Les chants de Maldoror

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Le Comte de Lautréamont

Les chants de Maldoror

Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin de la pièce d’eau, un individu, débouchant de la rue de Rivoli, est venu s’asseoir. Il a les cheveux en désordre, et ses habits dévoilent l’action corrosive d’un dénuement prolongé. Il a creusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et a rempli de terre le creux de sa main. Il a porté cette nourriture à sa bouche et l’a rejetée avec précipitation. Il s’est relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes vers le haut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors des lois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il est retombé lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquette lui cachant la moitié de la figure, et les jambes battant le gravier dans une situation d’équilibre instable, de moins en moins rassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers l’entrée mitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle de café, le bras de notre héros est appuyé contre la grille. Sa vue parcourt la superficie du rectangle, de manière à ne laisser échapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes, après l’achèvement de l’investigation, et il aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante, avec un banc sur lequel il s’efforce de s’affermir, en accomplissant des miracles de force et d’adresse. Mais, que peut la meilleur intention, apportée au service d’une cause juste, contre les dérèglements de l’aliénation mentale ? Il s’est avancé vers le fou, l’a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position normale, lui a tendu la main, et s’est assis à côté de lui. Il remarque que la folie n’est qu’intermittente; l’accès a disparu; son interlocuteur répond logiquement à toutes les questions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de ses paroles ? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec un empressement blasphématoire, l’in-folio des misères humaines ? Rien n’est d’un enseignement plus fécond. Quand même je n’aurais aucun événement de vrai à vous faire entendre, j’inventerais des récits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. Mais, le malade ne l’est pas devenu pour son propre plaisir; et la sincérité de ses rapports s’allie à merveille avec la crédulité du lecteur. “Mon père était un charpentier de la rue de la Verrerie… Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui ronge éternellement l’axe du bulbe oculaire ! Il avait contracté l’habitude de s’enivrer; dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après avoir couru les comptoirs des cabarets, sa stupeur devenait presque incommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui se présentaient à sa vue. Mais, bientôt, devant les reproches de ses amis, il se corrigea complètement et devint d’une humeur taciturne. Personne ne pouvait l’approcher, pas même notre mère. Il conservait un secret ressentiment contre l’idée du devoir qui l’empêchait de se conduire à sa guise. J’avais acheté un serin. Elles l’avaient enfermé dans une cage, au-dessus de la porte, et les passants s’arrêtaient, chaque fois, pour écouter les chants de l’oiseau, admirer sa grâce fugitive et étudier ses formes savantes. Plus d’une fois mon père avait donné l’ordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il se figurait que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant le bouquet des cavatines aériennes de son talent de vocaliste. Il alla détacher la cage du clou, et glissa de la chaise, aveuglé par la colère. Une légère excoriation au genou fut le trophée de son entreprise. Après être resté quelques secondes à presser la partie gonflée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils froncés, prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras et se dirigea vers le fond de son atelier. Là, malgré les cris et les supplications de sa famille (nous tenions beaucoup à cet oiseau, qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il écrasa de ses talons ferrés la boîte d’osier, pendant qu’une varlope, tournoyant autour de sa tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fit que la bête ne mourut pas sur le coup; ce flocon de plumes vivait encore, malgré la maculation sanguine. Le charpentier s’éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nous nous efforçâmes de retenir la vie de l’oiseau, prête à s’échapper; il atteignait à sa fin, et le mouvement de ses ailes ne s’offrait plus à la vue, que comme le miroir de la suprême convulsion d’agonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite, quand elles s’aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirent par la main, d’un commun accord, et la chaîne vivante alla s’accroupir, après avoir repoussé à quelques pas un baril de graisse, derrière l’escalier, à côté du chenil de notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre ses doigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdu par toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments. De temps à autre, une de mes sœurs montrait sa tête devant le bas de