— Les robinsons suisses —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

« Tu feins d’être impatient d’entendre mon récit, me dit-elle en souriant, et tu ne m’as pas laissé placer un mot de toute la soirée. Mais je n’en perdrai rien; la parole est comme l’eau : plus elle s’est amassée, plus elle coule vite. Le premier jour de votre absence ne vaut pas la peine qu’on en parle, car notre train de vie ne fut nullement changé. Mais ce matin, étant sortie de la tente bien longtemps avant mes enfants, et ayant aperçu votre signal, qui me causa une joie extrême, je me pris à réfléchir sur notre position et à rêver aux moyens de l’améliorer. Il est impossible, me disais-je, de rester toute la journée sans abri, au soleil, sur cette terre brûlante; allons plutôt dans cette vallée ombragée dont mon mari et Fritz nous ont fait de si belles descriptions.

« Tandis que je réfléchissais ainsi, mes enfants s’étaient éveillés. Jack, armé d’un couteau qu’il aiguisait de temps en temps sur le roc, s’était glissé près du chacal de Fritz et lui avait coupé sur le dos deux larges bandes de peau, qu’il travaillait à débarrasser de toutes ses chairs. Je l’aurais laissé faire; mais j’entendis bientôt Ernest lui crier : « Ho ! le malpropre ! le vilain malpropre ! — Comment ! répliqua, celui-ci, qu’y a t-il de sale à faire deux colliers à nos chiens ? » Je m’interposai pour terminer la querelle, qui commençait à s’échauffer; je blâmai Ernest de sa répugnance, et j’aidai mon petit bonhomme à terminer son ouvrage, car ses mains et ses habits étaient déjà tout sales. Lorsque les deux bandes furent complètement nettoyées, il les transperça d’une quantité suffisante de longs clous pointus à large tête plate; puis, ayant coupé un morceau de toile à voile deux fois aussi large, il l’appliqua en double sur la tête des clous, et me donna l’agréable besogne de coudre la toile sur cette peau infecte. Je le remerciai de l’honneur qu’il voulait bien me faire; mais, en voyant l’embarras du pauvre petit, qui ne savait comment employer le fil et l’aiguille que je lui avais donnés, j’eus enfin pitié de lui, et je fis ce qu’il voulut.

« Quand les deux colliers furent terminés, il me pria de lui coudre en outre une autre bande qu’il destinait à lui servir de ceinture pour mettre des pistolets. J’y consentis encore une fois, et, quand tout fut terminé, je lui fis observer qu’en se séchant ses colliers se racorniraient. En conséquence, et d’après les conseils d’Ernest, il les cloua au soleil sur une planche et les laissa dans cet état. Je fis alors part à ma petite famille de mon projet d’excursion, et ce fut une joie pour eux tous d’entreprendre ce voyage avant que leur père et Fritz fussent de retour. Nous nous équipâmes de notre mieux; au lieu d’un couteau de chasse je pris une hache, et, accompagnés des deux chiens, nous partîmes, en suivant, comme vous l’aviez fait, le cours du ruisseau. Conduits par Turc, qui connaissait le chemin, nous arrivâmes bientôt à l’endroit où vous l’aviez traversé. En sautant de pierre en pierre, Ernest fut bientôt à l’autre bord. Jack, dont les jambes étaient plus courtes, le suivit en se jetant dans l’eau quand il ne savait où mettre le pied, au risque de glisser et de boire un coup; quant a moi, je pris le petit Franz sur mes épaules et passai la dernière. Nous trouvâmes, comme vous l’aviez annoncé, la végétation admirable de ce côté du ruisseau, et pour la première fois depuis notre naufrage mon cœur s’ouvrit à l’espérance à la vue de cette superbe nature. Je remarquai surtout un petit bois, à l’ombre duquel je voulus me reposer; mais pour y atteindre nous fûmes obligés de traverser des herbes si hautes, qu’elles dépassaient la tête de mes enfants, et que nous avions toutes les peines du monde à nous y frayer un passage. Cependant Jack était resté un peu en arrière; quand je me retournai pour le chercher, je le vis essuyant avec le haut de sa chemise un de ses pistolets, et j’aperçus son mouchoir tout mouillé séchant au soleil sur ses épaules. Le pauvre garçon, en traversant le ruisseau, avait inondé tout ce qui était dans ses poches. Tandis que je le blâmais d’y avoir mis ses pistolets, qui par bonheur n’étaient pas chargés, nous entendîmes un grand bruit, et nous vîmes s’élever des herbes et s’envoler devant nous un oiseau d’une grandeur prodigieuse.

