— Le carrosse aux deux lézards verts —

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (15/15)

Le père Gilles sentait l'orgueil lui gonfler le col et il se rengorgeait en regardant son honnête épouse qui branlait le chef, insensible aux belles paroles, et tout entière absorbée par son intime chagrin.

—    Il faut de l'initiative, répéta le conseiller. Mais cependant il conviendrait de l'arrêter à un juste point.

—    Mais, papa, lui dit Loys, quand il s'agit de l'instruction comme du voyage, on commence, on part, et il ne dépend plus de soi de faire halte.

—    Lire, écrire, cultiver les arts d'agrément, dit le conseiller, et étudier soigneusement les bons auteurs est une besogne digne d'un homme, et suffisante.

—    Mais, les « bons auteurs » qui nous renseignent et sur ce qu'ils ont vu sur place et sur ce qu'ils ont vu au loin, il faut bien qu'en toutes matières ils aient été jusqu'au bout ?…

—    Passe pour ceux-ci, dit le conseiller; ils ne seront jamais très nombreux et leur déplacement en profondeur ou en étendue ne sera jamais une cause de trouble sérieux pour l'État…

—    Pardon ! interrompit Gillonne, c'est ce qui vous trompe, monsieur; moi je reviens de certains pays où ce que vous nommez les bons auteurs, ayant été une fois attrayants pour le public, une foule de grimauds ou d'entrepreneurs de bas étage ont fait la gageure de les imiter, ont simulé qu'ils étudiaient l'esprit humain en des régions les plus obscures et l'univers en ses déserts inexplorés; ils voyaient en réalité peu de chose ou le voyaient tout de travers, faute d'une bonne méthode, et de dispositions naturelles; ils n'en ont crié que plus fort le résultat de leurs prétendues découvertes, et le public, en général, les a confondus avec les “bons auteurs…” Il s'est précipité à leur suite…

—    Ah ! vraiment ? dit le conseiller,

—    Oui, monsieur, et cela n'a produit qu'un grand trouble comparable à celui d'une fourmilière dérangée, avec cette différence que la fourmilière s'agite pour se ranger de nouveau, tandis qu'en ces pays, chacun, désorienté, tire à soi, prétendant avoir aperçu un ordre nouveau.

—    L'exemple que vous me citez est affligeant, dit le conseiller, mais peut-être n'est-il que particulier ?

—    Nous n'avons pas, en effet, rencontré beaucoup de pays ayant dépassé notre degré de connaissance, dit Gillonne, et nous en avons même vu de sauvages. Mais ceux que l'on nous a invitées à considérer de plus près formaient un groupe de royaumes que l'on ne semblait point pouvoir dépasser par la science. Ils avaient même supprimé la guerre…

—    Oh ! fit le conseiller, stupéfait. Et comment procèdent-ils pour en arriver là ?

—    Ils prennent pour base l'égalité absolue, ils ont nettement comme fin dernière le bonheur de l'homme… C'est là que nous avons trente-cinq fois failli être écrasées par une circulation si active que les personnes qui vont à pied sont considérées comme grains de sable ou vers de terre par ceux qui roulent en chars perfectionnés. Les riches y sont beaucoup plus hautains pour les déshérités que les seigneurs, chez nous, pour les vilains…

—    Mais vous me dites que la société là-bas est fondée sur l'égalité ? dit le conseiller.

—    C'est ainsi.

—    Mais, le bonheur ?

—    C'est à cause de lui que nous avons failli nous fixer dans ces pays et que ma pauvre sœur Gillette y a contracté alliance. Mais la guerre nous en a chassées…

—    Quoi ! mais vous nous disiez qu'ils avaient supprimé ce fléau ?

—    En effet. Mais celle qui a éclaté était si perfectionnée que, nous qui avions regardé toutes les autres, nous n'avons pas pu demeurer. Le mari de Gillette a été tué tout d'abord.

