— E.T.A. Hoffmann —

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (7/7)

E.T.A. Hoffmann

Le jour suivant, maître Martin travailla silencieusement et d'un air sombre à la tonne de l'évêque de Bamberg, et Frédéric, de son côté, fort affligé du départ de Reinhold, ne prononçait pas une parole, et se gardait surtout de chanter. Enfin, maître Martin jeta son maillet de côté, croisa ses bras, et dit d'un ton d'accablement : « Voilà Reinhold parti aussi ! C'était un peintre distingué, et il se moquait de moi avec sa tonnellerie. Si j'avais soupçonné cela, lorsqu'il vint dans ma maison avec toi, comme je lui aurais montré la porte ! Un visage aussi ouvert, aussi honnête, et un cœur rempli de mensonges et de ruse ! Allons, il est parti; et tu t'en tiendras fidèlement à ton métier. Qui sait jusqu'où nous nous rapprocherons, si tu deviens un bon maître et que Rosa te trouve à son gré ? Tu me comprends, tu pourras me la demander. » II reprit son maillet et se mit à travailler avec ardeur. Frédéric ne pouvait se rendre compte de l'impression qu'il éprouvait; mais les paroles de maître Martin déchiraient son cœur et lui étaient tout espoir. Rosa reparut dans l'atelier, pour la première fois après une longue absence; mais elle était triste, et Frédéric crut remarquer qu'elle avait les yeux rouges. « Elle a pleuré pour lui, elle l'aime donc », se dit-il, et il n'osa pas lever une seule fois les yeux vers celle qu'il chérissait.

La grande tonne était achevée, et ce ne fut qu'en contemplant ce bel ouvrage que maître Martin recouvra sa bonne humeur. « Oui, mon fils, dit-il en frappant sur l'épaule de Frédéric, j'en reste là : si tu réussis à gagner les bonnes grâces de Rosa, et si tu fais un digne chef-d'œuvre, tu deviendras mon gendre. Et tu pourras aussi te faire agréger à la noble corporation des maîtres chanteurs et t'acquérir beaucoup d'honneur. »

La tâche augmenta tellement chez maître Martin qu'il se vit forcé de prendre deux compagnons, vigoureux travailleurs, mais gens grossiers, démoralisés dans leurs longues tournées. Au lieu des propos joyeux et agréables des jeunes compagnons, on n'entendait plus dans l'atelier de maître Martin que des plaisanteries vulgaires, et de disgracieuses chansons de taverne avaient remplacé les chants harmonieux de Reinhold et de Frédéric. Rosa ne se montrait plus dans l'atelier, et Frédéric ne la voyait que rarement et à la dérobée. Lorsque alors il la regardait en soupirant et qu'il lui disait : « Ah ! Rosa, si je vous revoyais aussi contente qu'au temps de Reinhold !… » elle baissait les yeux en rougissant et murmurait : « Avez-vous quelque chose à me dire, Frédéric ? » Mais Frédéric gardait timidement le silence, et l'heureux moment s'enfuyait. Maître Martin insistait pour que Frédéric fît son chef-d'œuvre. Il avait choisi son plus beau bois de chêne, sans la moindre rayure, conservé depuis cinq ans dans son atelier, et personne que le vieux Valentin ne devait aider Frédéric dans son travail. Mais la présence des grossiers compagnons avec lesquels il vivait avait rendu la profession de tonnelier odieuse au pauvre Frédéric, et il frémissait en songeant que cette œuvre allait décider de sa vie. Il savait qu'il serait malheureux en se livrant à un genre de vie entièrement contraire à sa vocation. Le portrait de Rosa peint par Reinhold était sans cesse présent à sa pensée; et son art lui semblait plus noble que jamais. Souvent, lorsque le sentiment déchirant de sa situation s'emparait trop fortement de son âme, il se rendait dans l'église de Saint-Sébald. Là, il restait, durant plusieurs heures, à contempler le beau monument de Péter Fischer, et il s'écriait : « Est-il une plus belle tâche sur la terre que celle d'exécuter ces sublimes travaux ! » Et, lorsqu'il lui fallait revenir à ses douves et à ses cercles, lorsqu'il songeait à la manière dont il fallait mériter la main de Rosa, il lui semblait qu'une main de fer comprimât son cœur, et que les tourments qu'il éprouvait dussent bientôt terminer ses jours. Reinhold venait souvent à lui, dans ses rêves, et il lui présentait d'admirables dessins, de magnifiques esquisses de sculpture, dans lesquels Rosa apparaissait d'une façon merveilleuse, tantôt sous la forme d'une fleur, tantôt sous l'apparence d'un ange avec des ailes. Mais il y remarquait toujours quelque chose, et il s'aperçut que Reinhold avait oublié de placer un cœur dans le sein de Rosa, et Frédéric le dessinait lui-même. Sa situation devenait chaque jour plus cruelle, chaque jour l'état de tonnelier lui inspirait plus de dégoût, et il allait chercher des consolations auprès de son vieux maître Hoizschuer. Celui-ci permit à Frédéric de commencer dans son atelier un ouvrage dont il avait eu l'idée et pour lequel il avait réservé depuis longtemps ses économies. Il arriva donc que Frédéric ne travailla plus dans l'atelier de maître Martin, et que plusieurs mois se passèrent sans qu'il touchât à son chef-d'œuvre. Maître Martin lui reprocha doucement son oisiveté, et Frédéric fut contraint de reprendre le maillet et la hache. Tandis qu'il travaillait, maître Martin s'approcha de lui et regarda les douves qu'il avait préparées. Tout à coup le vieux maître devint rouge de colère. « Eh quoi ! est-ce là un travail ? dit-il. Un apprenti qui serait depuis trois jours dans l'atelier se montrerait plus habile. Frédéric, quel démon te harcèle depuis quelque temps ? Maudit compagnon, quel plaisir trouves-tu à me gâter ainsi mon beau bois de chêne ? »

