— Le tonnelier de Nuremberg —

E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (5/7)

Maître Martin, ébahi des manières du jeune étranger, fut obligé de réfléchir quelques instants; il répondit enfin : « Eh bien, compagnon, prouvez d'une seule fois que vous êtes un bon ouvrier, et faites le trou de bonde à ce tonneau qu'on vient d'achever. »

Le jeune homme s'en acquitta avec adresse et vigueur, et s'écria en riant bruyamment : « Eh bien, Maître Martin, doutez-vous maintenant que je sois un bon tonnelier ? Mais, ajouta-t-il en parcourant l'atelier et en promenant ses regards sur les pièces de bois et sur les outils, avez-vous aussi de bons ustensiles, et… Qu'est-ce que c'est que ce maillet ? C’est sans doute avec cela que jouent vos enfants ? Et cette petite hachette ? C'est bon pour des apprentis ! » À ces mots, il jeta en l'air et reçut sans efforts, dans ses mains, le lourd et énorme maillet que Reinhold ne pouvait pas gouverner, et la hache que Frédéric maniait avec peine. Puis il roula comme des balles légères deux tonnes immenses, et, prenant une des plus grandes douves qui n'était pas encore travaillée, il s'écria : « Eh ! Maître, si c'est là du bon bois de chêne, cela doit se briser comme du verre ! » Soulevant alors la douve, il en frappa une pierre, et le bois vola en mille éclats. « Mon cher ami, dit maître Martin, avez-vous dessein de jeter hors de la porte cette tonne de deux foudres, ou bien de briser tout dans l'atelier ? Vous pourriez prendre cette solive pour maillet; et, afin que vous ayez une hache selon vos goûts, je vais envoyer chercher à la maison de ville l'épée de Roland, qui est longue de trois aunes. — Elle me conviendrait assez bien ! » répondit le jeune homme, dont les yeux étincelèrent; mais il les baissa aussitôt et dit d'une voix plus modérée : « Je pensais, Maître Martin, que vous aviez besoin de vigoureux compagnons pour vos grands travaux, et peut-être que j'ai mis trop de jactance à vous montrer mes forces. Mais n'importe, donnez-moi du travail, je le ferai en conscience. »

Maître Martin regarda fixement le jeune homme, et dut s'avouer que jamais des traits plus honnêtes et plus nobles ne s'étaient offerts à ses yeux. Il lui sembla même que l'aspect de cette figure lui rappelait confusément un homme qu'il aimait, mais il ne put démêler ses souvenirs, et cependant il accéda aux désirs du nouveau venu, en lui recommandant toutefois de se procurer au plus tôt les certificats de sa corporation. Pendant ce temps, Reinhold et Frédéric avaient achevé de dresser leur tonneau, et passaient les premiers cercles. En faisant cet ouvrage, ils avaient coutume de chanter ensemble une chanson, et commencèrent une ballade à la manière d'Adam Puschmann.

Mais Conrad, de l'établi où l'avait placé maître Martin, s'écria : « Eh ! Qu’est-ce que c'est que ces miaulements ?

On dirait que les souris sifflent dans l'atelier ! Si vous voulez chanter quelque chose, chantez de façon à ranimer l'âme et à donner du cœur au travail. » A ces mots, il entonna une folle chanson de chasse, avec des cris de halloh ! et de hussah ! Et il imitait les aboiements des chiens lorsqu'on les découple, les fanfares et les cris perçants des chasseurs, d'une voix si éclatante que les grandes tonnes en vibraient, et que tout l'atelier retentissait du bruit de ses accents. Maître Martin se couvrit les oreilles de ses deux mains, et les enfants de femme Marthe (la veuve de Valentin), qui jouaient dans l'atelier, allèrent timidement se cacher sous les cuves. En ce moment, Rosa entra, étonnée, effrayée de ces cris terribles qui ne ressemblaient nullement à un chant. Dès que Conrad aperçut Rosa, il se tut, et, se levant, il s'approcha d'elle en la saluant avec grâce. Puis, il dit d'une voix douée les yeux animés : « Ma belle demoiselle, quelle douce lueur s'est répandue dans cette cabane lorsque vous y avez pénétré !

Oh ! Si je vous avais aperçue plus tôt, je n'aurais pas meurtri vos oreilles délicates par ma chanson de chasse.

