— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Le matin suivant, mon premier soin fut de rassembler autour de moi ma jeune famille, et de lui faire une courte allocution sur les dangers qui pouvaient nous attendre dans un pays dont nous ne connaissions ni les localités ni les habitants, et sur la nécessité de nous tenir bien réunis durant le chemin. Enfin nous fîmes la prière, nous déjeunâmes et préparâmes le départ. Les enfants s’occupèrent à réunir notre bétail, et l’âne ainsi que la vache furent chargés de sacs, ouvrage de notre ménagère. Nous les remplîmes de tous les objets de première nécessité, de provisions, de munitions, des ustensiles de cuisine, des services de table du capitaine; nous y ajoutâmes une bonne quantité de beurre. Enfin nous abandonnâmes le moins de choses utiles qu’il nous fut possible. Après avoir établi l’équilibre entre les deux côtés, je me préparais à jeter par-dessus le tout nos hamacs et nos couvertures, quand ma femme accourut et m’en empêcha, réclamant une place, d’abord pour les poules, qui ne pouvaient rester seules, ensuite pour le petit Franz, qui n’était pas de force à soutenir les fatigues de la route, et enfin pour son sac, que nous avions appelé enchanté, et qui pouvait nous être de la plus grande utilité. Je fis droit à sa requête, et comme les paniers de l’âne n’étaient pas tout à fait remplis, j’y glissai son sac merveilleux, et j’assis le petit Franz si solidement entre ces paquets, que l’âne aurait pris le galop sans grand danger pour lui.

Cependant mes fils donnaient la chasse à nos poules, et aucune ne se laissait attraper. Ma femme les railla de l’inutilité de leurs efforts, et les pria de la laisser essayer si elle ne réussirait pas mieux qu’eux. En même temps elle prit dans le sac enchanté deux poignées de graines, et s’approcha doucement des volailles en les appelant. Le coq arriva bientôt pour becqueter les graines : alors ma femme jeta dans la tente tout ce qu’elle en avait, et comme les pauvres bêtes y coururent tout de suite, il lui fut facile de les attraper. Nous les attachâmes alors deux à deux par les pattes, et nous les déposâmes sur le dos de la vache, renfermées dans un panier que nous recouvrîmes d’une couverture, afin qu’elles restassent en repos.

Nous entassâmes alors dans notre tente tout ce que nous pouvions emporter; et après avoir tracé une enceinte avec des pieux fichés en terre, nous roulâmes tout autour quantité de tonnes vides.

Tout étant ainsi disposé, le cortège se forma; chacun de nous, jeune ou vieux, homme ou animal, prit sa place, leste et joyeux. Fritz et ma femme ouvraient la marche; la vache, l’âne monté par Franz, venaient après; les chèvres, conduites par Jack, qui portait en outre le petit singe, composaient le troisième corps d’armée; Ernest marchait ensuite, conduisant les moutons, et moi je formais l’arrière-garde. Mes deux dogues, placés sur les ailes, allaient sans cesse de la queue du convoi à la tête, faisant ainsi l’office d’adjudants.

Notre petite troupe s’avançait lentement, mais en bon ordre, et avait une mine toute patriarcale. Nous arrivâmes bientôt à notre pont; là nous fûmes rejoints par notre cochon, qui s’était d’abord enfui, et qui vint alors se réunir de lui-même à notre bande, tout en témoignant son mécontentement par des grognements significatifs. Le pont fut traversé, mais à l’autre bout un obstacle imprévu faillit mettre le désordre dans nos rangs : le gazon épais qui recouvrait le sol tenta si fort notre bétail, qu’il se dispersa à droite et à gauche pour brouter; heureusement nos chiens le firent rentrer en ligne, et l’ordre, momentanément troublé, fut promptement rétabli. Néanmoins, pour prévenir un second désordre, je fis quitter l’herbe et prendre vers la mer.