Frédéric ne put se contenir plus longtemps, il jeta sa hache loin de lui, et s'écria : « Maître, tout est fini ! Non, et dût-il m'en coûter la vie, je ne puis plus travailler à ce vil métier, quand mon âme m'appelle à une plus noble profession. J'adore votre Rosa; c'est pour elle que j'ai travaillé depuis si longtemps; maintenant, je le sais, elle est perdue pour moi, j'en mourrai de chagrin, mais je^ne puis résister; je retourne chez mon digne et vieux maître Jean Hoizschuer que j'avais indignement abandonné. »

Les yeux de maître Martin brillaient comme des charbons ardents. Il se trouvait hors d'état de parler, et balbutiait seulement : « Quoi ! Toi aussi ? Ruse et mensonge !… me tromper !… La tonnellerie, un vil métier !… Loin de moi, misérable !… éloigne-toi !… »

À ces mots, maître Martin prit Frédéric par les épaules et le jeta hors de son atelier. Des ris moqueurs le poursuivirent. Le vieux Valentin seul joignit les mains et dit à voix basse : « J'avais bien remarqué que notre jeune compagnon avait en tête quelque chose de mieux que nos tonneaux. »

Quelle que fût la colère de maître Martin contre Reinhold et Frédéric, il ne pouvait se dissimuler que toutes les joies, que tous les plaisirs, avaient disparu avec eux. Ses nouveaux compagnons ne lui causaient que des ennuis et des tourments. Il était forcé de s'occuper de tous les détails, et nul ouvrage ne se faisait à son gré. Un jour qu'il était accablé de soucis, il se mit à soupirer et s'écria : « Ah ! Reinhold, ah ! Frédéric; si vous ne m'aviez pas si indignement trompé, vous seriez devenus d'excellents tonneliers ! » II se trouvait si découragé qu'il songeait quelquefois à renoncer entièrement au travail.

C'est dans une telle disposition qu'il se trouvait un soir assis devant sa porte, lorsque maître Jacobus Paumgartner et le vieux Johannès Hoizschuer vinrent inopinément à lui. Maître Martin pensa qu'il serait question de Frédéric, et, en effet, après avoir pris place dans la grand-salle, maître Jacobus amena la conversation sur le jeune ciseleur, et Hoizschuer se mit à le louer de toutes façons. Il dit que Frédéric était destiné non pas seulement à devenir un habile orfèvre, mais un célèbre fondeur, et à marcher sur les traces glorieuses de Péter Fischer. Maître Paumgartner reprit à son tour, et plaignit le pauvre garçon si fort maltraité par maître Martin; puis ils intercédèrent de concert en sa faveur, car Rosa ne pouvait, à leur avis, trouver un meilleur époux. Maître Martin les laissa parler jusqu'à la fin, alors il ôta sa barrette et leur dit en riant : « Mes chers maîtres, vous défendez bien ce jeune gars qui m'a joué si honteusement : aussi je lui pardonne; mais, pour Rosa, qu'il n'en soit jamais question. »

