— Le tonnelier de Nuremberg —

E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (2/7)

« Vous parliez d'architectes, Messires : sans doute, une grande maison est un travail magnifique; mais, si j'étais architecte, et que, passant devant mon ouvrage, je visse un vaurien, un fainéant inutile qui aurait acquis la maison et qui me regarderait du haut du balcon, je rougirais en moi-même, et la rage que j'éprouverais me donnerait l'envie de détruire mon œuvre. Pareille chose ne peut arriver avec mes édifices. Il n'y loge jamais que l'esprit le plus agréable qui soit sur terre, le noble vin. Que Dieu bénisse ma profession ! — Votre panégyrique est excellent, et votre estime pour votre métier vous fait honneur; mais ne vous impatientez pas si je reviens encore à mon texte, dit Spangenberg. Si maintenant venait un praticien, et qu'il demandât à épouser votre fille ? Quand une demande comme celle-là vient vous serrer au cou, les choses se présentent tout autrement, et on les voit autrement qu'on ne l'avait pensé d'abord. — Eh, mon Dieu ! s'écria maître Martin, non sans humeur, que pourrais-je faire que m'incliner poliment et lui dire : « Mon digne seigneur, si vous étiez un bon tonnelier, à la bonne heure, mais… » — Ecoutez encore, reprit Spangenberg en l'interrompant : si, par une belle journée, un beau gentilhomme, monté sur un coursier fougueux, avec une brillante suite couverte de riches casaques, s'arrêtait devant votre maison, et voulait bien honorer Rosa du nom de sa dame ? — Eh ! eh ! s'écria maître Martin avec plus de violence qu'auparavant, comme je courrais bien vite fermer serrures et verrous, comme je crierais : « Passez, passez votre chemin, mon cher seigneur; des rosés comme la mienne ne fleurissent pas pour vous : la cave vous plaît sans doute, mes bats d'or vous conviennent aussi, et vous prendriez volontiers la fillette par-dessus le marché; mais passez, passez, je vous en prie ! »

Le vieux Spangenberg se leva le visage couvert de rougeur, posa ses deux mains sur la table, et réfléchit quelques instants. « Eh bien, dit-il enfin, une dernière question, Maître Martin. Si ce jeune gentilhomme était mon propre fils ? Si moi-même je m'arrêtais devant votre maison, me fermeriez-vous aussi la porte ? Croiriez-vous que nous aussi, nous venons pour les vins de votre cave et pour vos bats d’or ? — Nullement, mon gracieux seigneur; je vous ouvrirais amicalement la porte; tout ce qui est dans ma maison serait à votre disposition et à la disposition de messire votre fils; mais, pour ce qui concerne ma Rosa, je vous dirais : « Plût au Ciel que le digne chevalier votre fils fût un bon tonnelier; personne sur la terre ne m'eût mieux convenu pour gendre, mais… » Après tout, pourquoi me tourmenter par ces questions oiseuses, mon digne seigneur ? Voyez comme notre joyeux entretien a pris fin subitement, les verres sont restés tout remplis. Laissons là le mariage de Rosa et mon futur gendre, et buvons à la santé de votre jeune chevalier, qui est, l'ai-je ouï dire, un aimable seigneur. »

Maître Martin saisit son verre, et Paumgartner suivit son exemple. Spangenberg but avec eux, et dit en s'efforçant de sourire : « Vous pensez bien que tout ceci a été dit en plaisantant : car ce serait une grande folie à messire mon fils, qui peut choisir sa femme dans les plus nobles maisons, d'oublier son rang et sa naissance pour venir courtiser votre fille. Mais vous auriez pu me répondre d'une façon un peu plus amicale, Maître Martin. — Ah ! Monseigneur, je ne pouvais répondre autrement que je l'ai fait même en plaisantant. Au reste, on peut me passer ma fierté, car on sait que je suis le meilleur tonnelier qui soit à la ronde, que je connais le vin comme personne, que je ne me suis jamais écarté des ordonnances concernant notre état faites par l'empereur Maximilien, dont l'âme repose en Dieu, et que jamais je ne brûle dans mes tonnes plus d'une once de soufre, toutes choses que vous pouvez reconnaître à l'excellence de mon vin, mes dignes sires. »

Spangenberg s'efforça de reprendre un visage serein, et Paumgartner parla d'autres choses. Mais, comme il arrive toujours qu'un instrument devenu discord tend sans cesse à se désaccorder davantage, plus le maître s'efforce à ramener les tons à leur harmonie primitive, ainsi les paroles des trois vieillards ne pouvaient se remettre à l'unisson. Spangenberg appela ses écuyers, et quitta mécontent la maison de maître Martin, où il était entré de bonne humeur.

