— Le carrosse aux deux lézards verts —

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (10/15)

L'ancien religieux retomba encore une fois à genoux après force signes de croix. Puis il dit :

—    Je ne doute plus de quel seigneur proviennent les imaginations dont je suis assailli. J'en avais le triste pressentiment. On a bien fait de me jeter à la porte du couvent, oui; mais je veux rentrer en grâce ! Je me ferai exorciser… J'irai à Rome, à pied, s'il le faut…

—    Parbleu ! vous aimez le voyage, dit Gilles.

—    Ah ! vous avez raison, simple homme des bois ! fit Ildebert. Et voyez ! jusqu'en mes moments de contrition la plus vive, le Malin vient me tendre des pièges… C'est le voyage qui me plaisait ! Et je gage que, pour aller à Rome, j'eusse construit quelque ustensile inouï…

—    Moi, dit l'homme des bois, je crois tout bonnement que la prison vous est contraire; et, si je pouvais vous tirer de là…

—    N'en faites rien, quand vous connaîtriez des puissants du monde ! dit l'ancien moine, car je commettrais le mal encore plus sûrement au dehors qu'au dedans. Mais si la réclusion vous effraye, ne vous exposez pas vous-même à la subir. Vous avez dans votre poche de quoi vous faire monter sur le bûcher !…

—    Adieu et merci, Frère Ildebert, portez-vous bien !

Gilles s'en alla à l'auberge où il avait tué le ver, lors de son dernier voyage à la ville, en compagnie du défroqué.

Il demeurait perplexe et ruminait plusieurs choses à la fois dans sa tête.

Il n'était pas assis là depuis un quart d'heure, sous le cep qui tord ses vieux câbles le long de la maison, qu'il vit arriver vers lui, toujours fidèle à l'heure de l'office matinal, le jeune Loys, le fils de Mr le conseiller Périnelle.

A sa grande surprise, cette fois-ci, c'était le fils du conseiller Périnelle qui avait l'air de le chercher : Loys avait mis son beau cheval bai au pas, et il lorgnait attentivement les gens de l'auberge.

Il appela en effet Gilles par son nom et lui fit signe de s'approcher :

—    Avez-vous des nouvelles ? demanda Loys.

—    Et de qui donc ? fit Gilles stupéfait.

—    Mais de vos charmantes filles, parbleu ! dit le propre fils du conseiller au parlement. Vous savez que je raffole des voyages, quoique je ne sois allé nulle part, mais je n'aurais rien autant aimé que d'en faire un… surtout un tel que celui qu'elles font, j'imagine…

Et, ce disant, ses yeux quittèrent le monde visible et s'égarèrent un long moment dans l'azur matinal. Comme le religieux tourmenté du démon, ce jeune homme rêvait à des voyages… Puis il poussa un gros soupir et dit :

—    Vous n'avez donc rien à me faire lire, ce matin ?

Il n'eut point de peine, ayant été très bien instruit à la fois par les deux Dames, c'est-à-dire étant habile à interpréter les choses de la manière la plus favorable et aussi à les juger implacablement, il n'eut point de peine à démêler, dans l'attitude du père des bessonnes, un grand embarras.

—    Quelqu'un vous a déjà rendu ce service, je parie ? Vous connaissez des clercs, père Gilles ?

—    Des clercs ?… Oui et non !… Si c'était un effet de votre bonté, j'irais vous expliquer cela un peu plus loin des yeux et des oreilles…

—    Venez donc, dit Loys.

Gilles régla son écot et, enrichi de la considération de l'aubergiste et de ses clients, à cause des belles relations qu'il avait, il s'en alla, sous un orme, rejoindre le fils du conseiller au Parlement, lequel avait mis, s'il vous plaît, pied à terre.

Gilles lui demanda de jurer sur le Sacrement qu'il ne dévoilerait à qui que ce soit, même en confession, le secret qu'il allait lui confier; et, avant de lui donner à lire ses deux lettres, il lui narra toute l'histoire de l'infortuné Frère Ildebert.