En ce moment Rosa parut, pâle et les yeux rouges. Elle posa des verres, du vin sur la table. « Allons, dit Hoizschuer, il faudra donc que je cède à ce pauvre Frédéric, qui veut quitter son pays pour toujours. Il a fait un bel ouvrage chez moi, et, si vous le permettez, mon cher maître, il l'offrira à Rosa en souvenir de lui. »

À ces mots, maître Hoizschuer tira de sa poche une petite coupe d'argent supérieurement travaillée, et la présenta à maître Martin, qui était grand amateur des ustensiles précieux et qui l'examina avec beaucoup d'intérêt. Il était difficile alors de voir un travail plus fini. De légères guirlandes de vigne et de rosés serpentaient autour de la coupe, et du fond de chaque rosé se montraient de charmantes figures d'anges. Le fond de la coupe était doré, et on y avait gravé des groupes de chérubins ailés. Quand on versait un vin dore dans la coupe, il semblait que tous ces anges nageassent dans des flots jaunissants. « Cette coupe est d'un beau travail, dit maître Martin, et je la garderai si Frédéric veut accepter le double de sa valeur en bonnes pièces d'or. »

En parlant ainsi, maître Martin remplit la coupe et la porta à ses lèvres. Au même moment, la porte s'ouvrit, et Frédéric, pâle et défait, s'avança pour dire un dernier adieu à celle qu'il devait quitter pour toujours. « Ô mon cher Frédéric ! » s'écria Rosa en l'apercevant, et elle courut se jeter dans ses bras. Maître Martin posa la coupe sur la table; à la vue de Frédéric il se frotta les yeux, comme s'il apercevait un spectre. Puis il reprit la coupe et l'examina attentivement. Enfin il se leva et s'écria d'une voix forte : « Rosa, aimes-tu Frédéric ? — Ah ! Balbutia Rosa, je ne puis le cacher plus longtemps, je l'aime comme ma vie; mon cœur s'est brisé lorsque vous l'avez chassé ! — Frédéric, embrasse donc ta fiancée; oui, oui, ta fiancée ! » dit maître Martin.

Paumgartner et Hoizschuer se regardèrent, muets d'étonnement; mais Martin continua, en tenant toujours la coupe : « Tout n'est-il pas arrivé comme la grand-mère l'avait prédit ? Il apportera une brillante maisonnette où de joyeux angelots s'agiteront dans des flots écumeux. La voici ! Voici les anges et voici le fiancé. Eh ! eh ! Messieurs, tout est au mieux; le gendre est trouvé ! — Ô mon cher maître ! s'écria Frédéric, est-il possible ? Vous m'accorderez Rosa, et je puis me livrer à mon art ! — Oui, oui, dit maître Martin. La prédiction est accomplie. Ton chef-d'œuvre restera ici. — Non, Maître, dit Frédéric en souriant, j'achèverai ma dernière tonne; et puis, je reprendrai le ciseau. — Ô mon brave garçon ! s'écria Martin les yeux étincelants de joie. Fais donc ton chef-d'œuvre, et après, les noces ! »

Frédéric tint parole; il acheva sa tonne, et tous les maîtres déclarèrent qu'il était difficile de produire une plus belle pièce. Maître Martin était fier et joyeux d'avoir un tel gendre. Le jour de la noce arriva enfin. La tonne de Frédéric, remplie de noble vin et ornée de fleurs, s'élevait devant la maison de Martin, où se trouvaient les maîtres des métiers avec leurs femmes et les maîtres orfèvres Paumgartner et Hoizschuer. On se disposait à se mettre en marche pour l'église de Saint-Sébald, où le mariage devait avoir lieu, quand un bruit de trompettes retentit dans la rue et des chevaux s'arrêtèrent devant la demeure du tonnelier. C'était le seigneur Henri de Spangenberg en habit de gala, et à quelques pas de lui venait, sur un coursier fougueux, un jeune chevalier ayant au côté une épée étincelante et sur la tête une barrette ornée de longues plumes et de pierreries. Maître Martin aperçut près du chevalier, sur un palefroi blanc comme la neige fraîchement tombée, une jeune dame merveilleusement belle. Des pages et des écuyers, couverts de riches livrées, les entouraient. Les fanfares cessèrent, et le seigneur de Spangenberg s'avança. « Eh ! eh ! Maître Martin, cria-t-il, je ne viens ici ni pour les vins de votre cave, ni pour vos bats d'or, je viens uniquement parce que c'est la noce de Rosa. Voulez-vous me laisser entrer ? »

