— Le carrosse aux deux lézards verts —

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (3/15)

Le carrosse était trop beau, les dames trop polies. Nonobstant les lézards, Gilles ôta son chapeau.

Le valet de pied avait sauté à la portière. Une des dames descendit. Elle était fort bien mise et vêtue d'une robe et d'un chapeau rappelant les couleurs éclatantes du jour. L'autre, au contraire, et qui paraissait du même âge, affectionnait les teintes plus effacées. Ni l'une ni l'autre n'étaient vieilles, et elles n'étaient pas non plus jeunes. Elles s'étaient prises de bec dans la voiture, cela était évident à leur teint animé, à leurs regards acérés, mais elles appartenaient non moins certainement à la meilleure compagnie et, vis-à-vis de l'étranger, elles savaient présenter les figures les plus avenantes.

La première dit :

—    Nous venons de faire un voyage exquis.

—    Le voyage que nous venons d'accomplir, dit l'autre, ressemble à la plupart des voyages : il n'a pas été sans agréments ni sans incommodités.

Le bûcheron les considérait, tout en faisant tourner son chapeau. Elles l'avaient nommé chacune “Mon cher voisin” !… Elles lui rendaient compte d'un voyage qu'il ignorait totalement. Il pensa avoir affaire à des femmes démentes.

L'une d'elles fit au cocher rougeaud :

—    Allez !

Et ce ne fut ni sans satisfaction, ni toutefois sans angoisse, que Gilles vit s'éloigner l'attelage diabolique, à une allure vertigineuse. Ne plus sentir si près de soi les lézards aux goitres haletants et à la queue de dragon, c'était certes délivrance; mais est-ce que ces deux pécores, à présent, allaient lui demeurer sur les bras ?

Mû plutôt par le sentiment de l'intérêt que par celui de la politesse, le bûcheron dit aux deux femmes :

—    Quoi ! mesdames, vous donnez congé à votre équipage ?…

—    Peuh ! firent-elles, ne sommes-nous pas à deux enjambées de chez nous ?…

Gilles laissa tomber sa cognée qu'il avait jusque-là tenue par le manche, et il se pinça fortement pour savoir s'il était vivant :

—    A deux enjambées ? répéta-t-il.

—    A combien estimez-vous, cher voisin, la distance d'ici à nos deux pavillons ?

—    Deux pavillons !… répéta, comme un écho, le bûcheron complètement ahuri.

Et, ce disant, il se retourna, regardant du côté de sa propre demeure que les dames semblaient désigner du geste.

Et il vit en effet à quelque deux cents pas de sa chaumière d'où une fumée bleue s'échappait, deux pavillons, deux pavillons voisins sans qu'ils se pussent confondre, deux pavillons cossus, non pas tout à fait semblables, mais d'importance égale, deux pavillons qui n'avaient pas l'air de dater d'hier, car la belle patine du temps dorait la pierre meulière dont ils étaient construits; et une fine mousse bleuâtre agrémentait l'ardoise des toitures et les petites lucarnes percées en œil-de-bœuf.

Cet homme robuste crut s'évanouir. Jamais la forêt n'avait été habitée par une personne de qualité, et il n'avait été construit sous bois d'autres demeures que les huttes couvertes de bruyères. Cependant les deux pavillons étaient là; ils lui crevaient les yeux, si l'on peut dire; et c'étaient deux maîtres pavillons !

Gilles ne poussa pas un cri, ne hasarda pas une parole de nature à laisser accroire qu'il ignorait les pavillons. La main en abat-jour sur les yeux, il dit :

—    En effet !… en effet !… Ces dames n'ont que deux enjambées à faire…

—    Nous ne voyons pas assez vos bessonnes, dit l'une des dames, il faudra nous les envoyer : que diable ! les voilà d'âge à apprendre à lire et à écrire…

Le pauvre bûcheron, ébaubi, saluait, saluait les deux fantômes qui trottinaient sur les aiguilles de pin. Il crut fermement qu'ils allaient s'évaporer comme une brume.

Le carrosse avait disparu aussi rapidement qu'un mulot ordinaire sous la brande. Et Gilles croyait voir bientôt rentrer sous terre les deux pavillons, aussi vite qu'ils en étaient sortis.

Point du tout. Les dames diminuaient à ses yeux exactement comme des personnes réelles qui s'éloigneraient à petits pas; et il les vit nettement pénétrer, chacune en son pavillon, comme une poupée dans sa maisonnette.

Et une demi-heure, et une heure après, les pavillons étaient encore là, debout, solides, et d'aplomb; même, un rayon de soleil baissant, qui frappait une de leurs vitres, reflété par elles, illuminait toute la région forestière.

