— Le tonnelier de Nuremberg —

E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (3/7)

Sur une belle pelouse, ombragée de grands arbres, était étendu un jeune compagnon de bonne tournure, nommé Frédéric. Le soleil était sur son déclin, et ses feux rougeâtres éclairaient la campagne. De l'extrémité de l'horizon, on apercevait distinctement au loin la fameuse ville de Nuremberg qui s'étendait dans la vallée, et ses tours orgueilleuses s'élançant vers le ciel qui dorait leurs flèches. Le jeune compagnon avait appuyé son bras sur le sac de voyage qui était près de lui, et il jeta des regards pleins de désirs vers la vallée. Il cueillit quelques fleurs qui se trouvaient dans le gazon au-dessous de sa tête, et les lança négligemment dans les airs; puis il regarda de nouveau avec tristesse autour de lui, et ses yeux se remplirent de larmes. Enfin, il se souleva et se mit à chanter d'une voix agréable une chanson où il peignait le bonheur de revoir sa ville natale et un être chéri. Après avoir chanté, Frédéric tira de son sac un morceau de cire, l'échauffa dans ses doigts, et se mit à modeler une belle rose artistement épanouie avec toutes ses feuilles. Pendant son travail, il murmurait quelques strophes de la chanson qu'il avait chantée; et, perdu dans ses pensées, il n'apercevait pas un beau jeune homme qui s'était arrêté depuis quelque temps derrière lui et contemplait son travail. « Eh ! Mon ami, dit enfin le jeune homme, c'est un morceau d'artiste que vous faites là. »

Frédéric le regarda avec effroi, mais, en voyant les yeux noirs et expressifs du jeune étranger, il lui répondit en souriant : « Ah ! Mon cher sire, comment daignez-vous faire attention à un travail qui me sert de passe-temps en voyage ? — Si vous nommez passe-temps un travail aussi fini, reprit l'étranger, vous devez être un statuaire fort exercé. Vous m'avez déjà doublement charmé. D'abord par la chanson sur le mode de Martin Haescher, que vous avez si agréablement chantée; et maintenant j'admire votre beau talent de modeleur. Où comptez-vous vous rendre aujourd'hui ? — Le but de mon voyage est là devant nos yeux, dit Frédéric. Je vais à ma ville natale, à la belle cité de Nuremberg. Mais le soleil est déjà très bas, et cette nuit, je la passerai dans ce hameau là-bas, puis demain, au point du jour, je me remettrai en route, et à midi j'arriverai à Nuremberg. — Eh ! comme cela se trouve bien ! s'écria le jeune homme; nous faisons même route; je vais aussi à Nuremberg. Je passerai la nuit avec vous dans ce village; et demain, nous partirons ensemble. Mais, en attendant causons un peu. »

Le jeune homme, qui se nommait Reinhold, se jeta sur le gazon, auprès de Frédéric, et continua : « N'est-ce pas, je ne me trompe point, vous êtes un habile fondeur, ou du moins vous travaillez l'or et l'argent ? »

Frédéric baissa les yeux, et dit d'un ton d'humilité : « Ah ! mon cher sire, vous me tenez pour quelque chose de mieux et de plus élevé que je ne le suis en effet. Je vous dirai tout simplement que j'ai appris la profession de tonnelier, et que je vais à Nuremberg prendre du travail chez un maître connu. Vous allez bien me mépriser, maintenant que vous savez que je ne modèle pas de belles statues, mais que j'enfonce des cercles autour des tonneaux. » Reinhold se mit à rire aux éclats, et s'écria : « Vraiment, cela est fort plaisant ! Je vous mépriserais parce que vous êtes tonnelier; et moi… moi, je ne suis pas autre chose ! »