Maître Martin, se souvenant de ses paroles, eut un peu de honte, et courut recevoir le noble seigneur. Le vieux gentilhomme descendit de cheval, et entra dans la maison en saluant courtoisement. Les pages accoururent, la jeune dame fut descendue par eux de son palefroi, le chevalier lui offrit la main, et ils suivirent le vieux seigneur. Mais, dès que maître Martin aperçut le chevalier, il recula de trois pas, se frappa les mains, et s'écria : « Ciel ! Conrad ! » Le chevalier se mit à rire. « Oui, sans doute, mon cher maître, dit-il, je suis votre compagnon Conrad. Pardonnez-moi la blessure que je vous ai faite. Après tout, Maître Martin, j'aurais dû vous tuer, vous devez voir cela vous-même; mais tout s'est arrangé. »

Maître Martin, fort troublé, répondit qu'il avait mieux fait de ne pas le tuer, et qu'il ne songeait plus à la petite égratignure qu'il avait reçue. Tout le monde s'étonnait de la ressemblance singulière de la jeune dame avec la fiancée. Le chevalier s'approcha avec grâce de Rosa. « Permettez, dit-il, que Conrad assiste à cette fête; n'est-ce pas, vous n'êtes plus irritée contre le compagnon étourdi qui a failli vous causer tant de peine ? » Et comme les deux fiancés et maître Martin se regardaient, surpris : « II faut bien que je fasse cesser votre surprise, dit Spangenberg. Ceci est mon fils Conrad, et vous voyez sa fiancée, qui se nomme aussi Rosa. Souvenez-vous de notre entretien, Maître Martin. J'avais mes raisons pour vous parler ainsi. Le pauvre garçon était amoureux fou de votre fille; il m'avait enfin amené à céder à ses instances et à demander Rosa pour lui. Lorsque je lui dis la manière dont vous m'aviez congédié, il s'échappa à mon insu et courut se faire tonnelier chez vous, pour séduire votre fille et peut-être pour l'enlever. Vous l'avez guéri par le coup vigoureux que vous lui avez donné sur les épaules. Je vous en remercie, car il a trouvé une noble demoiselle qui est sans doute la Rosa qu'il portait en son cœur. »

Cependant la dame avait agréablement salué la fiancée, et lui avait remis un collier de perles pour présent de noces. « Voyez, chère Rosa, dit-elle en lui montrant un bouquet de fleurs desséchées, ce sont les fleurs que vous donnâtes un jour à mon Conrad : il les avait toujours gardées : devenu infidèle, il me les sacrifia. Ne lui en voulez pas. »

On allait se rendre à l'église, lorsqu'un jeune homme vêtu de velours noir, à la mode d'Italie, la poitrine couverte de riches chaînes d'honneur, se présenta dans l'assemblée. « Reinhold ! Mon Reinhold ! » s'écria Frédéric, et il se jeta dans ses bras. « Notre brave Reinhold ! Le voilà donc revenu ! s'écrièrent aussi la fiancée et maître Martin. — Ne t'ai-je pas dit que tes vœux seraient exaucés ? dit Reinhold en rendant à Frédéric ses embrassements. Je viens fêter avec toi ton mariage, et voici mon présent de noces. » Il appela ses gens, et deux valets apportèrent un grand tableau entouré d'un beau cadre doré; il représentait maître Martin dans son atelier, avec ses compagnons Reinhold, Conrad et Frédéric, travaillant à la grande tonne, tandis que Rosa les regardait. Tout le monde fut frappé de la vérité et du coloris de ce bel ouvrage. « Eh ! dit Frédéric, c'est sans doute ton chef-d'œuvre comme tonnelier, le mien est là sous le portique; mais bientôt j'en ferai un autre. — Je sais tout, dit Reinhold, et je t'estime heureux. Tiens-toi à ton art qui procure plus de bonheur domestique que le mien. »

À table, Frédéric fut assis entre les deux Rosa, et, en face de lui, maître Martin, entre Conrad et Reinhold. On but tout le soir à la santé de maître Martin et à celle de ses braves compagnons.

Maître Martin ou Le tonnelier de Nuremberg (7/7)

Traduction : François-Adolphe Loève Veimars (1801 - 1854)

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