— Le carrosse aux deux lézards verts —

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (6/15)

Elle reprit, se parlant à elle-même :

—    Il n'y a rien de parfait. Rien ne marche ici-bas de manière à contenter un esprit clairvoyant… Et qu'est-ce que vous dites de ce temps, par exemple ? Je vais être obligée, Dieu me pardonne ! de faire allumer des chandelles en plein midi…

—    Nous étions venus, madame… dit le bûcheron.

—    Ah ! vos petites ? Je sais. Elles sont gentilles et elles apprendront peut-être convenablement; mais il faut de longs et patients efforts : ce n'est pas si facile !…

—    Celle-ci parle avec beaucoup de bon sens, dit le bûcheron à sa femme.

—    Je ne dis pas non, fit la mère, mais l'autre a plus de grâce.

Gilles éprouvait encore la hâte d'arriver à ses fins.

Il dit :

—    Nous étions venus, madame, pour la question du prix des leçons.

La dame sourit tout de même que sa sœur; mais elle dit :

—    Vous avez raison et vous êtes un honnête homme. Tout se paye, vous vous en doutez bien ! Vos filles apprennent à lire et à écrire; c'est votre désir, n'est-il pas vrai ? Eh bien ! votre vœu étant accompli, le prix en sera seulement la conséquence naturelle. Rappelez-vous ces mots; c'est le seul acompte que je vous demande.

Le couple s'inclina avec déférence et confusion.

Comme ces bonnes gens se retiraient, en faisant attention à ne pas s'étaler sur le parquet, le père Gilles aperçut, parmi d'autres, un grand portrait qui le sidéra. Il dit à sa femme :

—    Ça ne te rappelle rien, à toi, ça ?

—    Quoi ?

—    Ce portrait ?

La mère Gilles pâlit, mais ne voulut absolument pas répondre.

Le bûcheron demeura troublé, même sous la pluie qui le trempa ainsi que sa femme jusqu'à l'os.

—    Tu n'es donc pas content ? lui demandait sa femme. « Il ne sera jamais question d'argent entre nous… » Comme elle a dit ça, madame Je-ne-sais-qui !

—    Oui, mais : « Le prix en sera seulement la conséquence naturelle », a dit madame Ah !-qui-est-elle; que veut dire ceci : c'est peut-être une attrape ?…

Puis il se reprit à songer au portrait qu'il avait vu.

Une demi-douzaine d'années après ces événements, il ne s'était pas produit grand changement dans le coin de la forêt, si ce n'est que les bûcherons étaient un peu moins ingambes et les bessonnes deux grandes filles fort avancées pour leur âge, de visage agréable, de taille bien prise et que l'on commençait partout à traiter de demoiselles.

Ainsi la vie s'écoulait dans le merveilleux, aussi tranquillement qu'elle l'eût pu faire au milieu des circonstances les plus ordinaires.

Rappelons-nous d'abord le petit excédent régulier de recettes, qui augmentait progressivement la fortune du bûcheron.

Ensuite les deux pavillons, qui étaient toujours là, faisant partie des images familières, non seulement des bûcherons mais de leurs amis, comme si ces bâtiments eussent existé du temps de leurs pères, aïeux et bisaïeux.

Enfin, les bessonnes, âgées d'une douzaine d'années, lisaient, cela va sans dire, et écrivaient comme des clercs; en outre, elles savaient jouer de divers instruments de musique et chantaient si agréablement qu'on les priait dans plusieurs maisons de la ville et notamment chez Mr le conseiller Périnelle, le seul esprit libéral de l'endroit, qui faisait peu de distinction entre les classes et aimait que les savants vécussent autour de lui.

Quand Gillette et Gillonne avaient à se rendre à la ville, elles commençaient par aller aux pavillons, puis on n'entendait plus parler d'elles jusqu'à leur retour. Et lorsqu'elles revenaient de leurs matinées et soirées, c'était à l'heure dite, et sans trace de fatigue. Et personne ne s'étonnait qu'elles eussent fait vingt lieues comme autant de pas.

Leurs toilettes ? mais elles leur tombaient du ciel. Qui de vous se demande s'il en pourrait être autrement ? La maman Gilles n'eût pas toléré le cas contraire sans prendre tous les gens du bois à témoin que le gouvernement avait juré la perte d'une honnête famille.

Oh, oh ! n'allez pas vous imaginer à présent que le père et la mère Gilles fussent contents de leur sort !