—    Enfin, le bonheur, dit le conseiller, dans toutes vos pérégrinations, l'avez-vous rencontré ?

—    Je le crois, dit Gillonne.

—    Où ça donc ?

—    Nous avons bien cru l'apercevoir, monsieur, mais dans un endroit où nous étions les unes et les autres si peu disposées à le rencontrer que nous l'avons à peine reconnu… C'est peu satisfaisant, c'est déconcertant pour l'esprit, c'est peu croyable, mais c'est vrai : nous l'avons vu en un pays vieux comme le monde, où toutes choses ne se passaient peut-être pas de la manière la plus louable, mais où personne n'était seulement assez avisé pour les concevoir meilleures… Nous l'avons vu en un pays où rien ne se faisait autrement que cela ne s'était fait plus de mille ans auparavant, où la foule vivait dans la terreur sacrée d'un prophète inconnu de chacun et qu'à cause de cela elle admirait et vénérait davantage. Ces bonnes gens n'imaginaient rien de mieux que de s'approcher du saint tombeau et d'y jeter un caillou. Ils se rendaient à ce lieu de prière avec des mines contrites, mais ils eussent préféré, jeunes ou vieux, se faire hacher menu comme chair à pâté, plutôt que de ne pas s'y rendre. Ils se mariaient, ils faisaient élever leurs enfants et les mariaient, comme eux-mêmes, selon des rites auxquels personne n'entendait goutte, mais sans qu'il vînt à personne l'idée de se demander le pourquoi de ces traditions saugrenues. Ils égorgeaient des volailles en l'honneur du Prophète, et en regardaient couler le sang dans des rigoles avec satisfaction, tandis qu'en cent autres ruisselets gazouillants, une eau cristalline s'épandait, arrosait les parterres fleuris, emplissait les vasques ou s'élevait en jets d'eau prodigieux de la taille des cèdres antiques. Enfin, ils semblaient endormis tous, allaient, venaient, agissaient comme en un rêve. C'est là qu'à la réflexion, il nous a paru que nous avions vu le bonheur.

Mr le conseiller Périnelle s'attristait à ce récit plus que s'il eût perdu son propre fils :

—    Comment ! s'écriait-il, comment ! il n'y aurait pas mieux à faire que de laisser s'endormir sa pensée et de répéter éternellement les mêmes gestes !…

Le Frère Ildebert qui venait, tout en mangeant, de trouver une manière ingénieuse de tirer le bouchon du goulot d'une bouteille, déclara :

—    Cette demoiselle a vu de ses yeux : il n'y a pas mieux, monsieur le conseiller.

—    Et c'est pourquoi, dit Gillonne, ma gouvernante disait qu'elle avait adopté, elle et sa sœur, comme emblèmes vivants, le perroquet et le singe, qui, sans rien innover, imitent, avec entrain, tout ce qui s'est dit ou fait avant eux…

—    C'est tout de même une belle chose que le voyage !… soupira Loys. Car, si entendre parler mademoiselle est instructif et agréable, que serait-ce, à son côté, de se rendre compte des choses de visu !

—    Surtout, dit Frère Ildebert, si l'on a trouvé l'instrument propre à vous permettre de déguerpir lorsque la situation devient périlleuse…

—    On ne peut se déclarer grand clerc, dit Loys, que lorsqu'on a parcouru les diverses parties du monde.

—    Oui, dit Gillonne, tant que celles-ci restent différentes de la vôtre. Mais dans l'important groupe de royaumes dont je vous ai parlé, et qui tient la tête des nations par les progrès de toutes sortes, notamment par celui de la locomotion, qui est prodigieuse, chacun passe sa vie à se déplacer d'une capitale à une autre, et dans chacune de ces capitales, on ne trouve rien qui ne ressemble exactement à ce qu'on connaît dans la ville qu'on vient de quitter. C'est logique, puisque chaque citoyen étant, pour ainsi dire, dans chacun des royaumes à la fois, y apporte ses goûts, son langage, sa religion et son habit; tout se ressemble.