Maître Martin, un peu confus de la retraite subite du vieux chevalier, dit à Paumgartner, qui buvait son dernier verre de vin et se disposait à s'éloigner à son tour : « Je ne sais pas du tout ce que ce brave seigneur voulait de moi, et j'ignore comment il a pu se fâcher de mes paroles. — Mon cher maître Martin, dit Paumgartner, vous êtes un homme probe et pieux, et il est bien permis de faire quelque cas de ce que le Ciel et notre travail nous ont donné en richesses et en honneurs; mais ce sentiment ne doit pas éclater en fastueuses paroles; cela est contraire aux pensées d'un chrétien. Déjà, dans l'assemblée d'aujourd'hui, vous n'avez pas convenablement agi en vous mettant au-dessus de tous les autres maîtres : il se peut que vous vous entendiez mieux à votre métier que tous les autres; mais que vous leur jetiez ce reproche au visage, cela ne pouvait exciter que de l'humeur et du mécontentement. Et, ce soir, vous mettez le comble à l'œuvre ! Il ne se peut pas que vous soyez assez aveuglé pour voir dans les paroles de messire de Spangenberg autre chose qu'une plaisante manière d'éprouver jusqu'où vous poussez votre orgueil exagéré. Le digne seigneur a dû se trouver blessé en vous entendant traiter de bassesse avide toute démarche faite par un gentilhomme pour obtenir la main de votre fille. Et tout se serait encore bien passé, si vous aviez changé de manière lorsque le chevalier se mit à parler de son fils; vous lui eussiez dit : « Mon digne et noble seigneur, dans un cas semblable, un tel honneur, auquel je ne suis pas préparé, ne me permettrait pas d'être bien maître de ma résolution. » Alors, sans doute, le chevalier aurait repris sa bonne humeur et se fût retiré joyeux comme il était entré. — Grondez-moi bien, dit Martin, je l'ai mérité. Mais, lorsque ce vieux seigneur se mit à dire des choses si déraisonnables, ce fut comme si on me serrait la gorge, et je ne pus répondre autre chose. — Et puis, la singulière idée ! continua Paumgartner : ne vouloir absolument donner votre fille qu'à un tonnelier. Au Ciel, dites-vous, doit être confié son sort futur, et cependant vous vous opposez avec une obstination terrestre aux projets de la Providence, en désignant d'avance la classe dans laquelle vous voulez que soit choisi votre gendre : cela peut vous causer des chagrins, à vous et à Rosa. Maître Martin, renoncez à ces folies qui ne sont pas dignes d'un chrétien, et laissez s'accomplir les vues du Ciel, qui inspirera à votre fille les sentiments qu'elle doit avoir pour être heureuse. — Ah ! Mon digne sire, dit maître Martin d'un ton d'humilité, maintenant je vois combien j'ai mal fait de ne pas tout dire d'abord. Vous pensez que l'estime que j'ai pour ma profession m'a seule amené à la résolution irrévocable de ne donner Rosa en mariage qu'à un tonnelier; mais il n'en est pas ainsi : il y a encore sous main un motif secret et merveilleux. Je ne puis vous laisser partir sans que vous ayez tout appris : il ne faut pas que vous passiez la nuit à murmurer contre moi. Asseyez-vous, je vous en prie en grâce; demeurez encore quelques instants. Voyez, il reste encore une bouteille de mon plus vieux vin, que le chevalier mécontent a dédaignée : laissez-moi vous la faire goûter. »

Paumgartner s'étonna de l'empressement de maître Martin, ce qui n'était nullement dans sa nature, et il lui sembla que le vieux tonnelier avait un poids sur le cœur, dont il voulait se débarrasser. Après que Paumgartner se fut assis et qu'il eut bu un verre de vin, maître Martin commença de la sorte : « Vous savez, mon digne sire, que ma brave femme mourut en couches de Rosa. Dans ce temps-là vivait encore ma vieille grand-mère, si être sourd, aveugle, à peine capable de parler, privé de l'usage de tous ses membres et enfoncé jour et nuit dans son lit, peut s'appeler vivre. Ma Rosa venait d'être baptisée, et la nourrice était assise avec l'enfant dans la chambre où se trouvait la vieille grand-mère. J'étais si triste, et, quand je regardais l'enfant, j'étais si joyeux et si affligé à la fois, que je me sentais incapable de me livrer au moindre travail; tout silencieux et rentre en moi-même, je me tenais près du lit de ma grand-mère, que je regardais comme bien heureuse, puisqu'elle était déjà débarrassée de toutes les douleurs de la terre. Et, pendant que j'étais à regarder son visage pâle, elle commença à sourire singulièrement, et il me sembla que ses joues effacées reprenaient leurs couleurs… Elle se releva tout à coup, étendit ses bras impotents avec une force surnaturelle, et dit d'une voix douce et distincte : « Rosa, ma chère Rosa ! » La nourrice se leva et lui porta l'enfant, qu'elle prit et berça dans ses bras. Mais, mon digne sire, peignez-vous mon étonnement, ma frayeur, lorsque la vieille se mit à chanter d'une voix forte cette chanson, à la joyeuse manière de messire Hans Berckler, hôtelier au Saint-Esprit, à Strasbourg :

Tendre fillette aux joues rosées,
Rosé, écoute la leçon
Qui te gardera de soucis;
Surtout, défends ton cœur de fols désirs.
Il te viendra
Une brillante maisonnette
Où se joueront des flots écumeux,
Où chanteront à plein gosier
De joyeux angelots.
Écoute, écoute leurs chants,
Qu'ils résonnent doucement !
Celui qui te fera ce don,
Tends-lui la main,
Mène-le vers ton père,
C'est lui qui sera ton époux,
Sa maisonnette dans la tienne
Apportera bonheur, richesse et joie.
Tendre fillette aux joues rosées,
Rosé, etc.

