— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Je remerciai ma femme de la surprise qu’elle me ménageait, et je rassurai que je n’en avais pas moins de plaisir de l’avoir connue plus tôt. Je lui annonçai ensuite la découverte de la pinasse. Elle accueillit avec assez peu de joie cette nouvelle; car elle prévoyait de nouveaux voyages au vaisseau. Tout ce que je pus obtenir d’elle par mes raisonnements et mes démonstrations les plus convaincantes, c’est qu’elle consentit à nous dire : « Il est certain que si jamais j’étais obligée de retourner sur la mer, j’aimerais bien mieux m’y exposer sur un bon navire que sur notre méchant bateau de cuves.

« Mais, dis-moi, mon ami, ajouta-t-elle, que veux-tu faire de ces râpes à tabac ? Tu ne veux pas sans doute habituer tes enfants à priser, et je ne pense pas, du reste, que tu trouves du tabac dans cette île.

—    Sois tranquille, ma bonne femme, ce n’est point là mon but; et bientôt, quand tu mangeras de bon pain frais, tu béniras ces râpes, au lieu de crier après elles.

—    Ma foi, je ne comprends pas ce que ces râpes peuvent avoir de commun avec du pain frais; il vaudrait mieux avoir un four.

—    Ces plaques de fer que tu as regardées avec tant de dédain nous en tiendront lieu. Je ne te promets pas du pain bien levé, mais au moins quelque chose qui nous en tienne lieu; en attendant, fais-moi un sac solide avec de la toile à voile. »

Ma femme se mit sur-le-champ à l’ouvrage, et, comme elle ne se fiait pas trop à mes talents en pâtisserie, elle remplit ensuite la chaudière de pommes de terre, qu’elle mit cuire pour avoir quelque chose à nous donner.

Pendant ce temps-là j’étendis par terre une grande pièce de toile, et je rassemblai tous mes enfants autour de moi pour commencer à exécuter mon projet. Je remis à chacun d’eux une râpe; puis je leur donnai des racines de manioc bien lavées, et je leur recommandai de râper.

Ils se mirent à l’œuvre en riant, mais avec une telle ardeur, ardeur de l’enfance pour tout ce qui est nouveau, qu’en peu de temps nous eûmes un grand tas de farine qui ressemblait assez à de la sciure de bois humide.

« Mange donc, se disaient-ils entre eux, mange donc de ton bon pain de raves. »

Leur mère elle-même partageait un peu leur prévention, et, tout en préparant le sac que je lui avais demandé, elle surveillait la cuisson des pommes de terre, sur lesquelles elle comptait beaucoup plus que sur le résultat de nos efforts. Toutes les plaisanteries me trouvaient insensible. « Allons, Messieurs, leur dis-je, riez à votre aise, égayez-vous, et cependant vous allez voir un pain qui fait la principale nourriture de plusieurs peuples de l’Amérique, et que les Européens qui le connaissent préfèrent même à celui de froment : si je ne me suis pas trompé sur l’espèce de manioc, vous me remercierez, j’espère.

—    Il y a donc plusieurs espèces de manioc, dit Ernest.

—    Il y en a trois : deux sont vénéneuses ou malsaines lorsqu’on les mange crues; la troisième peut se manger sans faire de mal; mais on lui préfère les deux autres, parce qu’elles sont plus productives et qu’elles ont l’avantage de mûrir plus vite.

—    Comment ! on laisse ainsi ce qui est bon et sain ! dit Jack; mais c’est de la folie. Pour mon compte, je vous remercie de votre pain empoisonné. »

Et il jeta de côté, avec son petit air mutin, la râpe et la racine qu’il tenait à la main.

« Sois tranquille, lui dis-je; je ferai en sorte de ne pas t’empoisonner, et il suffira pour cela de bien presser notre farine avant de nous en servir.

—    Pourquoi la presser ?

—    Parce que tout le principe malfaisant réside dans le suc de la plante, et que, quand nous l’aurons extrait par la pression, il ne nous restera qu’une nourriture saine et sans danger. Au surplus, nous aurons soin, avant d’y toucher, d’en faire l’épreuve sur le singe et les poules.

—    C’est-à-dire que mon pauvre singe paiera pour tous. Je ne veux pas qu’on l’empoisonne, reprit encore Jack.

—    Ne crains rien; comme tous les animaux, ton singe est doué d’un instinct que l’homme n’a pas, et il est présumable que, si le gâteau de manioc que nous lui présenterons renferme quelques parties malfaisantes, il se gardera d’y toucher. »

Jack, rassuré, se mit à la besogne comme ses frères, et je vis avec plaisir le monceau de farine s’élever.

Le sac de ma femme était enfin cousu; j’y plaçai ce que mes fils avaient râpé. Il fallut alors songer à un pressoir, qui était de toute nécessité.