« Quand mes deux petits chasseurs stupéfaits se préparèrent à tirer, il était si loin que le coup n’aurait pu l’atteindre. Franz prétendait que c’était un aigle; Ernest lui apprit que ces oiseaux ne nichent pas par terre. Aussitôt mes enfants de se répandre en regrets d’avoir manqué une si belle proie; soudain un second oiseau s’éleva encore des herbes et partit presque sous notre nez. Je ne pus m’empêcher de rire en voyant mes petits chasseurs encore une fois en défaut. Ernest se mit à pleurer, et Jack ôta gravement son chapeau, salua le fuyard en lui disant : « À une autre fois, à une autre fois, seigneur oiseau ! »

« Nous approchâmes de l’endroit d’où il s’était élevé, et Ernest, ayant trouvé un nid grossier, rempli d’œufs brisés, nous apprit que cette découverte le confirmait dans l’idée que nous venions de voir une outarde, qu’il avait cru reconnaître à son ventre blanc, à ses ailes couleur de tuile, et à la moustache de son bec. Tout en conversant, nous avions atteint le petit bois. Des multitudes d’oiseaux de toute espèce voltigeaient dans les branches, et mes enfants tournaient les yeux de tous côtés pour tâcher d’en ajuster quelques-uns; mais les arbres étaient si élevés, que le coup n’aurait sans doute pas porté.

« Mais quels arbres, mon ami ! jamais tu n’en as pu voir de si grands; ce que j’avais pris pour une forêt, c’était un bouquet de dix à douze arbres merveilleusement soutenus en l’air par de forts arcs-boutants formés de racines énormes qui semblaient avoir poussé l’arbre tout entier hors de terre, et dont le tronc ne tenait au sol que par une racine placée au milieu et plus petite que les autres.

« Jack grimpa sur l’un de ces arcs-boutants, et à l’aide d’une ficelle il en prit la hauteur, que nous trouvâmes être de trente-trois pieds. Depuis la terre jusqu’à la naissance des branches nous en comptâmes soixante-six, et le cercle formé par les racines avait une circonférence de quarante pas. Les rameaux sont nombreux et donnent une ombre épaisse; la feuille ressemble à celle du noyer; mais je n’ai pu découvrir aucun fruit. Le terrain, tout alentour, est couvert d’un gazon frais et touffu, semé de petits arbustes, ce qui fait de cet endroit un délicieux lieu de repos. Je le trouvai si fort à mon goût, que nous résolûmes d’y prendre notre repas. Nous nous assîmes sur l’herbe près d’un ruisseau, et nous mangeâmes d’un bon appétit.

« En ce moment nos chiens, que nous avions un instant perdus de vue, vinrent nous rejoindre et se couchèrent à nos pieds, où ils s’endormirent sans vouloir partager notre dîner.

« Après avoir mangé, nous reprîmes le chemin de la tente; nous ne vîmes rien d’extraordinaire jusqu’au ruisseau, où je remarquai que le rivage était couvert de débris de crabes, et je m’aperçus que nos dogues avaient trouvé eux-mêmes moyen de fournir à leur nourriture en péchant une espèce de moule dont ils étaient très friands.

« Cependant nous continuions à avancer au milieu de débris de poutres et de tonnes vides dont le rivage était couvert. Chemin faisant, Bill disparut tout à coup derrière un rocher; Ernest la suivit et la trouva occupée à déterrer des œufs de tortue, qu’elle avalait avec une satisfaction marquée.

Nous fîmes nos efforts pour l’éloigner, et nous réussîmes à en recueillir environ une douzaine : ce sont eux qui ont fait les frais de l’omelette que nous venons de manger. En ce moment nos yeux se tournèrent vers la mer, et nous y découvrîmes une voile qui s’avançait vers nous. Je ne savais que penser. Ernest affirma que c’était vous; nous courûmes rapidement au ruisseau, nous le franchîmes de nouveau, et nous arrivâmes à temps pour tomber dans vos bras.

« Tel est, mon ami, le récit détaillé de notre excursion. Si tu veux me faire un grand plaisir, nous quitterons cet endroit dès demain, et nous irons nous établir près des arbres géants. Nous nous posterons sur leurs branches, et nous y serons à merveille.

—    Bon ! ma chère, lui répondis-je, ce sera, en effet, merveilleux d’aller nous percher comme des coqs sur les arbres, à soixante-six pieds du sol. Mais où trouverons-nous un ballon pour nous y élever ?

—    Ne te moque pas de mon idée, repartit ma femme; au moins nous pourrons dormir en sûreté contre les chacals et autres animaux, qui ne penseront point à venir nous attaquer si haut.

—    C’est très bien, dis-je, ma chère femme; mais comment veux-tu monter tous les soirs sans échelle à soixante-six pieds pour le coucher ? Au moins, pour te consoler, nous pouvons nous établir entre ses racines. Qu’en penses-tu ? Tu as compté une circonférence de quarante pas. Le pas fait ordinairement deux pieds et demi : peux-tu me dire combien cela fait de pieds ? »

Ernest, après un court calcul, me répondit : « Cent pieds. » Je louai mon jeune mathématicien de son habileté. « Un tel arbre, dis-je, doit être appelé le géant des arbres. » Durant cette longue conversation, la nuit était rapidement venue. Nous rentrâmes dans la tente pour y reprendre nos places, et nous dormîmes comme des marmottes jusqu’au lendemain matin.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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