Eh ! Vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers maître Martin et les deux compagnons, cessez donc de frapper d’une façon aussi abominable. Tant que la charmante demoiselle nous honore de sa présence, il faut laisser reposer le maillet et la tringle. Sa douce voix seule doit se faire entendre. »

Reinhold et Frédéric se regardèrent avec surprise; mais maître Martin se mit à rire aux éclats. « Allons, Conrad, s’écria-t-il, il est clair que vous êtes le plus grand fou qui ait jamais ceint le tablier ! Vous arrivez d'abord ici comme un héros sauvage voulant tout ravager; puis vous hurlez de manière à nous fendre les oreilles, et, pour digne conclusion à toutes ces folies, vous traitez ma fillette Rosa comme une noble demoiselle, et vous lui parlez comme un gentilhomme amoureux. — Je connais fort bien votre charmante fille, Maître Martin, dit Conrad avec abandon • mais je vous dis que c'est la plus ravissante demoiselle qui soit sur terre, et plaise au Ciel qu'elle permette au plus noble gentilhomme de la servir d'amour et d'être son paladin ! »

Maître Martin se tenait les côtés, il était sur le point d’étouffer; enfin il parvint à recouvrer la parole après un long rire. « Bien, très bien, mon cher garçon, dit-il. Regarde toujours Rosa comme une noble demoiselle, je te le permets. Mais aie la bonté de retourner à ton établi. »

Conrad resta comme enraciné à sa place, se frotta le front, et dit à voix basse : « C'est vrai. » Et il obéit. Rosa prit place, comme elle avait coutume de le faire, sur un petit tonneau, que Reinhold avait soigneusement essuyé, et que Frédéric avait roulé près d'elle. Les deux compagnons chantèrent. Maître Martin leur commanda de recommencer la chanson que l'impétueux Conrad avait interrompue, tandis que celui-ci, devenu silencieux et pensif, travaillait à son établi.

Quand la chanson fut achevée, maître Martin leur dit : « Le Ciel vous a accordé un don bien agréable, mes chers amis ! Vous ne pouvez pas imaginer combien je fais cas de l'art sublime de chanter. N'ai-je pas voulu aussi être maître chanteur jadis ? Mais je n'ai jamais pu y parvenir, et toutes mes peines ne m'ont valu que des dégoûts. Au concours de chant, je fais tantôt de faux accords, tantôt de faux enjolivements et de fausses mélodies; mais on dira : "Ce que n'a pu faire le maître, ses compagnons le feront." Dimanche prochain, après le prêche de midi, il y a une séance de chant dans l'église de Sainte-Catherine. Vous pouvez tous deux acquérir beaucoup d’honneur : car, avant le chant, il y a un concours auquel chaque étranger peut prendre part. Et vous, ami Conrad, s'écria maître Martin en se tournant vers l'établi, n'avez-vous pas envie de monter au lutrin pour entonner votre belle chanson de chasse ? — Ne raillez pas, mon cher maître, répondit Conrad sans lever les yeux. Chacun à sa place ! Tandis que vous vous réjouirez en écoutant les maîtres chanteurs, moi je prendrai mon plaisir sur la prairie commune. »

Ce que maître Martin avait espéré arriva. Reinhold monta au lutrin, et chanta des airs sur différents modes, qui réjouirent tous les maîtres chanteurs, bien que quelques-uns pensassent que le jeune homme avait une expression étrangère qu'ils ne savaient comment qualifier.

Bientôt après, Frédéric prit la place de Reinhold, ôta sa barrette, et, après avoir regardé quelques instants autour de lui et du côté de Rosa, qui soupira, il commença une magnifique cantate dans le ton fluant de Henri Frauenlob. Tous les maîtres déclarèrent d'une même voix que nul d'entre eux n'égalait le jeune compagnon.

