— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Pendant la première moitié de la nuit, je fus extrêmement inquiet. Au moindre bruit je me redressais avec angoisse, et j’écoutais avec effroi les feuilles agitées par le vent, ou les branches sèches qui tombaient. De temps en temps, quand je voyais un de nos feux se ralentir, je me levais et je courais y jeter du bois : tout était pour moi sujet de crainte. Après minuit, je me tranquillisai un peu en voyant que le calme le plus parfait régnait autour de moi; enfin, vers le matin, je fermai les yeux, et je m’endormis si profondément, que, lorsque je m’éveillai, il était déjà fort tard pour commencer notre travail, aussi nous priâmes, nous déjeunâmes rapidement, et l’on se mit à l’ouvrage. Ma femme donna alors à manger à l’âne et à la vache, puis elle leur endossa les harnais et partit avec eux, escortée d’Ernest, Jack et Franz, pour aller chercher au rivage les planches dont nous avions besoin.

Moi, je montai avec Fritz sur l’arbre pour y faire les préparatifs nécessaires à la commodité de notre établissement. Je trouvai tout mieux disposé encore que je ne pensais : les grosses branches s’étendaient dans une direction presque horizontale; je conservai les plus fortes et les plus droites, et j’abattis les autres avec la hache et la scie. À cinq à six pieds au-dessus de celles-ci, j’en gardai une ou deux pour suspendre nos hamacs; d’autres, plus élevées encore, devaient nous servir à poser le toit de notre édifice, qui consistait en un morceau de toile à voile. Nous travaillâmes à élaguer tout le reste, et ce travail pénible dura jusqu’à ce que ma femme nous amenât deux fortes charges de planches. Nous les hissâmes une a une à l’aide de la poulie, et nous en fîmes d’abord un plancher double, pour qu’il résistât mieux au balancement de l’arbre et au poids de nos corps, puis sur le bord nous établîmes une balustrade solide.

Ce travail et les voyages pour nous amener de nouvelles planches remplirent tellement notre matinée, que l’heure de midi arriva sans que personne eût songé au repas. Il fallut donc nous contenter pour cette fois de biscuit et de fromage.

On se remit à l’ouvrage, et nous nous hâtâmes de hisser la pièce de toile à voile. Elle fut fixée à grand-peine sur les branches supérieures, de manière que les bouts, en tombant, couvrissent à droite et à gauche notre habitation, et une troisième muraille s’élevant jusqu’à elle alla la rejoindre derrière le tronc de l’arbre, de manière à garantir complètement ce côté. Nous nous étions réservé, pour voir et pour entrer dans l’appartement, le quatrième côté de la construction; c’était celui qui était tourné vers la mer, afin de nous ménager un air frais et la vue la plus agréable. Nos hamacs furent aussitôt montés dans le palais aérien, et les places choisies pour le soir.

Je descendis alors de l’arbre avec Fritz, et je trouvai au pied plusieurs planches dont nous n’avions pas eu besoin; je les employai à faire une table et des bancs, que je fixai dans l’espace embrassé par les racines, et que je destinai à nous servir de salle à manger, tandis que mes enfants ramassaient le bois et les branches sèches, et les liaient en fagots, qu’ils amoncelaient autour de l’arbre. Enfin, épuisé par mon travail de la journée, je finis par me jeter sur un banc en essuyant mon front couvert de sueur. « J’ai travaillé comme un cheval aujourd’hui, dis-je alors; aussi, ma chère femme, je veux me reposer demain.

—    Tu le peux et tu le dois, me répondit-elle; car c’est demain un dimanche, et le second même que nous passons sur cette côte. Nous avons négligé le premier. »

J’en convins; mais je lui fis sentir que les soins de notre conservation avaient dû naturellement passer les premiers, et j’ajoutai, pour nous justifier, que nous n’avions point manqué de prier le Seigneur chaque jour. L’excellente créature me remercia ensuite de lui avoir construit ce château aérien, où elle pourrait dormir sans craindre pour nous les attaques des bêtes sauvages.

« Bon ! lui dis-je; en attendant donne-nous ce que tu peux pour dîner, et appelle les enfants. »

Ceux-ci ne se firent pas attendre, et ma femme, ôtant du feu une marmite de terre, l’apporta près de nous. Le couvercle fut enlevé avec curiosité, et nous vîmes le flamant tué par Fritz, et que ma bonne femme avait fait bouillir, parce qu’elle craignait que l’âge ne l’eût rendu trop dur. La précaution fût trouvée inutile, et la bête dévorée avec appétit. Pendant ce temps, l’autre flamant était venu se mêler aux volatiles qui nous entouraient, et se promenait majestueusement autour de nous en ramassant les miettes de pain qu’on lui jetait. Le petit singe sautait d’une épaule à l’autre, pour tâcher d’attraper quelque bon morceau, et nous faisait les plus comiques grimaces; pour compléter le tableau, notre truie, que nous n’avions pas vue de tout le jour, vint nous rejoindre en témoignant sa joie par des grognements significatifs.

Ma femme avait trait la vache, et chacun de nous avait eu une bonne jatte de lait; mais je la vis abandonner au cochon tout ce qu’il en restait. Je lui reprochai une telle prodigalité; elle me répondit que le lait ne pouvait se conserver par une pareille chaleur, et qu’il valait mieux le donner à la truie que de le perdre.