Frédéric le regarda fixement; il ne savait que penser, car le costume de Reinhold n'annonçait pas le moindrement un compagnon tonnelier en voyage. Son pourpoint de fin drap noir garni de velours, sa belle fraise, sa courte et large épée, sa barrette ornée d'une longue plume tombante, lui donnaient l'apparence d'un riche marchand, bien que l'expression singulière et hardie répandue dans ses traits éloignât de lui toute idée de commerce. Reinhold s’aperçut des doutes de Frédéric, et, ouvrant son sac il en tira son tablier de tonnelier et sa serpe. « Regarde mon ami !s'écria-t-il. Doutes-tu encore que je sois ton camarade / Je vois que mon costume t'étonne; mais je viens de Strasbourg où les tonneliers s'habillent comme des gentilshommes. Sans doute, comme toi, j'aurais eu quelque envie de prendre un autre métier; mais celui de tonnelier me semble aujourd'hui préférable à tous et j'y fonde quelques espérances. N'en est-il pas ainsi de toi, camarade ? Mais il me semble presque qu'un nuage sombre a obscurci la joie de ta belle jeunesse. La chanson que tu chantais était pleine de désirs et de douleurs; il s'y trouvait des plaintes qui me semblaient sorties de mon cœur et je devinais les paroles avant que tu les eusses prononcées. C'est une raison de plus pour me faire tes confidences, et d'ailleurs ne serons-nous pas tous deux amis et compagnons à Nuremberg ? »

A ces mots, Reinhold regarda amicalement Frédéric et lui tendit la main. « Plus je te vois, camarade, répondit Frédéric, plus je me sens attiré vers toi, et plus une voix s’élevé dans mon âme, qui répète comme un écho tes paroles amicales. Il faut que je te dise tout. Non pas qu'un pauvre diable comme moi ait des secrets importants à confier, mais parce qu'il y a toujours place pour nos douleurs dans le cœur d'un ami, et, dès les premiers moments de notre connaissance, je te regarde déjà comme un ami fidèle. Me voici devenu tonnelier, et je puis me vanter de connaître mon état; mais depuis mon enfance j'étais porté de toute mon âme vers une plus belle profession. Je voulais devenir un grand maître dans l'art de fondre le bronze et de ciseler l'argent comme Péter Fischer ou l'Italien Benvenuto Cellini. Je travaillais avec un zèle ardent chez messire Johannès Hoizschuer, le célèbre ciseleur à Nuremberg; il ne fondait pas lui-même, mais il savait donner les meilleurs enseignements. Maître Tobias Martin, le tonnelier, venait souvent avec sa fille la belle Rosa, dans la maison de messire Hoizschuer. Sans m'en apercevoir moi-même, je pris de l'amour. Je quittai ma patrie, et j'allai à Augsbourg pour me perfectionner dans mon art; mais alors je sentis bien vivement le feu qui me dévorait. Je ne voyais, je n'entendais que Rosa; tous les efforts, tous les travaux, qui ne devaient pas me conduire à la posséder, ne me causaient que du dégoût. Je pris la seule route qui devait me mener à ce but. Maître Martin ne veut donner sa fille qu'au tonnelier qui fera le meilleur chef-d'œuvre dans sa maison, et qui plaira du reste à Rosa. Je jetai de côté le ciseau, et j'appris le métier de tonnelier. Maintenant je veux aller à Nuremberg et travailler chez maître Martin. Mais, depuis que la ville est là, devant moi, et que l'image de Rosa se montre plus vivement à mes yeux, j'expire presque de crainte et d'effroi, et je vois toute la folie de mon entreprise. Sais-je donc si Rosa m'aime, si jamais elle m'aimera ? »

Reinhold avait écouté l'histoire de Frédéric avec une attention toujours croissante. Il appuya sa tête sur son bras, et demanda d'une voix sourde : « Rosa vous a-t-elle jamais donné un gage d'amour ? — Ah ! répondit Frédéric, Rosa était plus une enfant qu'une jeune fille lorsque je quittai Nuremberg. Elle me voyait avec plaisir, elle me souriait gaiement quand je lui tressais des couronnes dans le jardin de messire Hoizschuer, mais… — Alors tout espoir n'est pas perdu ! » s'écria tout à coup Reinhold avec tant de violence et d'une voix si éclatante que Frédéric en tressaillit. À ces mots, il se releva si brusquement que son épée retentit à son côté; lorsqu'il fut debout, le clair-obscur du crépuscule, éclairant son visage pâle, donna à ses traits une expression si dure et si farouche que Frédéric ne put s'empêcher de lui demander quel sentiment l'avait agité d'une façon si subite. Il s'était relevé à son tour; en se reculant, son pied heurta contre le sac de Reinhold, il en sortit un accord murmurant, et Reinhold s'écria avec colère : « Méchant compagnon, ne brise pas mon luth ! » L'instrument était attaché sur le sac avec une courroie, Reinhold la déboucla, et en toucha les cordes si impétueusement qu'il semblait vouloir les briser. Mais bientôt son jeu devint doux et harmonieux. « Viens, mon frère, dit-il d'un ton calme, viens avec moi au village. Je porte là dans mes mains un excellent moyen de bannir les méchants esprits qui pourraient se trouver sur notre chemin, et qui m'en veulent, à moi, particulièrement. — Eh ! Mon cher camarade, qu'avons-nous à redouter des méchants esprits ?… Mais ton jeu est fort agréable; continue, je t'en prie ! »

