— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Aux premiers rayons du jour nous étions debout. Après avoir fait faire à ma famille la prière du matin, je recommandai qu’on donnât aux animaux qui étaient sur le vaisseau de la nourriture pour plusieurs jours.

« Peut-être, disais-je, nous sera-t-il permis de les venir prendre. »

J’avais résolu de placer, pour ce premier voyage, sur notre petit navire, un baril de poudre, trois fusils, trois carabines, des balles et du plomb autant qu’il nous serait possible d’en emporter, deux paires de pistolets de poche, deux autres paires plus grandes, et enfin un moule a balles. Ma femme et chacun de mes fils devaient en outre être munis d’une gibecière bien garnie. Je pris encore une caisse pleine de tablettes de bouillon, une de biscuit, une marmite en fer, une ligne à pécher, une caisse de clous, une autre remplie d’outils, de marteaux, de scies, de pinces, de haches, etc., et un large morceau de toile à voile que nous destinions à faire une tente.

Nous avions apporté beaucoup d’autres objets; mais il nous fut impossible de les charger, bien que nous eussions remplacé par des choses utiles le lest que j’avais mis la veille dans le bateau. Après avoir invoqué le nom du Seigneur, nous nous disposions à partir, lorsque les coqs se mirent à chanter comme pour nous dire adieu : ce cri m’inspira l’idée de les emmener avec nous, ainsi que les oies, les canards et les pigeons. Aussitôt nous prîmes dix poules avec deux coqs, l’un jeune, et l’autre vieux; nous les plaçâmes dans l’une des cuves, que nous recouvrîmes avec soin d’une planche, et nous laissâmes au reste des volatiles, que nous mîmes en liberté, le choix de nous suivre par terre ou par eau.

Nous n’attendions plus que ma femme; elle arriva bientôt avec un sac qu’elle déposa dans la cuve de son plus jeune fils, seulement, à ce que je crus, pour lui servir de coussin. Nous partîmes enfin.

Dans la première cuve était ma femme, bonne épouse, mère pieuse et sensible; dans la seconde, immédiatement après elle, était Franz, enfant de sept à huit ans, doué d’excellentes dispositions, mais ignorant de toutes choses; dans la troisième, Fritz, garçon robuste de quatorze à quinze ans, courageux et bouillant; dans la quatrième, nos poules et quelques autres objets; dans la cinquième, nos provisions; dans la sixième, Jack, bambin de dix ans, étourdi, mais obligeant et entreprenant; dans la septième, Ernest, âgé de douze ans, enfant d’une grande intelligence, prudent et réfléchi; enfin dans la huitième, moi, leur père, je dirigeais le frêle esquif à l’aide d’un gouvernail. Chacun de nous avait une rame à la main, et devant soi un corset natatoire dont il devait faire usage en cas d’accident.

La marée avait atteint la moitié de sa hauteur quand nous quittâmes le navire; mais elle nous fut plus utile que défavorable. Quand les chiens nous virent quitter le bâtiment, ils se jetèrent à la nage pour nous suivre, car nous n’avions pu les prendre avec nous à cause de leur grosseur : Turc était un dogue anglais de première force, et Bill une chienne danoise de même taille. Je craignis d’abord que le trajet ne fût trop long pour eux; mais en les laissant appuyer leurs pattes sur les balanciers destinés à maintenir le bateau en équilibre, ils firent si bien qu’ils touchèrent terre avant nous.

Notre voyage fut heureux, et nous arrivâmes bientôt à portée de voir la terre. Son premier aspect était peu attrayant. Les rochers escarpés et nus qui bordaient la rivière nous présageaient la misère et le besoin. La mer était calme et se brisait paisiblement le long de la côte; le ciel était pur et brillant; autour de nous flottaient des poutres, des cages venant du navire. Fritz me demanda la permission de saisir quelques-uns de ces débris; il arrêta deux tonnes qui flottaient près de lui, et nous les attachâmes à notre arrière.

À mesure que nous approchions, la côte perdait son aspect sauvage; les yeux de faucon de Fritz y découvraient même des arbres qu’il assura être des palmiers. Comme je regrettais beaucoup de n’avoir pas pris la longue-vue du capitaine, Jack tira de sa poche une petite lunette qu’il avait trouvée, et qui me donna le moyen d’examiner la côte, afin de choisir une place propre à notre débarquement. Tandis que j’étais tout entier à cette occupation, nous entrâmes, sans nous en apercevoir, dans un courant qui nous entraîna rapidement vers la plage, à l’embouchure d’un petit ruisseau. Je choisis une place où les bords n’étaient pas plus élevés que nos cuves, et où l’eau pouvait cependant les maintenir à flot. C’était une plaine en forme de triangle dont le sommet se perdait dans les rochers, et dont la base était formée par la rive.