« Lorsqu'elle eut achevé cette chanson, elle posa avec précaution l'enfant sur la couverture, et, lui touchant le front de ses mains décharnées et tremblantes, elle murmura des paroles inintelligibles; mais, au visage inspire de la vieille, on vit bien que c'était une prière. Ensuite sa tête retomba sur les coussins de son lit, et, au moment où la nourrice emporta l'enfant, elle poussa un gros soupir. Elle était morte ! »

Ici maître Martin se tut. « C'est une merveilleuse histoire, dit Paumgartner; mais je ne vois pas ce que la chanson prophétique de la vieille grand-mère a de commun avec la résolution que vous avez de ne donner Rosa qu'à un tonnelier. — Ah ! répondit maître Martin, qu'y a-t-il donc au monde de plus clair que les paroles prononcées par la vieille sur Rosa, avant que de rendre son dernier soupir ? Le fiancé dont la maisonnette amènera la richesse, le bonheur et le contentement dans ma maison, qui serait-ce donc, sinon un bon tonnelier qui fera chez moi son chef-d'œuvre, sa brillante tonne ? Dans quelle autre maisonnette que dans les tonneaux s'agitent des flots écumeux ? Et, quand le vin travaille, alors il murmure et bouillonne; ce sont les petits angelots qui chantent joyeusement. Oui, oui ! la grand-mère a voulu indiquer un maître tonnelier, et un tonnelier sera mon gendre. — Mon cher maître, vous expliquez à votre façon les paroles de la grand-mère. Pour moi, je ne les interprète pas ainsi, et je pense que vous devez vous soumettre à la volonté du Ciel. — Et moi, dit Martin, je pense que mon gendre sera un maître tonnelier ! »

Paumgartner était presque en colère, tant cette obstination lui semblait étrange, mais il se contint et dit en se levant : « Il est tard, Maître Martin, cessons de boire et de parler; ces deux choses-là sont maintenant superflues. »

En passant par le vestibule, ils trouvèrent une jeune fille avec cinq enfants dont l'aîné avait à peine huit ans, et dont le plus jeune n'avait pas six mois. La mère pleurait et se lamentait. Rosa vint au-devant de son père, et dit : « Ah ! Dieu du ciel, Valentin vient de mourir; voilà sa femme et ses enfants. — Quoi ! Valentin est mort ? s'écria maître Martin stupéfait. Ah ! Quel malheur ! Quel malheur ! Pensez donc, mon digne sire, Valentin était le plus habile ouvrier de mon atelier, un homme pieux, un travailleur assidu. Il y a peu de temps, il se blessa dangereusement avec sa hache, en achevant une grande tonne. La blessure empira sans cesse, il y eut la fièvre, et voilà qu'il vient de mourir dans la fleur de ses ans. »

Maître Martin s'approcha de la pauvre femme, baignée de larmes, et qui se plaignait d'être réduite à mourir d'abandon et de misère. « Comment ! dit-il. Que pensez-vous donc de moi ? Un homme se sera blessé dans mon atelier, et sa femme mourra de faim ! Non, désormais vous êtes tous de ma maison. Demain, ou quand vous voudrez, nous enterrerons votre pauvre mari, et puis vous viendrez avec vos enfants dans ma métairie, devant la porte des femmes, où j'ai mon bel atelier ouvert et où je travaille tous les jours avec mes apprentis. Vous vous occuperez du ménage, et j'élèverai vos enfants comme s'ils étaient les miens. Et, afin seulement que vous le sachiez, je prends aussi votre vieux père dans ma maison. C'était autrefois un bon compagnon tonnelier, lorsqu'il avait de la vigueur dans les bras. Eh bien, s'il ne peut plus assembler des cercles ni des douves, il pourra polir les planches et racler avec la serpe. Bref, il sera reçu chez moi avec vous autres. »

Si maître Martin n'eût pas soutenu la pauvre femme, elle fût tombée sur le carreau, tant elle éprouvait d'émotion. Les enfants s'attachaient à son pourpoint, et les deux plus petits, que Rosa avait pris dans ses bras, étendaient leurs mains vers lui, comme s'ils eussent compris ce qui se passait. Le vieux Paumgartner s'approcha du vieux tonnelier en souriant, et lui dit, les yeux remplis de larmes : « Maître Martin, on ne peut rester fâché avec vous. »

Et il regagna sa demeure.

E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (2/7)

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