Les étoiles d'or avaient percé l'azur foncé du ciel, le vent du soir passait en murmurant sur les prairies parfumées, les ruisseaux coulaient plus rapidement, les arbres se balançaient avec plus de force, tandis que Frédéric et Reinhold descendaient la vallée en jouant du luth et en chantant, et les sons de leurs chansons amoureuses s'élevaient dans les airs, comme portées sur les ailes des chérubins. Arrivés à leur gîte, Reinhold se débarrassa avec vivacité de son sac et de son instrument, et pressa impétueusement contre son sein Frédéric, qui sentit tomber sur ses joues les larmes brûlantes que répandait son jeune compagnon.

Le lendemain matin, en se réveillant, Frédéric n'aperçut pas son nouvel ami, qui s'était jeté, la veille, sur un lit de paille, auprès de lui; et, comme il ne vit pas non plus le luth et le sac de voyage, il pensa que Reinhold avait eu ses raisons pour prendre une autre route. Mais à peine Frédéric fut-il sorti de la maison que Reinhold, son sac de voyage sur le dos, vint au-devant de lui. Il portait son luth sous son bras, et il était vêtu tout différemment que la veille : il avait ôté sa barrette à plumes, déposé son épée, et, au lieu de son pourpoint de velours, il avait endossé une casaque unie, de couleur grise. « Eh bien ! frère, dit-il gaiement à son camarade étonné; eh bien ! frère, me tiens-tu maintenant pour un vrai compagnon ? Mais écoute, pour quelqu'un qui a de l'amour, tu as bien bravement dormi. Vois comme le soleil est déjà élevé. Allons, mettons-nous tout de suite en route. »

Frédéric était silencieux et renfermé en lui-même; il répondait à peine aux questions de Reinhold, et n'entendait pas ses plaisanteries. Reinhold, d'une impétuosité sans égale, sautait ça et là, chantait et jetait sa barrette dans les airs. Mais lui aussi devint plus silencieux, plus ils approchaient de la ville. « Je ne puis marcher davantage, tant je suis saisi d'un doux effroi et d'une inquiétude que je ne puis exprimer. Reposons-nous un peu sous ces arbres », dit Frédéric au moment où ils se trouvaient presque arrivés à la porte de Nuremberg; et il s'étendit sur le gazon.