l’escalier pour se renseigner avec tristesse. La chienne était sortie de son chenil, et, comme si elle avait compris l’étendue de notre perte, elle léchait avec la langue de la stérile consolation la robe des trois Marguerite. Le serin n’avait plus que quelques instants à vivre. Une de mes sœurs, à son tour (c’était la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre formée par la raréfaction de lumière. Elle vit ma mère pâlir, et l’oiseau, après avoir, pendant un éclair, relevé le cou, par la dernière manifestation de son système nerveux, retomber entre ses doigts, inerte à jamais. Elle annonça la nouvelle à ses sœurs. Elles ne firent entendre le bruissement d’aucune plainte, d’aucun murmure. Le silence régnait dans l’atelier. L’on ne distinguait que le craquement saccadé des fragments de la cage qui, en vertu de l’élasticité du bois, reprenaient en partie la position primordiale de leur construction. Les trois Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leur visage ne perdait point sa fraîcheur pourprée; non… elles restaient seulement immobiles. Elles se traînèrent jusqu’à l’intérieur du chenil, et s’étendirent sur la paille, l’une à côté de l’autre; pendant que la chienne, témoin passif de leur manœuvre, les regardait faire avec étonnement. À plusieurs reprises, ma mère les appela; elles ne rendirent le son d’aucune réponse. Fatiguées par les émotions précédentes, elles dormaient, probablement ! Elle fouilla tous les coins de la maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tirait par la robe, vers le chenil. Cette femme s’abaissa et se plaça sa tête à l’entrée Le spectacle dont elle eut la possibilité d’être témoin, mises à part les exagérations malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être que navrant, d’après les calculs de mon esprit. J’allumai une chandelle et la lui présentai; de cette manière, aucun détail ne lui échappa. Elle ramena sa tête, couverte de brins de paille, de la tombe prématurée, et me dit : “Les trois Marguerite sont mortes.” Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées ensemble, j’allai chercher dans l’atelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis, sur le champ, à l’œuvre de démolition, et les passants purent croire, pour peu qu’ils eussent de l’imagination, que le travail ne chômait pas chez nous. Ma mère impatientée de ces retards, qui, cependant, étaient indispensables, brisait ses ongles contre les planches. Enfin, l’opération de la délivrance négative se termina; le chenil fendu s’entrouvrit de tous les côtés; et nous retirâmes, des décombres, l’une après l’autre, après les avoir séparées difficilement, les filles du charpentier. Ma mère quitta le pays. Je n’ai plus revu mon père. Quand à moi, l’on dit que je suis fou, et j’implore la charité publique. Ce que je sais, c’est que le canari ne chante plus.” L’auditeur approuve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à l’appui de ses dégoûtantes théories. Comme si, à cause d’un homme, jadis pris de vin, l’on était en droit d’accuser l’entière humanité. Telle est du moins la réflexion paradoxale qu’il cherche à introduire dans son esprit; mais elle ne peut en chasser les enseignements importants de la grave expérience. Il console le fou avec une compassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir. Il l’amène dans un restaurant; et ils mangent à la même table. Ils s’en vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillé comme un prince. Ils frappent chez le concierge d’une grande maison de la rue Saint-Honoré, et le fou est installé dans un riche appartement du troisième étage. Le bandit le force à accepter sa bourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du lit, il le met sur la tête d’Aghone. “Je te couronne roi des intelligences, s’écrie-t-il avec une emphase préméditée; à ton moindre appel j’accourrai; puise à peines mains dans mes coffres; de corps et d’âme je t’appartiens. La nuit, tu rapporteras la couronne d’albâtre à sa place ordinaire, avec la permission de t’en servir; mais, le jour, dès que l’aurore illuminera les cités, remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Les trois Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai ta mère.” Alors le fou recula de quelques pas, comme s’il était la proie d’un insultant cauchemar; les lignes du bonheur se peignirent sur son visage, ridé par les chagrins; il s’agenouilla, plein d’humiliation, aux pieds de son protecteur. La reconnaissance était entrée, comme un poison, dans le cœur du fou couronné ! Il voulut parler, et sa langue s’arrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba sur le carreau. L’homme aux lèvres de bronze se retire. Quel était son but. Acquérir un ami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de ses commandements. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard l’avait favorisé. Celui qu’il a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus, depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du mal. C’est Aghone même qu’il lui faut.

Isidore Ducasse

Les 6 chants de Maldoror

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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