Lorsque le soir fut venu et le concours de chant fini, maître Martin se rendit avec Rosa sur la prairie commune, afin de jouir de tous les plaisirs de cette journée. Il fut permis à Reinhold et à Frédéric de les accompagner. Rosa marchait entre eux deux. Frédéric, enivré des louanges du maître, osa glisser à la jeune fille quelques paroles qu'elle sembla ne pas entendre. Elle se tournait plus volontiers vers Reinhold, qui lui contait mille histoires plaisantes à sa manière, et qui ne craignait pas de lui prendre quelquefois la main. On entendait déjà de loin les cris joyeux qui s'élevaient de la prairie. Arrivés à la place où les jeunes gens de la ville se livraient à toutes sortes d'exercices, ils entendirent le peuple qui criait : « Gagné ! Gagné ! C'est encore lui le plus fort ! Personne n'ose plus se présenter contre lui ! »

Maître Martin vit, en pénétrant dans la foule, que les éloges du peuple ne s'adressaient à nul autre qu'à son compagnon Conrad, qui avait vaincu tous ses adversaires, dans la lutte, dans la course et dans le jeu du palet. Au moment où maître Martin arriva, Conrad demandait s'il ne se trouvait personne pour s'exercer contre lui au jeu des épées émoussées. Plusieurs jeunes patriciens, habitués à ce genre de combat, consentirent à descendre dans la lice. Mais, en peu d'instants, Conrad les défit tous. Aussi ne se laissait-on pas de vanter sa vigueur et son adresse.

Le soleil était descendu sous l'horizon, les feux du soir brunissaient, et les vapeurs de la nuit montaient lentement. Maître Martin, Rosa et les deux compagnons étaient établis non loin d'une cascade fraîche et murmurante. Reinhold faisait des récits ravissants de la lointaine Italie. Mais Frédéric, silencieux et satisfait, ne détournait pas ses regards des beaux yeux de Rosa. Bientôt arriva Conrad, d'un pas incertain, et comme hésitant s'il devait se joindre à eux. Maître Martin lui cria : « Eh bien ! Conrad, approche. Tu t'es bravement comporté sur la prairie, et tu mérites bien que je t'accueille comme un de mes bons compagnons. Ne sois pas intimidé, mon garçon. Assieds-toi près de moi, je te le permets. »

Conrad lança un regard perçant au maître, qui lui faisait gracieusement signe de prendre place, et dit d'une voix sourde : « Je ne suis pas le moindrement intimidé et je ne vous ai pas demandé permission de m'asseoir là ou de ne pas m'asseoir; d'ailleurs je ne viens pas pour vous autres. J'ai jeté tous mes adversaires sur le sable en vaillant chevalier, et je viens demander à la charmante demoiselle si, pour prix de ma bravoure, elle daignera m'accorder le joli petit bouquet qu'elle porte. »

À ces mots, Conrad fléchit un genou devant Rosa, qui détacha son bouquet en riant et lui dit : « Je sais qu'un brave chevalier tel que vous peut requérir un don d'une noble dame telle que moi; recevez donc en signe d'honneur ce vieux bouquet fané. »

Conrad baisa le bouquet qu'elle lui présentait, et l'attacha à sa barrette, mais maître Martin se leva en s'écriant : « Assez de folies ! la nuit approche, regagnons le logis. » Il se mit le premier en marche, Conrad prit avec respect le bras de Rosa. Reinhold et Frédéric les suivirent d'un air mécontent. Les bourgeois qu'ils rencontraient s'arrêtaient et disaient : « Voyez donc le riche tonnelier Tobias Martin avec sa jolie fille et ses beaux compagnons. Voilà de braves gens ! »