Je pris une forte et longue branche d’arbre, puis j’établis deux ou trois planches au-dessous d’une des racines du figuier; je plaçai sur ces planches le sac rempli de farine, je le couvris d’une nouvelle planche, et j’étendis au-dessus ma grosse branche, dont une extrémité passait dans la racine de l’arbre, tandis qu’à l’autre bout je suspendis tout ce que je pus trouver d’objets pesants : des pierres, du plomb, des barres de fer qui la firent incliner vers la terre. Cette mécanique produisit l’effet que j’attendais, et nous ne tardâmes pas à voir le jus sortir à flots. Mes fils étaient émerveillés de la simplicité et en même temps des résultats de mon expédient.

« Je croyais, me dit Ernest, que le levier n’avait d’autre propriété que celle de soulever les fardeaux ou de déplacer les masses. »

Je lui démontrai que la pression est une conséquence naturelle de la première propriété; car, si la racine eût été moins forte, le levier l’aurait soulevée ou arrachée, et c’est la résistance qui produit la pression.

« Les sauvages, continuai-je, qui ne connaissent pas encore les propriétés de cette puissante mais simple machine, pour extraire du manioc les sucs malfaisants qu’il contient, l’enferment dans des paniers d’écorce faits exprès. Ces paniers sont beaucoup plus longs que larges; mais, à force de les remplir, l’écorce se distend, et ils deviennent aussi larges qu’ils étaient longs. On les pend alors à des branches d’arbre, en attachant au bas de grosses pierres, dont le poids leur fait insensiblement reprendre leur première forme. Le procédé n’est pas expéditif; mais il est certain. »

Ma femme voulut savoir si le jus n’était propre à aucun usage.

« Si, lui répondis-je; les sauvages en font un mets qu’ils estiment, et dont la préparation consiste simplement à y mêler du poivre et quelquefois du frai d’écrevisse. Les Européens ne le mangent pas; ils le laissent déposer dans des vases, et en retirent un amidon très fin. »

Ma femme me demanda aussi si cette farine se gardait ou s’il ne nous faudrait pas forcément employer en une seule fois tout ce que nous avions râpé de manioc, en me faisant remarquer que la journée entière suffirait à peine à la préparation et à la confection de notre pain. Je la rassurai en lui disant que la farine de manioc pouvait se conserver des années, pourvu qu’elle fût bien séchée; mais je la prévins en même temps que le bouillon devait la réduire considérablement.

Cependant le jus avait cessé de couler; et tout le monde désirait voir le succès de ma paneterie.

« Si nous faisions le pain ? » s’écria Fritz.

J’y consentis; mais j’annonçai qu’au lieu de procéder sur-le-champ à confectionner le pain que nous devions manger, on se contenterait d’abord d’en faire un pour le singe et les poules.

Je retirai le sac, je le vidai et j’étendis la farine pour la faire sécher; puis, en ayant délayé une poignée dans un peu d’eau, je fis une sorte de galette que je plaçai sur une de nos plaques de fer au-dessus d’un feu ardent. Nous eûmes bientôt un joli gâteau, bien doré, et de la mine la plus friande.

« Oh ! que cela est bon ! disait Ernest; c’est bien dommage de n’en pouvoir manger tout de suite.

—    Pourquoi pas ? répondit Jack, je suis prêt, et Franz aussi, je pense.

—    Mais moi, mon enfant, je ne veux pas; je crois volontiers qu’il n’y aurait aucun danger à tenter l’expérience; par prudence nous allons en laisser faire l’essai à notre singe. »

Aussitôt que le gâteau fut refroidi, j’appelai le singe et les poules, et je leur en fis la distribution. Ils l’accueillirent avec tant de joie, que je ne pus m’empêcher d’être rassuré sur le succès de mon expérience. Le singe surtout dévorait les morceaux avec un plaisir qui fit plus d’une fois envie à mes fils.

J’appris à mes enfants que les Américains appelaient ce pain de la cassave. « À présent, continuai-je, préparons-nous à faire de la cassave pour nous; pourvu toutefois que nos bêtes n’éprouvent ni coliques ni étourdissements. »

Ces mots l’ayant frappé, Fritz me demanda si tels étaient toujours les effets du poison.

« Ce sont les plus ordinaires, répondis-je; mais il y en a qui endorment, comme l’opium; qui corrodent, comme l’arsenic. Mes enfants, vous pourriez peut-être trouver ici un arbre d’un aspect séduisant; son fruit ressemble à une petite pomme jaune tachée de rouge, fuyez-le bien; c’est un des poisons les plus violents; on dit qu’il suffit même de s’endormir sous son ombre pour mourir. Il s’appelle le mancenillier. »

Je recommandai ensuite de ne jamais toucher à aucun fruit sans me l’avoir auparavant montré.

Cependant ma femme avait fait rôtir un pingouin, que d’une commune voix nous déclarâmes détestable. Jack seul en mangea, parce que c’était le produit de sa chasse. Nous le laissâmes faire, tout en le raillant.

Le reste de la journée fut employé à faire quelques voyages au bateau, et à ramener dans les brouettes les divers objets qu’il avait fallu y laisser la veille. La découverte du nouveau pain était pour nous un bienfait immense; aussi nous comblait-elle de joie; et, quand vint la nuit, notre prière contint des remerciements encore plus ardents qu’à l’ordinaire pour le Seigneur, dont la main ne cessait de nous combler de présents.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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