Quand l'heure de rentrer fut venue, non pas auparavant, malgré la tentation qu'il en eut, le bûcheron rentra chez lui pour souper.

Il dit à sa femme :

—    Mes filles sauront lire et écrire.

La mère haussa les épaules :

—    Et qui c'est-il, fit-elle, sur un ton de dérision, qui leur apprendra ces belles choses ?

—    Elles auront, chacune, une maîtresse, comme les filles de monsieur le duc !…

—    Mon homme, tu n'es plus bon qu'à mettre à l'asile, c'est certain. Mais, je me souviens, à propos, ajouta-t-elle, n'est-ce pas toi qui, jadis, crus, de tes yeux, voir une fée ?…

—    Ça, c'étaient des lubies, dit le bûcheron, mais n'empêche que mes filles auront, dès demain, chacune pour maîtresse une dame de grande naissance.

—    Mange ta soupe, pendant qu'elle est chaude, mon pauvre vieux, dit la mère… Tu as trouvé des dames de grande naissance sous ta bille de bois !…

—    J'ai reçu des propositions, dit Gilles, en se rengorgeant.

—    D'un pic-vert ou bien d'une merlette, sans doute ?

—    Non, mais des deux dames, nos voisines…

—    Nos voisines ?…

—    Enfin, celles qui habitent les pavillons…

—    Les pavillons ?

Et cette fois, la mère Gilles s'écarta de son mari et eut peur. Les deux bessonnes elles-mêmes s'arrêtèrent de mordre leur tartine, et, la bouche ouverte, elles avaient des moustaches de fromage blanc, montant jusqu'aux pommettes.

—    Eh bien ! fit le bûcheron, qu'est-ce donc que j'ai dit ?

—    Tu as dit « les pavillons », mon pauvre homme !

—    Oui, je l'ai dit. Je ne peux pas dire : les taupinières !

La mère fit signe qu'elle ne parlerait pas plus longtemps de ce sujet et elle commanda à ses filles de se tenir convenablement, car les bessonnes commençaient à se moquer de leur père.

Quand celui-ci eut fini de souper, il essuya son couteau, le ferma et le mit dans sa poche, selon la coutume des hommes de la campagne, et il dit à sa famille :

—    Allons faire un tour à la brune.

—    Vas-y avec les fillettes : ce n'est pas prudent d'abandonner la maison.

—    Je tiens, dit le père, que chacun ici mesure exactement le temps qu'il faut aux petites pour se rendre à l'école.

Plus morte que vive, assurée d'avoir affaire à un homme perdu quant à l'esprit, la bûcheronne, après avoir soigneusement essuyé la bouche des bessonnes, ferma son huis avec l'attention qu'elle apportait à toute chose. Et, résignée aux pires extrémités, elle suivit son maître avec ses enfants.

La nuit, même en forêt, n'était pas complètement répandue. Deux minutes étaient à peine écoulées, que la mère Gilles tomba sur son derrière sans pousser un seul cri. Et elle s'obstinait à ne pas regarder dans une certaine direction, et elle voulait à toute force revenir vers sa chaumière.

Mais les bessonnes, comme leur maman, avaient aperçu les deux pavillons, et, elles, au contraire, émerveillées, voulaient aller vers ces jolies demeures. Elles tiraient leur mère par les bras.

On arriva rapidement au pied des pavillons. La mère était muette, les fillettes enthousiasmées comme de toute nouveauté. Le père toucha du doigt le flanc des murailles et voulut que sa femme fît comme lui. A ce moment on entendit un chien aboyer derrière les grilles, et un autre chien répondit du pavillon voisin. On distinguait, entre les volets rabattus, sur la cour, à plusieurs fenêtres, une raie lumineuse.

Entre les barreaux de la grille, une grosse balle d'étoupe, à la fois pesante et molle, se détacha et tomba aux pieds de la famille :

—    Mais, c'est Minou ! Regarde, maman, c'est Minou !…

C'était le chat de la maison, qui ondulait de la tête au bout de la queue, et offrait son échine aux caresses.

Et dire qu'on se demandait où le vaurien passait la nuit !

Et l'on se porta vers l'autre pavillon, fermé également par une grille. Minou suivit : il connaissait tous les lieux. Dans la cour, le chien aboyait toujours, et l'on voyait à deux fenêtres, entre les lamelles des persiennes, de petites barres horizontales et lumineuses.

La nuit était complète à présent et la lune commençait à donner sur la clairière. A sa lueur, qui jouait sur les toitures, on distinguait une herbe fine entre les pavés de la cour.

—    Ce n'est pas loin, dit Gilles : mes enfants, demain, vous viendrez là et vous apprendrez à lire et à écrire !

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (3/15)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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