Les jeunes filles ont coutume dès le matin de repasser avec complaisance dans leur esprit toutes les joies d'une fête de la veille, et le lendemain leur est souvent aussi doux que le jour même. C'est ainsi que, le lendemain matin, la belle Rosa était assise dans sa chambre, les mains jointes, la tête baissée, laissant reposer son rouet et son aiguille. Il se pouvait qu'elle entendît tantôt les chants de Frédéric et de Reinhold, tantôt qu'elle vît l'adroit Conrad terrassant ses adversaires, car elle murmurait tour à tour les paroles d'une chanson, ou bien elle disait à voix basse : « Vous voulez mon bouquet ? » Et alors une cou-leur plus vive brillait sur ses joues, ses regards étincelaient sous ses paupières abaissées, et de légers soupirs s'échappaient de son sein. Femme Marthe entra dans la chambre, et Rosa se réjouit de pouvoir raconter ce qui s'était passe dans l'église de Sainte-Catherine et sur la prairie commune. Lorsque Rosa eut achevé son récit, femme Marthe dit en souriant : « Eh bien ! chère Rosa, vous pourrez donc bientôt choisir entre ces trois prétendus ? — Au nom du Ciel, femme Marthe, comment l'entendez-vous ? moi, trois prétendus ? — Ma chère Rosé, ne faites pas comme si vous ignoriez tout. Il faudrait vraiment n'avoir point d'yeux, il faudrait être entièrement aveuglé, pour ne pas voir que nos trois compagnons Reinhold, Frédéric et Conrad ont un violent amour pour vous. — Que vous figurez-vous donc, femme Marthe ? dit Rosa en mettant ses mains devant ses yeux. — Allons, enfant timide, dit femme Marthe en s'asseyant devant Rosa, regarde-moi bien fixement et ne cherche pas à nier que tu as remarqué depuis longtemps ce que les trois compagnons ont au fond du cœur. Le nieras-tu encore ? Tu vois bien que tu ne le peux pas. Il serait aussi bien merveilleux que les yeux d'une jeune fille ne vissent pas cela. Comme les regards se détachent de l'ouvrage, comme les chants prennent une autre mesure, comme tout s'anime, lorsque tu parais dans l'atelier ! Comme Reinhold et Frédéric commencent aussitôt leurs plus jolies chansons, et comme le sauvage Conrad lui-même devient doux et amical ! Chacun s'empresse auprès de toi, et quel feu anime le visage de celui que tu favorises d'un regard, d'une parole ! Ah ! Ma fille, n'est-il pas bien agréable que de beaux jeunes gens rivalisent ainsi pour gagner ton cœur ? Choisiras-tu l'un de ces trois ? Lequel choisiras-tu ? Voilà ce que je ne saurais dire, car tu les reçois tous bien, quoique… Mais silence là-dessus. Si tu venais à moi en disant : « Conseillez-moi, femme Marthe : auquel de ces trois jeunes gens qui s'empressent autour de moi dois-je donner mon cœur et ma main ? » je te répondrais certainement : « Si ton cœur ne te le désigne pas, renvoie-les tous les trois au plus vite. » — Mais Reinhold me plaît beaucoup, et aussi Frédéric, et aussi Conrad, et puis j'ai bien quelque chose à dire contre chacun d'eux. — Oui, sans doute, chère Rosa, dirais-je, quand je vois si bien travailler les trois jeunes compagnons, je pense toujours à mon pauvre cher Valentin, et je dois dire qu'il n'aurait pas fait de meilleurs ouvrages, mais il avait un tout autre élan et une tout autre manière. On voyait qu'il y mettait toute son âme; nos jeunes gens semblent avoir bien autre chose en tête que leur travail, et il semble qu'ils se soient imposé un fardeau qu'ils portent avec courage. C'est avec Frédéric que je m'entends le mieux; c'est une douée et bonne âme. On dirait qu'il nous appartient davantage, à nous autres; je comprends tout ce qu'il dit, et ce qui me plaît surtout dans ce cher garçon, c'est qu'il t'aime avec toute la timidité d'un enfant, qu'il ose à peine te regarder et qu'il rougit chaque fois que tu lui parles. »