—    Alors, dit le conseiller, en somme, ce grand effort et ce perfectionnement admirables qui aboutissent, je le vois, à s'enrichir, et à s'enrichir pour se pouvoir transporter, a pour dernière fin de se transporter dans des lieux qui sont les mêmes que ceux que vous venez de quitter ?

—    Ils sont les mêmes, et ils le sont bien plus encore aujourd'hui, dit Gillonne, car, ayant pu parcourir d'un peu haut tous ces royaumes, après trois semaines de carnage savant, nous avons remarqué que dans les uns comme dans les autres il ne restait plus rien.

—    Comment ! plus rien ?

—    Rien, ce qui s'appelle rien; plus rien que la terre rase et d'ailleurs bouleversée.

A la suite de cet entretien, il fut naturellement beaucoup question des douceurs de la vie de famille, dans un pays ayant gardé ses coutumes anciennes, ses clochers et ses bois. On en parla d'autant plus que Loys était follement épris de Gillonne et que le mariage des deux jeunes gens avait été décidé d'un commun accord entre les familles.

Mr le conseiller Périnelle offrit aux époux Gilles de demeurer sous son toit, attendu qu'ils n'avaient plus de cabane. Mais les bûcherons choisirent de mourir comme ils étaient nés et de faire reconstruire leur cabane.

Il y eut un beau mariage, en effet, à l'église métropolitaine, et célébré par le Frère Ildebert qui leur fit un maître-sermon où il maudissait le règne de la matière et l'esprit de nouveauté. Après quoi et comme les voyages de noces n'étaient pas encore inventés, les jeunes époux embrassèrent leur famille pour se retirer dans une honnête maison d'été qu'on leur avait fait construire à la campagne.

Mais au milieu des embrassades — comme l'un et l'autre ne manquaient pas de loyauté — ils ne purent se retenir de confesser qu'ils partaient, non pour la maison de campagne, mais pour un voyage…

—    Pas pour un long voyage, j'espère ? s'écria chaque membre de la famille.

—    Nous ne savons pas, dirent-ils, déjà loin, nous partons pour un voyage autour de la planète !…

On les accompagna, pleurant, jusqu'à la porte de la ville, non loin du tilleul, au carrefour des Quatre-Chemins, où reposait Gillette, la pauvre victime de la locomotion outrancière; et, à la grande stupéfaction de tous, on les vit monter, mais aussi tranquillement que dans une bonne calèche de grands-pères, on les vit monter dans le fameux carrosse vert attelé des deux lézards géants.

Cet extravagant véhicule était conduit par le cocher rougeaud, à côté de qui se tenait le valet de pied, tous deux fort incommodés par les énormes queues dont les extrémités brimbalaient jusqu'à leur nez incliné du côté opposé.

De l'ahurissement qu'un tel spectacle provoquait, une chose sauva les esprits; ce fut un bruit étrange, comparable à celui du vent de l'ouragan et de la meule transportée par la trombe meurtrière, et qui faisait relever les têtes, ici comme là-bas, dans les profondeurs de la foule : c'était la cage contenant le singe et les deux perroquets !

Cette cage volait, sans ailes ni secours d'aucune sorte, au-dessus du peuple pressé. Elle volait à la vitesse d'un gerfaut lancé contre sa proie, et elle produisait, dans l'air transpercé, une sorte de sifflement de sirène. Les trois animaux y furent toutefois parfaitement identifiés, à la grande joie des enfants.

Et cette cage, avec son contenu, vint d'elle-même s'asseoir sur le toit du carrosse vert, où le valet de pied, adroitement, l'assujettit avec des liens.

Et la voiture repartit à l'allure ordinaire de ses fantastiques coursiers.

Frère Ildebert, venu jusque-là, s'écria :

—    Dieu les bénisse !… Ils ont le diable au corps.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (15/15)

Fregate: une porte ouverte vers le Conte & la Poésie.

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