Nous avions à peine fait quelques pas dans cette direction, que nos chiens coururent se jeter dans l’herbe en aboyant de toutes leurs forces, comme s’ils eussent eu à combattre quelque animal sauvage. Fritz prit son fusil et les suivit de près; Ernest se serra près de sa mère tout en apprêtant le sien, et Jack l’étourdi, sans même déranger son fusil, qu’il avait sur le dos, s’élança sur les traces de Fritz.

Craignant de trouver quelque animal féroce, j’armai mon fusil et partis aussitôt dans la même direction; mais je ne pus les atteindre, et ils arrivèrent bien longtemps avant moi auprès des chiens. J’entendis alors Jack me crier : « Accourez, mon père, accourez ! il y a là un porc-épic monstrueux. »

Quand j’arrivai, je vis, en effet, un porc-épic, mais de taille ordinaire, assailli par nos chiens, et qui, toutes les fois que ses ennemis approchaient, se hérissait soudain d’une forêt de dards, dont quelques-uns même s’étaient fichés dans leur museau. Cependant Jack, qui avait armé un des pistolets qu’il portait à sa ceinture, le tira à bout portant dans la tête de l’animal, qui tomba mort.

« Quelle imprudence ! s’écria Fritz; tu pouvais blesser mon père, moi ou un de nos chiens.

—    Ah ! bien oui, blesser ! Vous étiez derrière moi, et les chiens à côté : crois-tu que je sois aveugle ?

—    Mon pauvre Fritz, interrompis-je, tu es un peu trop brusque; souviens-toi du proverbe : Moi aujourd’hui, demain toi. Puisqu’il n’est rien résulté de l’imprudence de Jack, ne troublons pas sa joie. »

Jack, ayant donné deux ou trois coups de crosse à l’animal, pour être bien sur qu’il était mort, se disposa à l’emporter; mais il se mit les mains en sang, et ne put y parvenir. Alors il prit son mouchoir, l’attacha au cou de l’animal et le traîna jusque auprès de sa mère, qui était fort inquiète de notre absence prolongée et du coup de feu qu’elle avait entendu.

« Vois, maman, cria-t-il, un magnifique porc-épic que j’ai tué moi-même; papa assure que c’est excellent à manger. »

Ernest cependant examinait froidement l’animal, et faisait observer qu’il avait les pieds et les oreilles presque comme un homme. J’arrivai à mon tour.

« N’as-tu pas craint, en approchant de lui, dis-je à Jack, qu’il ne te passât ses dards au travers du corps ?

—    Pas du tout, je sais qu’ils sont solidement attachés à sa peau, et qu’il ne les lance contre personne.

—    Et cependant ne vois-tu pas que nous sommes obligés, ta mère et moi, de débarrasser Turc et Bill des dards qui sont fixés à leur museau.

—    Bon ! ils sont allés les chercher eux-mêmes, et ce n’est pas le porc-épic qui les leur a lancés. »

J’applaudis à mon petit homme, auquel je ne savais pas des connaissances si étendues en histoire naturelle, et je leur fis voir comment des circonstances toutes naturelles avaient pu ainsi donner lieu à des fables.

« Mais dis-moi, Jack, ajoutai-je en terminant, que faire de ta capture ? L’abandonnerons-nous ?

—    L’abandonner ! mais ne m’avez-vous pas dit que c’est un très bon mets ! Gardons-le, gardons-le. »

Je cédai à ses instances et posai l’animal, la tête enveloppée d’herbe, derrière le petit Franz, sur le dos de l’âne, a côté du sac de ma femme; puis nous partîmes.