Ils ne cessaient de récriminer. La maman prétendait qu'il était honteux de vivre dans un taudis quand on avait des filles si instruites et si richement habillées. Elle se plaignait d'être tenue de faire le long trajet de la ville à pied, alors qu'il existait d'autres moyens dont on ne lui parlait pas, mais dont elle soupçonnait l'existence. Enfin elle eût aimé que ses deux filles fussent pareilles en tous points, vêtues de même et éduquées d'une seule manière. Or Gillette recevait du ciel des robes couleur d'aurore et Gillonne couleur de crépuscule; Gillette blondissait dans la mesure où Gillonne devenait brune davantage; Gillette avait la voix aiguë et Gillonne fort grave; Gillette lisait des contes à dormir debout et Gillonne des histoires véridiques; Gillette trouvait que tout était beau, bon et bien fait dans la création, tandis que Gillonne possédait un sens critique souvent amer, mais aussi très amusant; elle disait à chacun son fait et ne s'en laissait imposer par qui ni par quoi que ce fût.

Le père Gilles trouvait que Gillonne était bien plus intelligente que sa sœur; la mère Gilles estimait Gillette plus que Gillonne.

—    D'abord, elle sera plus heureuse, dit-elle, puisqu'elle juge tout beau et bien.

—    Taratata, faisait le père, elle aura des déconvenues parce qu'elle ne sait pas voir le mal où il est, tandis que sa sœur s'entendra pour le dépister.

La discussion était sans fin…

Un beau dimanche, la troupe amicale des bûcherons et bûcheronnes arriva avec sa marmaille. Tous ces gens étaient blêmes, les jambes vacillantes, les yeux exorbités, beaucoup d'entre eux même ayant restitué leur déjeuner comme des personnes souffrant du mal de mer.

Ils eussent vu la moitié de la planète se détacher et tomber dans la nuit vide, qu'ils n'eussent point manifesté plus de terreur.

Qu'avaient-ils donc vu ? Ils avaient vu, sur l'herbe, étendu, à la porte de l'un des pavillons, un lézard vert de la taille d'un cheval de trait.

Gilles se tenait les côtes.

—    Il y en a deux, disait-il…

—    Et vous dites cela, s'écrièrent les gens du bois, comme vous parleriez d'une portée de lapins !…

—    Comment ! disait Gilles, je vous ai menés un jour voir des pavillons poussés dans la nuit, comme des morilles après la pluie, et cependant plus anciens l'un et l'autre que votre arrière-grand-père : vous n'avez pas bronché; et vous voilà aujourd'hui les membres coupés et le ventre débordant comme un marais, parce que vous avez vu un lézard !…

—    Quatre maisons comme la tienne tiendraient dans sa panse ! murmurait un homme tremblant.

La mère Gilles opina :

—    Je n'aime pas ces bêtes-là… non plus que tout ce qui arrive…

—    Qu'est-ce qui arrive ? lui demanda-t-on.

—    Je m'entends… Je m'entends…

Ce qui arrivait pour le moment, en tout cas, c'est que les bessonnes n'étaient point de retour. Et leur retard même était grand et tout à fait inusité.

A part lui, le père Gilles pensait : « Elles ne sont point revenues de la messe, et le lézard se prélasse sur l'herbe… Qu'est ceci ?… » Il se doutait que, dans les communs des pavillons, il y avait mieux encore que les lézards pour vous conduire à bonne distance.

Mais aussi, raison de plus pour vous ramener sans retard.

On épilogua sur l'absence de Gillette et de Gillonne.

Quelqu'un dit :

—    Moi, je ne serais pas tranquille…

—    Pourquoi ? dit le père.

—    A cause de ce lézard du diable.

—    Moi, dit un autre, je ferai, ce soir, un détour de cinq lieues, plutôt que de repasser par l'endroit où je l'ai vu.

Les bessonnes n'arrivaient point. Les conversations n'étaient pas de nature à tranquilliser les parents.

—    J'aime mieux vivre loin de toutes ces singularités-là, dit une femme : mes petits ne sauront ni lire ni écrire. On s'en est bien passé jusqu'ici.

—    Toutes les fois qu'il se fait une chose de bien; dit un autre, on peut être sûr qu'elle a en mal son pendant exact. Vous en subirez la conséquence…

—    La conséquence ?… fit le père Gilles, tiré de sa songerie.

—    La conséquence naturelle, oui, mon compère. Il n'y a pas à dire, dans ce bas monde, c'est comme au marché : rien pour rien. Tout se paye.

Ce fut au père Gilles de trembler, car il se souvenait des paroles prononcées dans un des pavillons par la maîtresse de Gillonne.

Il ne cessait d'aller de sa chaumière à l'endroit d'où l'on apercevait les pavillons, et il mettait la main en auvent sur son front, et il amenuisait ses yeux qui étaient bons et voyaient loin.

Les bessonnes ne paraissaient pas.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (6/15)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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