En sortant de table, j’avais allumé un feu dont la lueur devait protéger notre bétail pendant la nuit. Aussitôt qu’il fut bien brillant, je donnai le signal du repos. Mes trois fils aînés eurent bientôt gravi l’échelle; ma femme vint après eux, le cœur tremblant, mais sans trop oser montrer sa crainte; elle monta lentement, et arriva enfin sans encombre. J’avais tenu l’échelle pendant ce temps; je montai le dernier, portant le petit Franz sur mes épaules, puis, à la grande joie de mes enfants, je retirai l’échelle après moi. Quoique nous trouvant bien en sûreté, je n’en fis pas moins charger les armes à feu, pour qu’elles fussent sous notre main prêtes à foudroyer tout ennemi qui voudrait attaquer les bêtes que nous avions laissées endormies sous la garde de nos dogues.

Peu de temps après, le sommeil avait fermé nos paupières, et la première nuit que nous passâmes sur l’arbre fut d’une tranquillité profonde. Je remarquai au réveil que nos enfants ne se firent nullement prier pour sortir du lit, et qu’ils se vantèrent d’avoir parfaitement dormi; les hamacs, si incommodes la nuit précédente, n’avaient excité celle-ci aucun murmure.

« Que faire aujourd’hui ? me demandèrent-ils.

—    Rien, mes enfants, car c’est dimanche.

—    Un dimanche ! un dimanche ! s’écria Jack; ah ! je vais lancer des flèches et m’amuser toute la journée.

—    Non pas, mon enfant; le jour du Seigneur n’est pas le jour de l’oisiveté, mais celui de la prière. Mes amis, nous célébrerons ce jour aussi religieusement que nous le pourrons dans cette solitude. Nous chanterons les hymnes du Seigneur, et je vous raconterai une parabole qui réveillera en vous des sentiments pieux et sincères.

—    Une parabole ! une parabole comme celle du semeur de l’Évangile : oh ! racontez, racontez, s’écrièrent tous mes enfants.

—    Chaque chose à son tour, répondis-je; soignons d’abord nos bêtes, déjeunons, puis je vous raconterai ma parabole. »

Tout fut fait comme je l’avais dit, et nous nous assîmes sur l’herbe, les enfants dans l’attitude de la curiosité, ma femme dans un silencieux recueillement. Je leur composai alors une petite histoire appropriée à leur situation.

Je leur racontai qu’un roi puissant avait voulu former une colonie. À tous ses sujets qu’il y avait envoyés, il avait distribué le même nombre d’outils, des semences égales, pour cultiver chacun des terrains de même grandeur. « Cultivez avec soin, leur avait-il dit, et soyez toujours prêts à me rendre compte de vos travaux, car j’enverrai de temps en temps, et sans vous en prévenir, chercher tantôt l’un, tantôt l’autre de vous; et si je récompense ceux dont la conduite aura été bonne, je saurai punir ceux dont je ne serai pas satisfait. »

Parmi les colons, les uns avaient obéi; les autres, soit négligence, soit mépris, étaient restés dans l’inaction. Mais un jour le grand roi les manda devant lui, et, dans son équitable répartition des peines et des récompenses, il tint tout ce qu’il avait promis : tandis qu’il comblait d’honneurs et de distinctions les colons fidèles et obéissants, il fit enfermer dans d’affreux cachots les sujets qui n’avaient pas écouté sa voix.

J’eus soin de terminer par des conseils donnés directement à chacun d’eux. Je vis avec plaisir que mes paroles n’étaient pas perdues, et que tous avaient saisi mon allégorie.

Je compris bientôt que ces jeunes esprits ne pouvaient rester ainsi toute la journée, et je leur permis de se livrer à leurs jeux. Jack vint me demander de lui prêter mon arc et mes flèches; Fritz se prépara à travailler à ses étuis de margaï, et vint me demander mes conseils; Franz, qui n’osait pas encore toucher aux armes à feu, me pria de lui faire aussi un arc et des flèches. Je conseillai à Jack d’armer ses flèches de pointes de porc-épic, et de les y fixer avec des tablettes de bouillon qu’il devait faire fondre à moitié sur le feu. J’enseignai à Fritz comment il devait s’y prendre pour laver la peau de son margaï et la débarrasser des parties de chair qui pourraient y être restées. Je lui conseillai ensuite de la frotter avec du sable et des cendres, et de prier la ménagère de lui donner quelques œufs de poule et du beurre pour la rendre plus souple. Sa mère lui demanda ce qu’il comptait en faire. Il lui expliqua l’usage de ses étuis, et aussitôt elle combla ses désirs.

Tandis que nous étions ainsi occupés, un coup de fusil partit au-dessus de nos têtes, et deux oiseaux tombèrent à nos pieds; effrayés du bruit, nous levâmes la tête, et nous vîmes Ernest descendre l’échelle d’un air triomphant, et courir avec Franz ramasser ces oiseaux. Fritz et Jack quittèrent aussitôt leur travail, mais pour courir à l’échelle et tâcher de tuer quelque autre oiseau : je les aperçus avant qu’ils fussent montés.

« Qu’allez-vous faire ? leur dis-je. Épargnez les créatures du Seigneur pendant le jour qui lui est consacré. C’est déjà trop de deux victimes. »

Ils s’arrêtèrent aussitôt, et revinrent vers moi. Les deux oiseaux étaient, l’un une sorte de grive, l’autre un ortolan, espèces toutes deux bonnes à manger. Je remarquai alors pour la première fois que nos figues sauvages attiraient une quantité innombrable d’oiseaux, et que les branches de notre arbre étaient couvertes de grives et d’ortolans. Je me réjouis fort de cette découverte; car je savais que ces oiseaux rôtis se conservaient très bien dans le beurre, et qu’ils nous fourniraient ainsi des provisions abondantes pour la saison des pluies.

La prière du soir termina dignement cette journée, pendant laquelle nous ne nous étions livrés à aucun travail fatigant, et nous regagnâmes à la file notre demeure aérienne.

Johann David Wyss

Les robinsons suisses

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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