Nous avions à peine fait deux cents pas, que le baudet se jeta de côté, échappant aux mains de mon fils, et se mit à bondir ça et là, en poussant des cris si grotesques, que nous n’aurions pu nous empêcher de rire si la crainte de voir tomber notre petit cavalier ne nous eût trop émus. Je lançai mes deux chiens après le fuyard, qu’ils nous ramenèrent bientôt, mais toujours aussi agité. Nous nous mîmes alors à chercher quel motif avait pu ainsi troubler notre grison, ordinairement si paisible, et nous découvrîmes enfin que les dards du porc-épic avaient percé la triple couverture qui les enveloppait et avaient fini par stimuler notre âne comme des coups d’éperon. Le sac enchanté remplaça la couverture, et le voyage reprit son cours.

Fritz marchait en avant, le fusil armé à la main, espérant faire de nouveau quelque beau coup; mais nous arrivâmes sans autre rencontre aux arbres dont ma femme nous avait parlé.

« Quelle merveille ! s’écria alors Ernest. Comme ils sont grands ! »

La halte commença. Nous mîmes la volaille en liberté, le cochon aussi, mais avec les deux pieds de devant attachés. Tandis que j’aidais ma femme à décharger nos animaux, nous entendîmes un coup de fusil; puis un instant après, un second derrière nous, et la voix de Fritz qui criait : « Le voilà, le voilà ! mon père, c’est un chat sauvage !

—    Bravo ! lui répondis-je aussitôt que je le vis reparaître chargé de sa proie. Tu viens de rendre un grand service à notre poulailler; car c’est un animal bien dangereux et bien friand de volaille. Comment l’as-tu tué ?

—    Je l’ai vu sur un arbre, et je l’ai abattu d’un coup de fusil; mais dans un clin d’œil il s’est relevé; et il s’apprêtait à s’élancer, quand je lui tirai un coup de pistolet à bout portant. J’espère qu’il est bien plus beau que le chacal que Jack m’a écorché, et que mon cher frère ne me l’arrangera pas de même.

—    Oui, c’est, je crois, un margaï d’Amérique; tu peux d’abord t’en faire une ceinture comme celle de Jack, et des quatre jambes des étuis pour les services de table.

—    Et moi, mon papa, interrompit alors Jack, ne puis-je rien faire de la peau du porc-épic ?

—    Tu peux en faire aussi des étuis, car Fritz ne pourra nous en donner que quatre, et nous sommes six à table; mais je crois que tu feras mieux d’en faire une cotte de maille pour l’un de nos chiens. »

Mes enfants trouvèrent mes idées si heureuses, qu’ils ne me laissèrent aucun repos jusqu’à ce qu’elles fussent mises en œuvre. Ernest, cependant, qui se reposait tandis que sa mère et le petit Franz s’évertuaient à nous préparer à dîner, me dit :

« Mais enfin, mon père, de quelle espèce sont ces arbres ? »

Nous hésitions entre des mangliers et des noyers, quand ma femme s’aperçut que le petit Franz mangeait une espèce de fruits, et l’entendit dire : « Oh ! que c’est bon ! » Elle courut à lui, les lui arracha des mains, et lui demanda : « Où as-tu trouvé cela ?

—    Dans l’herbe, répondit-il, c’en est rempli : les poules et les cochons en mangent. »

J’accourus au bruit, et je vis alors que ces beaux arbres étaient des figuiers; car c’était la véritable figue que le petit Franz avait dans les mains.

Cependant, craignant encore de me tromper sur la nature de ce fruit, j’ordonnai de consulter notre docteur le singe. On lui apporta quelques-unes des figues, qu’il flaira quelques instants avec des mines fort drôles, et qu’il finit par avaler de bon appétit. Ma femme avait allumé du feu et rempli la marmite d’eau, que la flamme avait bientôt fait bouillir. Nous y déposâmes un morceau de porc-épic, tandis qu’un autre fut mis à la broche. Nos regards se portèrent alors vers ces arbres où ma femme voulait établir notre demeure, et nous cherchâmes quelque moyen de parvenir à ces branches si élevées. Tandis que nous étions à nous consulter, ma femme nous appela pour manger la soupe et le rôti de porc-épic, dont nous nous régalâmes.

Johann David Wyss

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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