Renhold s’assit auprès de lui, et dit après quelques instants : « Hier soir, j'ai dû te paraître bien singulier, mon cher frère. Mais, lorsque tu me racontais ton amour et que tu te montrais si malheureux, il me passa mille folles idées par la tête, qui me troublaient et qui m'eussent rendu fou si ton chant et mon luth n'eussent chassé les mauvais esprits. Ce matin, lorsque le premier rayon du soleil me réveilla, j'avais retrouvé toute ma gaieté. Je courus dans la campagne, et, en passant au milieu des buissons fleuris il me vint une foule d'idées agréables. Je songeais à la manière dont je t'avais rencontré, et comme mon cœur s’était senti porté vers le tien. Une histoire qui se passa en Italie, il y a quelque temps, pendant que je m'y trouvais me vint à la mémoire. Je veux te la conter, car elle montre bien vivement ce que peut faire l'amitié. Il arriva qu'un noble prince, ami zélé et protecteur des beaux-arts offrit un prix élevé pour un tableau dont il détermina le sujet magnifique, il est vrai, mais fort difficile à traiter Deux jeunes peintres qui étaient liés par l'amitié la plus étroite résolurent de concourir pour ce prix. Le plus âgé des deux mieux expérimenté dans le dessin et dans l'art d'ordonner les groupes, eut bientôt conçu et tracé le tableau; tandis que le plus jeune, déjà découragé dès le premier jet eût entièrement renoncé à son projet, si son ami ne l'eût rassuré sans relâche par ses conseils. Mais, lorsqu'ils commencèrent à peindre, le plus jeune, passé maître dans l’art des couleurs, sut donner à son camarade plus d'un avis dont celui-ci profita avec succès; si bien que jamais le plus jeune n'avait aussi parfaitement dessiné un tableau et que jamais le plus âgé n'avait poussé le coloris avec autant de vigueur. Lorsque les deux tableaux furent termines, les deux peintres tombèrent dans les bras l'un de l’autre, chacun était profondément ravi du travail de autre, chacun d'eux reconnaissait que l'autre avait mérité le prix. Enfin, il se trouva que le prix fut accordé au plus jeune, qui s'écria tout confus : « L'ai-je donc mérité ? Qu’aurais-je pu faire sans les conseils de mon ami, sans sa vigoureuse assistance ? » L'autre lui répondit- « Et ne m’as-tu pas aussi assisté de tes conseils ? mon tableau n'est pas mauvais, grâce à tes soins; mais le tien mérite la préférence. Concourir au même but avec zèle et franchise, c'est le devoir de deux amis, le laurier que l'on obtient doit aussi honorer l'autre. » N'est-ce pas, Frédéric, le peintre avait raison ? Concourir pour un même prix doit unir deux amis véritables au lieu de les diviser. Une misérable envie ou une haine vulgaire doivent-elles trouver place dans de nobles âmes ? — Jamais, répondit Frédéric; oh ! Certes, jamais. Nous sommes devenus frères et amis; dans peu de temps, nous ferons tous deux, à Nuremberg, notre œuvre de maître, une belle tonne poussée sans feu; mais le Ciel me préserve d'éprouver la moindre jalousie si la tienne était mieux que la mienne, mon cher Reinhold. — Ah ! ah ! ah ! s'écria Reinhold en riant aux éclats, repose-toi sur moi de ton œuvre de maître, tu la feras à la satisfaction de tous les tonneliers. Et, afin que tu n'en ignores, pour ce qui concerne les dimensions et la proportion, la belle courbure des cercles, tu as trouvé en moi ton homme. Nous chercherons du bois de tronc de chêne coupé en hiver, sans piqûres de vers, sans bandes rouges et blanches et sans nœuds; tu peux t'en fier à mes yeux pour cela. Et je n'en ferai pas moins mon chef-d'œuvre de façon à contenter tout le monde. — Mais, Dieu éternel ! s'écria Frédéric, que faisons-nous là à babiller sur notre meilleur chef-d'œuvre ? Sommes-nous donc en concurrence pour mériter Rosa ? En vérité, la tête me tourne. — Eh ! Frère, dit Reinhold en riant toujours, il n'a pas été du tout question de Rosa. Tu es un rêveur. Allons, lève-toi, et gagnons la ville. »

Frédéric se leva et se mit en route l'esprit tout troublé. Lorsqu'ils furent entrés dans une auberge pour se laver et se rajuster, Reinhold dit à Frédéric : « En vérité, pour moi je ne sais chez quel maître aller à l'ouvrage; et je pense, mon cher frère, que tu m'emmèneras volontiers avec toi chez maître Martin. Penses-tu réussir à travailler dans son atelier ? — Tu m'ôtes du cœur un lourd fardeau, répondit Frédéric; avec toi, je serai moins timide, et j'aurai moins de peine à surmonter ma frayeur. »

Alors les deux jeunes compagnons se dirigèrent vers la maison du célèbre maître tonnelier, Tobias Martin.

