de sa poche un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cette hydre d’acier; et, muni d’un pareil scalpel, voyant que le gazon n’avait pas encore disparu sous la couleur de tant de sang versé, s’apprête, sans pâlir, à fouiller le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organes intérieurs; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le cœur lui-même sont arrachés de leurs fondements et entraînés à la lumière du jour, par l’ouverture épouvantable. Le sacrificateur s’aperçoit que la jeune fille, poulet vidé, est morte depuis longtemps; il cesse la persévérance croissante de ses ravages, et laisse le cadavre rendormir à l’ombre du platane. On ramassa le canif, abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du crime, dont on n’avait pas découvert l’auteur, ne le raconta que longtemps après, quand il se fut assuré que le criminel avait gagné en sûreté les frontières, et qu’il n’avait plus à redouter la vengeance certaine proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis l’insensé qui avait commis ce forfait, que le législateur n’avait pas prévu, et qui n’avait pas eu de précédents. Je le plaignis, parce qu’il est probable qu’il n’avait pas gardé l’usage de la raison, quand il mania le poignard à la lame quatre fois triple, labourant de fond en comble. Je le plaignis, parce que, s’il n’était pas fou, sa conduite honteuse devait couver une haine bien grande contre ses semblables, pour s’acharner ainsi sur les chairs et les artères d’un enfant inoffensif, qui fut ma fille. J’assistai à l’enterrement de ces décombres humains, avec une résignation muette; et chaque jour je viens prier sur une tombe.” À la fin de cette lecture, l’inconnu ne peut plus garder ses forces, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa jeunesse (l’habitude émousse la mémoire !); et après vingt ans d’absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n’achètera pas de bouledogue !… Il ne conversera pas avec les bergers !… Il n’ira pas dormir à l’ombre des platanes !… Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle.

Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui s’absente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours l’image de l’homme le poursuivant. Le juif errant se dit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race des crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les rayons solaires, tandis que l’autre palpe le sein de l’espace, avec le bras horizontal et immobile. Penché en avant, statue de l’amitié, il regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments :

“Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier. Où s’en va-t-il, de ce pas pesant ? Il ne le sait pas lui-même… Cependant, je suis persuadé que je ne dors pas : qu’est-ce qui s’approche, et va à la rencontre de Maldoror ? Comme il est grand, le dragon… plus qu’un chêne ! On dirait que ses ailes blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des nerfs d’acier, tant elles fendent l’air avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et se termine par une longue queue de serpent. Je n’étais pas habitué à voir ces choses. Qu’a-t-il donc sur le front ? J’y vois écrit, dans une langue symbolique, un mot que je ne puis déchiffrer. D’un dernier coup d’aile, il s’est transporté auprès de celui dont je connais le timbre de voix. Il lui a dit : “Je t’attendais, et toi aussi. L’heure est arrivée; me voilà. Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques.“ Mais lui, à peine a-t-il vu venir l’ennemi, s’est changé en aigle immense, et se prépare au combat, en faisant claquer de contentement son bec recourbé, voulant dire par là qu’il se charge, à lui seul, de manger la partie postérieure du dragon. Les voilà qui tracent des cercles dont la concentricité diminue, espionnant leurs moyens réciproques, avant de combattre; ils font bien. Le dragon me paraît plus fort; je voudrais qu’il remportât la victoire sur l’aigle. Je vais éprouver de grandes émotions, à ce spectacle où une partie de mon être est engagée. Puissant dragon, je t’exciterai de mes cris, s’il est nécessaire, car, il est de l’intérêt de l’aigle qu’il soit vaincu. Qu’attendaient-ils pour s’attaquer ? Je suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon, commence, toi, le premier, l’attaque. Tu viens de lui donner un coup de griffe sec : ce n’est pas trop mal. Je t’assure que l’aigle l’aura senti; le vent emporte la beauté de ses plumes, tachées de sang. Ah ! l’aigle t’arrache un œil avec son bec, et, toi, tu ne lui avais arraché que la peau; il fallait faire attention à cela; bravo, prends ta revanche, et casse-lui une aile; il n’y a pas à dire, les dents de tigre sont très bonnes. Si tu pouvais t’approcher de l’aigle, pendant qu’il tournoie dans l’espace, lancé en bas vers la campagne ! Je le remarque, cet aigle t’inspire de la retenue, même quand il tombe. Il est par terre, il ne pourra pas se relever. L’aspect de toutes ces blessures béantes m’enivre. Vole à fleur de terre autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau dragon; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux où il n’y ait pas d’eau. C’est facile à dire, mais non à faire. L’aigle vient de combiner un nouveau plan stratégique de défense, occasionné par les chances malencontreuses de cette lutte mémorable; il est prudent. Il s’est assis solidement, dans une position inébranlable, sur l’aile restante, sur ses deux cuisses, et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail. Il défie des efforts plus extraordinaires que ceux qu’on lui a opposés jusqu’ici. Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre, et n’a pas l’air de se fatiguer; tantôt, il se couche sur le dos, avec ses deux fortes pattes en l’air, et, avec sang-froid, regarde ironiquement son adversaire. Il faudra, à bout de compte, que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut pas s’éterniser. Je songe aux conséquences qu’il en résultera ! L’aigle est terrible, et fait des sauts énormes qui ébranlent la terre, comme s’il allait prendre son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible. Le dragon ne s’y fie pas; il croit qu’à chaque instant l’aigle va l’attaquer par le côté où il manque l’œil… Malheureux que je suis ! C’est ce qui arrive. Comment le dragon s’est-il laissé prendre à la poitrine ? Il a beau user de la ruse et de la force; je m’aperçois que l’aigle collé à lui par tous ses membres, comme une sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de nouvelles blessures qu’il reçoit, jusqu’à la racine du cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le corps. Il paraît être à l’aise; il ne se presse pas d’en sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglements qui réveillent les forêts. Voilà l’aigle, qui sort de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible ! Tu es plus rouge qu’une mare de sang ! Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un cœur palpitant, tu es si couvert de blessures, que tu peux à peine te soutenir sur tes pattes emplumées; et que tu chancelles, sans desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans d’effroyables agonies. La victoire a été difficile; n’importe, tu l’as remportée : il faut, au moins, dire la vérité… Tu agis d’après les règles de la raison, en te dépouillant de la forme d’aigle, pendant que tu t’éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, Maldoror, tu as été vainqueur ! Ainsi donc, Maldoror, tu as vaincu l’Espérance ! Désormais, le désespoir se nourrira de ta substance la plus pure ! Désormais, tu rentres à pas délibérés, dans la carrière du mal ! Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé sur la souffrance le dernier coup que tu as porté au dragon n’a pas manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même si je souffre ! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s’enfuit. Sur lui, terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage touffu; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales ? Où t’en vas-tu, hésitant, comme un somnambule, au-dessus d’un toit ? Que la destinée perverse s’accomplisse ! Maldoror, adieu ! Adieu, jusqu’à l’éternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble !”