Tout ce qui pouvait sauter fut à terre en un clin d’œil; le petit Franz seul eut besoin du secours de sa mère. Les chiens, qui nous avaient précédés, accoururent à nous et nous accablèrent de caresses, en nous témoignant leur reconnaissance par de longs aboiements; les oies et les canards, qui barbotaient déjà dans la baie où nous avions abordé, faisaient retentir les airs de leurs cris, et leur voix, mêlée à celle des pingouins, des flamants et des autres habitants de ce lieu que notre arrivée avait effrayés, produisait une cacophonie inexprimable. Néanmoins j’écoutais avec plaisir cette musique étrange, en pensant que ces infortunés musiciens pourraient au besoin fournir à notre subsistance sur cette terre déserte. Notre premier soin en abordant fut de remercier Dieu à genoux de nous y avoir conduits sains et saufs.

Nous nous occupâmes ensuite de construire une tente, à l’aide de pieux plantés en terre et du morceau de voile que nous avions apporté.

Cette construction, bordée, comme défense, des caisses qui contenaient nos provisions, était adossée à un rocher. Puis je recommandai à mes fils de réunir le plus de mousse et d’herbes sèches qu’ils pourraient trouver, afin que nous ne fussions pas obligés de coucher sur la terre nue, pendant que je construisais un foyer près de là avec des pierres plates que me fournit un ruisseau peu éloigné; et je vis bientôt s’élever vers le ciel une flamme brillante. Ma femme, aidée de son petit Franz, posa dessus une marmite pleine d’eau, dans laquelle elle avait mis quelques tablettes de bouillon, et prépara ainsi notre repas.

Franz avait d’abord pris ces tablettes pour de la colle, et en avait fait naïvement l’observation; mais sa mère le détrompa bientôt, et lui apprit que ces tablettes provenaient de viandes réduites en gelée à force de cuisson, et qu’on en portait ainsi dans les voyages au long cours, afin d’avoir toujours du bouillon, qu’on n’aurait pu se procurer avec de la viande salée.

Cependant, la mousse recueillie, Fritz avait chargé un fusil et s’était éloigné en suivant le ruisseau; Ernest s’était dirigé vers la mer, et Jack, vers les rochers de la gauche pour y recueillir des moules. Quant à moi, je m’efforçai d’amener à terre les deux tonneaux que nous avions harponnés dans la traversée. Tandis que j’employais inutilement toutes mes forces à ce travail, j’entendis soudain Jack pousser un grand cri; je saisis une hache, et courus aussitôt à son secours. En arrivant près de lui, je vis qu’il était dans l’eau jusqu’à mi-jambes, et qu’il essayait de se débarrasser d’un gros homard qui avait saisi ses jambes avec ses pinces. Je sautai dans l’eau à mon tour. L’animal, effrayé, voulut s’enfuir, mais ce n’était pas mon compte; d’un coup de revers de ma hache je l’étourdis, et je le jetai sur le rivage.

Jack, tout glorieux de cette capture, s’empressa aussitôt de s’en emparer pour la porter à sa mère; mais l’animal, qui n’était qu’étourdi, en se sentant saisir, lui donna un si terrible coup de queue dans le visage, que le pauvre enfant le rejeta bien vite et se mit à pleurer. Tandis que je riais beaucoup de sa petite mésaventure, le bambin furieux ramassa une grosse pierre, et, la lançant de toutes ses forces contre l’animal, lui écrasa la tête. Je reprochai à mon fils de tuer ainsi un ennemi à terre, et je lui représentai que, s’il eût été plus prudent, et n’eût pas tenu la tête si près de son nez, cela ne lui serait point arrivé.

Jack, confus, et pour éviter mes reproches, ramassa de nouveau le homard et se mit à courir vers sa mère en criant : « Maman, un crabe ! Ernest, un crabe ! Où est Fritz ? Prends garde, Franz, ça mord. »

Tous mes enfants se rassemblèrent autour de lui et regardèrent avec étonnement la grosseur de cet animal, en écoutant les fanfaronnades de Jack. Quant à moi, je retournai à l’occupation qu’il m’avait fait quitter.