Le bûcheron, qui était sans malignité, et qui croyait ne s'adresser qu'à un puissant personnage capable de faire élargir le prisonnier, ne se doutait pas que le fils du conseiller Périnelle, élève des deux Dames et versé en toute science dès son jeune âge, mais « retiré à temps », selon la parole même du prémontré, portait un intérêt particulier à toutes les choses qui troublaient la cervelle d'Ildebert. Loys promit d'aller lui-même visiter le prisonnier aussitôt après la messe, et, ou de le faire rentrer au couvent, dit-il, ou bien d'y perdre lui-même son latin.

L'aventure le toucha si fort qu'il en allait oublier les lettres. Il les lut vite, pendant que le premier coup de l'office tintait à l'église métropolitaine. Et il dit à Gilles :

—    Mais comment avez-vous reçu cela ?

Gilles mit un doigt sur sa bouche :

—    Je vous le dirais bien; mais ça n'est pas croyable.

Le jeune homme incomplètement initié aux sciences professées dans les Pavillons s'écria :

—    Peste !

Ses joues s'empourprèrent. Il était avide de merveilles, et l'aventure des filles du bûcheron l'intéressait plus que tout au monde.

—    Gardons le secret ! toute parole, en effet, pourrait être fatale…

Et il remonta sur son beau cheval bai.

Gilles, de retour à sa cabane, n'eut point de cesse qu'il n'eût raconté à sa femme les moindres détails de son voyage à la ville et du contenu des deux lettres.

Il eut une double occasion de s'en repentir : d'abord la mère Gilles se refusa absolument à rien entendre, ensuite elle poursuivit son mari de quolibets dans la mesure même où il se montrait crédule; et il n'y avait de moment, que ce fût le jour ou bien la nuit, où elle ne trouvât le moyen de se gausser de la sottise du bonhomme.

Et, comme elle ne prenait rien au sérieux de tout ce qu'il avait dit, vous pensez si elle se priva, devant les amis du dimanche, de narrer les lubies de son époux et les prétendues rencontres singulières qu'il faisait à la ville, sinon avec le fils du conseiller Périnelle, car elle avait peur des personnages puissants, du moins avec le moine défroqué !

Les bûcherons et leur famille se trouvèrent divisés en deux clans. Dans le premier : ceux qui prenaient le parti de rire, lesquels laissèrent toutes ces affaires à l'état de plaisanteries. Dans le second : les quinteux, qui avaient pour la plupart une oreille plus basse que l'autre, lesquels commencèrent par ne dire mot, puis amenèrent, le dimanche suivant, certain parent à eux, qui était tonsuré, et à qui l'on fit lire les lettres fameuses arrivées d'un pays fabuleux, et tombées entre la miche de pain et le fromage.

Il n'en fallut pas plus pour que le pays fût en émoi. Les langues allèrent leur train par la forêt et les villages, et, en peu de jours, les faits tels que nous les avons rapportés, étaient devenus les suivants :

Gilles et sa femme avaient, primo, vendu leur âme au diable; secundo, livré leurs deux filles à une troupe de malandrins, faux monnayeurs, que le misérable allait retrouver à la nuit dans les fossés de la ville. Moyennant quoi, tout en simulant qu'ils habitaient un toit de chaume, les époux Gilles avaient fait élever deux pavillons opulents où se célébrait le Sabbat et où pullulaient des animaux féroces destinés à dévorer tous les petits enfants du pays.

—    Enfin ! lui jeta un jour quelqu'un, tu t'enrichis et nous ne le faisons pas : est-ce un fait, cela, oui ou non ?

C'était un fait; et c'était même le motif de toute l'accusation.