Tandis que femme Marthe parlait ainsi, une larme se montrait dans les yeux de Rosa. Elle se leva, et dit, le visage tourné vers la fenêtre : « Sans doute, j'aime aussi Frédéric, mais il ne faut pas mépriser Reinhold. — Comment pourrait-on le mépriser ? des trois compagnons, Reinhold est le plus beau. Quels yeux ! Non, quand il vous traverse de ses regards vifs et perçants, on ne peut le supporter. Mais il y a dans toutes ses manières quelque chose de si singulier qu'il me fait vraiment peur. Je pense que maître Martin doit éprouver, en voyant Reinhold travailler dans son atelier, ce que j'éprouverais, moi, si on me mettait un ustensile d'or et de diamants dans ma cuisine pour que je m'en servisse comme d'un meuble ordinaire : je n'oserais pas y toucher. Il parle, il raconte, et tout cela résonne comme la plus douée musique, et l'on est entraîné malgré soi; mais, lorsque plus tard je songe à ce qu'il a dit, il se trouve que je n'ai pas compris le plus petit mot. Et lorsqu'il rit et qu'il plaisante à notre manière, et qu'il est tout à fait comme nous, il prend subitement l'air si distingué qu'il m'effraye sérieusement. Cependant, je ne puis dire qu'il ait l'air de certains gentilshommes ou de nos jeunes praticiens; non, c'est autre chose. En un mot, il me semble, Dieu sait pourquoi, comme s'il avait rapport avec des esprits, et comme s'il appartenait à un autre monde. Conrad est un compagnon sauvage et désordonné, cependant il y a aussi en lui quelque chose de distingué qui ne va pas avec le tablier; et puis, il agit comme s'il avait le droit de commander à tous les autres. Il y a peu de temps qu'il est ici, et il a déjà réussi à faire baisser la voix de maître Martin devant la sienne. Mais néanmoins Conrad est bon et honnête; on ne peut lui garder rancune. Je l'aime mieux même que Reinhold : car, bien qu'il parle furieusement haut, on comprend fort bien tout ce qu'il dit. Je parie qu'il a été soldat : car il s'entend très bien à manier les armes, et il a des mots de chevalier qui ne lui vont pas mal. Eh bien, voyons, ma chère Rosa, dites-moi sans détour, lequel des trois a su vous plaire ? — Ma bonne Marthe, ne m'interrogez pas ainsi. Tout ce que je puis vous dire, c'est que les manières de Reinhold ne me semblent pas aussi effrayantes que vous le dites. Il est vrai qu'il a d'autres façons que ses camarades, mais ses entretiens me causent beaucoup de charme, sa conversation est pour moi comme un beau jardin rempli de fleurs inconnues, que je me plais à contempler; et, depuis que Reinhold est venu ici, maintes choses qui me semblaient tristes et arides ont pris à mes yeux une couleur vive et un attrait puissant. »

Femme Marthe se leva, et, menaçant Rosa du doigt, elle s'éloigna en disant : « Ah ! Ah ! Rosa. C'est donc Reinhold ! Je n'aurais jamais soupçonné cela. — Je vous en prie, femme Marthe, dit Rosa en l'accompagnant jusqu'à la porte, ne soupçonnez rien, et laissez le temps accomplir les volontés du Ciel. »

Cependant l'atelier de maître Martin était fort animé. Il avait pris des ouvriers et des apprentis pour exécuter ses nouvelles commandes, et le bruit du marteau, celui du maillet, retentissaient au loin. Reinhold venait de terminer le tracé de la grande tonne destinée à l'évêque de Bamberg, et il l'avait si bien entrepris, à l'aide de Frédéric et de Conrad, que la joie de maître Martin était extrême. Celui-ci s'écria à plusieurs reprises : « Voilà ce qui se nomme un beau travail ! Ce sera une tonne comme il n'en est pas encore sorti de mon atelier, à l'exception de mon chef-d'œuvre ! »

Les trois compagnons se mirent alors à enfoncer les cercles à grands coups de maillet, et tout l'édifice retentit de leurs frappements cadencés. Le vieux Valentin rabotait avec ardeur, et femme Marthe, ses deux plus petits enfants sur ses genoux, était assise derrière Conrad, tandis que les autres plus âgés couraient et se poursuivaient, armés de longs bâtons. C'était un joyeux tumulte, et l'on aperçut à peine maître Hoizschuer qui entra gravement dans l'atelier. Maître Martin vint au-devant de lui, et s'informa poliment du motif de sa visite. « Eh ! Je veux voir encore une fois mon brave Frédéric qui travaille là avec tant d'ardeur, répondit Hoizschuer. Et puis, mon cher maître Martin, j'ai besoin pour ma cave d'une tonne solide, et je viens vous prier de me la faire. Voyez donc, voilà justement que vos compagnons achèvent un tonneau tel qu'il m'est nécessaire; vous pourrez me le laisser. Dites-moi seulement le prix. »

Reinhold, qui s'était assis quelques instants sur l'établi pour se reposer et prendre baleine, entendit les paroles de maître Hoizschuer, et, tournant vers lui la tête, il répondit :

« Eh ! Mon cher maître Hoizschuer, renoncez à votre envie, car cette tonne que nous travaillons là est destinée à Son Altesse l'évêque de Bamberg. »

E.T.A. Hoffmann

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (5/7)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

Copyright © 2005-2007 Pascal ZANARDI, Tous droits réservés.