Quand je revins, je félicitai mon fils de ce que le premier il avait fait une découverte qui pouvait nous être utile, et pour le récompenser je lui abandonnai une patte tout entière du homard.

« Oh ! s’écria alors Ernest, j’ai bien découvert aussi quelque chose de bon à manger; mais je ne l’ai pas apporté, parce qu’il aurait fallu me mouiller pour le prendre.

—    Oh ! je sais ce que c’est, dit dédaigneusement Jack : ce sont des moules, dont je ne voudrais pas seulement manger; j’aime bien mieux mon homard.

—    Ce sont plutôt des huîtres, répondit Ernest, si j’en juge par le degré de profondeur où elles se trouvent.

—    Eh bien donc, m’écriai-je alors, monsieur le philosophe, allez nous en chercher un plat pour notre dîner; dans notre position il ne faut reculer devant rien de ce qui est utile. Ne vois-tu pas d’ailleurs, continuai-je d’un ton plus doux, que le soleil nous a bientôt séchés, ton frère et moi ?

—    Je rapporterai aussi du sel, reprit Ernest en se levant, car j’en ai découvert dans les fentes des rochers. Ce sont sans doute les eaux de la mer qui l’ont déposé là, n’est-ce pas, mon père ?

—    Éternel raisonneur, lui répondis-je, tu devrais nous en avoir déjà donné un plein sac, au lieu de t’amuser à disserter sur son origine. Hâte-toi donc, si tu ne veux pas que nous mangions une soupe fade et sans goût. »

Ernest ne tarda pas à revenir; mais le sel qu’il apportait était mêlé de terre, et nous allions le jeter, lorsque ma femme eut l’idée de le faire fondre dans l’eau, et de passer cette eau dans un linge avant de la mêler dans la soupe.

Tandis que j’expliquais à notre étourdi de Jack, qui m’avait demandé pourquoi nous n’avions pas pris simplement de l’eau de mer, que cette eau n’aurait pu nous servir parce qu’elle contient d’autres matières d’un goût désagréable, ma femme acheva la soupe et nous annonça qu’elle était bonne à manger.

« Un moment, lui dis-je, nous attendons Fritz; et d’ailleurs, comment nous y prendre pour la manger ? Tu ne veux sans doute pas que nous portions tour à tour à notre bouche ce chaudron lourd et brûlant !

—    Si nous avions des noix de coco, dit Ernest, nous les couperions en deux et nous en ferions des cuillers.

—    Si nous avions de magnifiques couverts d’argent, répliquai-je, cela vaudrait bien mieux.

—    Mais au moins, reprit-il, nous pourrions nous servir de coquillages.

—    Bonne idée ! m’écriai-je ! mais, ma foi, nos doigts pourraient bien tremper dans la soupe, car nos cuillers n’auront pas de manches. Va donc nous en chercher. »

Jack se leva en même temps et se mit à courir; et il était déjà dans l’eau bien avant que son frère fût arrivé au rivage. Il détacha une grande quantité d’huîtres et les jeta à Ernest, qui les enveloppa dans son mouchoir, tout en ramassant un grand coquillage, qu’il mit avec soin dans sa poche. Tandis qu’ils revenaient, nous entendîmes la voix de Fritz dans le lointain. Nous y répondîmes avec de joyeuses acclamations, et je me sentis soulagé d’un grand poids, car son absence nous avait fort inquiétés.

Il s’approcha de nous, une main derrière son dos, et nous dit d’un air triste : « Rien.

—    Rien ? dis-je.

—    Hélas ! non, » reprit-il. Au même instant ses frères, qui tournaient autour de lui, se mirent à crier : « Un cochon de lait ! un cochon de lait ! Où l’as-tu trouvé ? Laisse-nous voir. » Tout joyeux alors, il montra sa chasse.

Je lui reprochai sérieusement son mensonge, et lui demandai de nous raconter ce qu’il avait vu dans son excursion. Après un moment d’embarras, il nous fit une description pittoresque des beautés de ces lieux, ombragés et verdoyants, dont les bords étaient couverts des débris du vaisseau, et nous demanda pourquoi nous n’irions pas nous établir dans cet endroit, où nous pourrions trouver des pâturages pour la vache qui était restée sur le navire.

« Un moment ! un moment ! m’écriai-je, tant il avait mis de vivacité dans son discours; chaque chose aura son temps; dis-nous d’abord si tu as trouvé quelque trace de nos malheureux compagnons.