C'était justement le dimanche où maître Martin donnait son repas d'échevin, et à l'heure du repas. En entrant dans la maison, Frédéric et Reinhold entendirent d'abord le retentissement des verres et le joyeux bruit que faisaient à table les convives. « Ah ! dit Frédéric un peu intimidé, nous arrivons dans un moment peu favorable. — Je pense au contraire, dit Reinhold, que nous arrivons au bon moment : car, dans un joyeux festin, maître Martin est sans doute de bonne humeur et disposé à accéder à notre demande. »

Bientôt après arriva maître Martin, dans ses habits de fête, le nez et les joues animés d'un épais vermillon. Dès qu'il aperçut Frédéric, il s'écria : « Voyez donc, c'est Frédéric ! Mon bon garçon, te voilà donc revenu ? C'est fort bien ! et te voilà tout entier adonné au magnifique état de tonnelier ! Il est vrai que messire Hoizschuer fait une terrible grimace lorsqu'on parle de toi; il prétend qu'il s'est perdu un grand artiste en ta personne, et que tu aurais fait de jolies figures et des balustres comme on en voit à Saint-Sébald et à la maison de Fugger à Augsbourg; mais c'est un sot bavardage, et tu as bien fait de te tourner vers les bonnes choses : sois donc mille fois le bienvenu chez moi ! »

À ces mots, maître Martin le prit par les épaules, et le serra rudement dans ses bras. Frédéric sembla renaître à l'accueil amical de maître Martin : toute sa timidité disparut, et il fit au maître sa demande avec rondeur, non pas seulement pour lui-même, mais aussi pour son ami Reinhold. « Eh bien, dit maître Martin, cela se trouve parfaitement, et vous ne pouviez mieux venir : car le travail augmente, et nous manquons de travailleurs. Soyez donc bien arrivés tous les deux; déposez vos sacs et entrez. Le repas est presque achevé; mais vous pouvez encore prendre place à table, et Rosa aura soin de vous. »

En parlant ainsi, maître Martin entra dans la salle avec les deux compagnons. On y voyait tous les honorables maîtres de la corporation avec messire Jacobus Paumgartner, tous l’œil vif et le visage florissant. Le dessert venait d’être servi, et un vin plus précieux jaunissait dans les grands verres. C'était le moment où chaque convive parie d’une chose différente, où tous croient cependant se comprendre, et où l'on rit en éclats sans savoir pourquoi.

Mais, dès que maître Martin, prenant les deux jeunes gens par la main, annonça que deux compagnons pourvus de bons témoignages allaient entrer chez lui, l'assemblée devint calme et chacun regarda avec attention les nouveaux venus. Reinhold promenait ses regards autour de lui presque avec orgueil; mais Frédéric baissa les yeux et se mit à tourner sa barrette dans ses mains. Maître Martin leur indiqua deux places au bas bout de la table mais c’étaient justement les meilleures qu'il y eût : car, peu de moments après, Rosa vint s'asseoir entre eux et leur servit des mets agréables et un vin excellent. La charmante Rosa, dans tout l'éclat de la grâce et de la beauté, brillante d’attraits, assise entre ces deux beaux jeunes hommes, au milieu de tous ces vieux maîtres barbus, c'était un tableau ravissant à contempler; on était tenté de les comparer tous les trois à un nuage blanc et brillant sur un ciel sombre ou à trois beaux arbustes chargés de fleurs, qui élèvent leurs têtes éclatantes au-dessus d'un gazon pâle et desséché. Frédéric pouvait à peine respirer, tant il éprouvait de Joie et de bonheur; ce n'était qu'à la dérobée qu'il se hasardait à lancer un regard sur celle qui remplissait son âme Ses yeux étaient fixés sur son assiette, comme s'il lui eût été impossible d'y toucher. Pour Reinhold, ses yeux, d'où s’échappaient des regards étincelants, se portaient sans cesse sur la charmante vierge, et il commença à raconter ses longs voyages d'une façon si merveilleuse que jamais Rosa n’avait ouï un tel langage. Il lui semblait que tout ce dont parlait Reinhold se levât vivant devant elle, au milieu de figures sans cesse changeantes. Elle était tout yeux, tout oreilles, et elle ne savait ce qui se passait en elle lorsque Reinhold, dans le feu de son discours, prenait sa main et la pressait avec ardeur. « Mais, Frédéric, dit Reinhold en s’interrompant tout à coup, pourquoi restes-tu donc ainsi muet et immobile ? As-tu perdu l'usage de la parole ? Allons, trinquons à la santé de la chère et belle demoiselle qui nous traite si bien. »

E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (3/7)

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