Mais Gilles, descendant alors au fond de lui-même, se souvenait que, depuis de longues années, il y avait dans son coffre, à chaque fois qu'il y regardait, un petit excédent de recettes, et qu'il avait très vite tenu cet avantage pour légitime et dû à sa personne. Et il lui était arrivé, depuis lors, tant de choses merveilleuses, que celle-là lui avait paru la plus ordinaire. Était-elle le résultat d'un pacte ? Ce pacte, est-ce qu'il l'aurait conclu en dormant ? ou bien un jour qu'il était ivre ?

De sorte qu'il était d'autant plus malheureux qu'il se demandait s'il n'était pas coupable.

Les amis du dimanche s'écartèrent de la hutte. Mais on voyait certains d'entre eux rôder dans le voisinage, l'oeil aux aguets, comme s'ils allaient découvrir quelque monstrueux prodige autour de la demeure du bûcheron, et, par exemple, l'entrée du diable, cornu et couleur de braise, se faufilant à leur place pour manger les rôties et le pain perdu.

Ce qu'ils virent arriver et pénétrer dans la hutte, un beau dimanche, à la place du diable, ce furent quatre membres du clergé séculier, suivis de jeunes clercs portant l'eau bénite et de plusieurs gens de robe et d'épée.

La cabane fut aspergée et les bûcherons interrogés; on visita coins et recoins; on fractura un coffre empli de pièces d'or; elles étaient pures, de poids juste et à l'effigie du Roi, mais d'une quantité propre à rendre, par elle seule, suspect un tâcheron à la journée; on trouva aussi les lettres que le père imprudent conservait sur son cœur; et lecture en fut donnée à haute voix. Par là se trouvèrent redressées certaines des calomnies répandues sur le compte de Gilles; mais quand il dit, naïvement, la manière dont ces lettres lui étaient parvenues, on l'appréhenda au col.

Et, ainsi maintenu par la poigne vigoureuse des hommes d'armes, Gilles fut sommé de conduire la compagnie aux trop fameux pavillons.

On en prit le chemin. Le père et la mère Gilles versaient des larmes en commun, mais s'accusaient mutuellement du malheur arrivé.

Ils marchèrent durant un temps qui leur parut long, sans rencontrer ni pavillons, ni grilles, ni même une pierre décelant qu'une construction se fût élevée là. Gilles dit :

—    Je ne me trompe pas : voici le soleil; il est quatre heures de relevée; nous sommes bien dans la direction… à moins que j'aie la berlue.

—    Tu ne te trompes pas, lui fut-il répondu, mais tu nous trompes; et il faut nous montrer ces pavillons…

—    Voici la clairière, dit Gilles : celui de gauche est ici, celui de droite est là…

—    Gauche ou droite, lui fut-il dit, le certain est qu'il n'y a rien.

Gilles, se croyant fou, demanda à retourner à la cabane et à revenir sur ses pas.

On consentit à le ramener, toujours maintenu, à la cabane; et il revint en comptant ses pas, les yeux bandés; il s'arrêta exactement au même endroit.

Alors on lui dit qu'il était un imposteur et qu'il se moquait des autorités ecclésiastiques, civiles et militaires. Il persista à soutenir que les pavillons s'élevaient là, encore, la veille au soir, même qu'il avait vu l'herbe envahir les cours, la mousse y couvrir les toitures, des arbustes pousser dans la muraille déchaussée, et qu'il avait dû abattre de la main les toiles d'araignée tissées entre les barreaux, où le chat lui-même ne passait plus.

Et, comme il persistait en son dire, bien qu'il fût patent aux yeux de tous, et même aux siens, que la clairière était nue, sans pierrailles, et même hérissée d'une jolie bruyère rose, Gilles reçut l'ordre, ainsi que sa femme, de suivre l'escorte jusqu'à la ville.

Au moment où l'on allait lui lier les mains, il demanda à ramasser, sur le sol herbeux, un objet brillant qu'il apercevait. C'était un médaillon de taille à être logé au creux de la main et reproduisant en miniature le grand portrait vu dans le salon de musique, le jour mémorable de la visite.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (10/15)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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