—    Pas une seule, ni sur terre, ni sur mer; en revanche, j’ai découvert, sautillant à travers les champs, une légion d’animaux semblables à celui-ci; et j’aurais volontiers essayé de les prendre vivants, tant ils paraissaient peu effarouchés, si je n’avais pas craint de perdre une si belle proie. »

Ernest, qui pendant ce temps avait examiné attentivement l’animal, déclara que c’était un agouti, et je confirmai son assertion. « Cet animal, dis-je, est originaire d’Amérique; il vit dans des terriers et sous les racines des arbres; c’est, dit-on, un excellent manger. » Jack s’occupait à ouvrir une huître à l’aide d’un couteau; mais malgré tous ses efforts il n’y pouvait parvenir; je lui indiquai un moyen bien simple : c’était de mettre les huîtres sur des charbons ardents. Dès qu’elles eurent senti la chaleur, elles s’ouvrirent, en effet, d’elles-mêmes, et nous eûmes ainsi bientôt chacun une cuiller, quand après bien des façons mes enfants se furent décidés à avaler l’huître, qu’ils trouvèrent du reste détestable.

Ils se hâtèrent de tremper leurs écailles dans la soupe; mais tous se brûlèrent les doigts et se mirent à crier. Ernest seul, tirant de sa poche son coquillage, qui était aussi grand qu’une assiette, le remplit en partie sans se brûler, et se mit à l’écart pour laisser froidir son bouillon.

Je le laissai d’abord faire; mais quand il se disposa à manger : « Puisque tu n’as pensé qu’à toi, lui dis-je, tu vas donner cette portion à nos fidèles chiens, et tu te contenteras de celle que nous pouvons avoir nous-mêmes. » Le reproche fit effet, et Ernest déposa aussitôt son assiette devant les dogues, qui l’eurent bientôt vidée. Mais ils étaient loin d’être rassasiés, et nous nous en aperçûmes en les voyant déchirer à belles dents l’agouti de Fritz. Celui-ci se leva aussitôt furieux, saisit son fusil et en frappa les deux chiens avec une telle rage, qu’il faussa le canon; puis il les poursuivit à coups de pierres jusqu’à ce qu’ils eussent disparu en poussant des hurlements affreux.

Je m’élançai après lui, et, lorsque sa colère fut apaisée, je lui représentai le chagrin qu’il m’avait fait, ainsi qu’à sa mère, la perte de son arme, qui pouvait nous être si utile, et celle que nous allions probablement éprouver de ces deux animaux, nos gardiens. Fritz comprit mes reproches, et me demanda humblement pardon.

Cependant le jour avait commencé à baisser; notre volaille se rassemblait autour de nous, et ma femme se mit à lui distribuer des graines tirées du sac que je lui avais vu emporter. Je la louai de sa prévoyance; mais je lui fis observer qu’il serait peut-être mieux de conserver ces graines pour notre consommation ou pour les semer, et je lui promis de lui rapporter du biscuit pour ses poules si j’allais au navire.

Nos pigeons s’étaient cachés dans le creux des rochers; nos poules, les coqs à leur tête, se perchèrent sur le sommet de notre tente; les oies et les canards se glissèrent dans les buissons qui bordaient la rive du ruisseau. Nous fîmes nous-mêmes nos dispositions pour la nuit, et nous chargeâmes nos fusils et nos pistolets. À peine avions-nous terminé la prière du soir, que la nuit vint tout à coup nous envelopper sans crépuscule. J’expliquai à mes enfants ce phénomène, et j’en conclus que nous devions être dans le voisinage de l’équateur.

La nuit était fraîche; nous nous serrâmes l’un contre l’autre sur nos lits de mousse. Pour moi, j’attendis que toutes les têtes se fussent inclinées sur l’oreiller, que toutes les paupières fussent bien closes, et je me levai doucement pour jeter encore un coup d’œil autour de moi. Je sortis de la tente à pas de loup; l’air était pur et calme, le feu jetait quelques lueurs incertaines et vacillantes, et menaçait de s’éteindre; je le rallumai en y jetant des branches sèches. La lune se leva bientôt, et, au moment où j’allais rentrer, le coq, réveillé par son éclat, me salua d’un cri d’adieu. Je me couchai plus tranquille, et je finis par me laisser aller au sommeil. Cette première nuit fut paisible, et notre repos ne fut pas interrompu.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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