C’était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère; ses dents n’étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l’avaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver de terre, impassible comme l’écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules. L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines : dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau… Il était soûl ! Horriblement soûl ! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang ! Il remplissait l’écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici; si l’ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur… se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes de l’orgie ! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit : “Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course : travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j’appelle le kakatoès, au bec crochu.” Le pivert et la chouette, qui passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent : “Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre ? Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux ? Mais, ni la taupe, ni le casoar, ni le flamant ne t’imiteront, je te le jure.” L’âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur la tempe, et dit : “Ça, pour toi. Que t’avais-je fait pour me donner des oreilles si longues ? Il n’y a pas jusqu’au grillon qui ne me méprise.” Le crapaud, qui passait, lança un jet de bave sur son front, et dit : “Ça, pour toi. Si tu ne m’avais fait un œil si gros, et que je t’eusse aperçu dans l’état où je te vois, j’aurais chastement caché la beauté de tes membres sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin que nul ne te vît.” Le lion, qui passait, inclina sa face royale, et dit : “Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n’êtes que des lâches, puisque vous l’avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants, les injures que vous ne lui avez pas épargnées ?” L’homme, qui passait, s’arrêta devant le Créateur méconnu; et, aux applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur son visage auguste ! Malheur à l’homme, à cause de cette injure; car, il n’a pas respecté l’ennemi, étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin; sans défense et presque inanimé !… Alors, le Dieu souverain, réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva comme il put; en chancelant, alla s’asseoir sur une pierre, les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire; et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. Ô humains, vous êtes les enfants terribles; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande existence, qui n’a pas encore fini de cuver la liqueur immonde, et, n’ayant pas conservé assez de force pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle s’est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce mendiant qui passe; il a vu que le derviche tendait un bras affamé, et, sans savoir à qui il faisait l’aumône, il a jeté un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde. Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de tête. Oh ! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment les rênes de l’univers devient une chose difficile ! Le sang monte quelquefois à la tête, quand on s’applique à tirer du néant une dernière comète, avec une nouvelle race d’esprits. L’intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins !

Isidore Ducasse

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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