— Les robinsons suisses —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Pendant notre séjour à Zelt-Heim et malgré les occupations qui nous ramenaient au vaisseau, nous n’avions point encore négligé de célébrer un dimanche. Le troisième tombait le jour de notre arrivée à Falken-Horst, et nous le célébrâmes par des exercices religieux et des lectures pieuses qui remplirent la matinée.

Quand nous eûmes dîné, je donnai à ma jeune famille la permission de reprendre ses jeux.

J’avais à cœur de développer en eux tout ce que la nature y avait mis de force et d’adresse; aussi je leur recommandai bien de s’exercer à sauter, tirer de l’arc, lutter et courir.

Ces exercices du corps étaient assez du goût de mes enfants, Ernest excepté, qui avait besoin d’admonestations pour y prendre part. Néanmoins, lorsque le jeu était nouveau, il se décidait assez facilement. Quand ils eurent épuisé leurs jeux ordinaires : « Mes enfants, leur dis-je, je vais vous montrer un jeu d’adresse mis en usage chez les Patagons, nation renommée par ses habitudes guerrières parmi les sauvages de l’Amérique du Sud, et qui en habitent la pointe méridionale. »

Je pris alors deux balles que j’attachai chacune à un bout de corde d’environ six pieds, et je présentai à mes enfants cette nouvelle arme. Les sauvages, qui n’ont à leur disposition ni cuivre, ni plomb, se servent simplement de gros cailloux.

Je leur expliquai ensuite comment les Patagons faisaient usage de cette arme en la lançant contre les animaux qu’ils voulaient attaquer, et comment les deux balles, en revenant sur elles-mêmes, entouraient fortement la partie que la corde avait touchée.

« C’est ainsi, leur dis-je, qu’il leur arrive de prendre leur proie vivante en lui lançant leur fronde dans les jambes. »

Cette description paraissait si neuve, que je lançai la fronde que je venais de faire contre un arbuste placé à peu de distance pour la leur mieux faire comprendre, et la force du coup fut telle, que je coupai la tige en deux. Le succès ne pouvait manquer d’être assuré; il me fallut aussitôt en fabriquer trois autres, et Fritz, qui adopta passionnément cet exercice, n’eut pas de cesse qu’il n’y fût devenu d’une grande force. Je me plaisais à voir ainsi mes fils s’habituer à des armes qui devaient encore exercer leur agilité, leur force et leur coup d’œil.

Je leur appris que cette fronde, en usage chez la plupart des peuplades de l’Amérique du Sud, a reçu le nom de lazo.

Le lendemain, je remarquai de notre château que la mer était très agitée : le vent soufflait avec force de manière à effrayer de vrais marins; nous ne pouvions donc nous hasarder sur les flots.

J’annonçai à ma femme que nous resterions à terre toute la journée, et que nous étions à sa disposition. Elle nous montra que, pendant nos absences continuelles, elle avait pris assez d’ortolans à Falken-Horst, à l’aide de nos pièges, pour en remplir une demi-tonne, où elle les avait roulés dans le beurre. Nos pigeons avaient dressé leur nid et couvaient tranquillement dans les branches du figuier. En faisant ainsi la ronde autour de nos possessions, nous arrivâmes près des arbres fruitiers, et je jugeai qu’il était bien temps de m’en occuper, car ils étaient déjà à moitié desséchés.

Cette occupation remplit notre journée tout entière, et, quand vint le repas du soir, nous trouvâmes nos ustensiles de cuisine en si mauvais état, qu’on décida à l’unanimité qu’il fallait les remplacer, et se rendre pour cela en famille au bois des Calebassiers; car ni ma femme ni Franz ne voulaient rester à la maison en pareille occasion. À la pointe du jour nous étions sur pied, et, munis des provisions nécessaires, nous quittâmes Falken-Horst. L’âne seul était attelé à la claie, que nous devions charger de calebasses, et sur laquelle je comptais placer le petit Franz, si ses faibles jambes étaient trop fatiguées. Turc, cuirassé selon son habitude, ouvrait la marche; Bill errait çà et là, portant sur son dos Knips (c’était le nom donné au petit singe), et mes enfants, bien armés, la suivaient partout. Quant à moi, je marchais un peu en arrière avec ma femme, qui tenait Franz par la main.

Nous nous dirigeâmes vers les marais du Flamant. Ma femme était enthousiasmée devant l’admirable végétation qui se déployait à nos yeux.

Fritz s’était enfoncé dans les herbes avec Turc; nous l’entendîmes faire feu, et nous vîmes soudain tomber dans les herbes un oiseau énorme; mais il n’était pas mort, et nous trouvâmes mon fils aux prises, ainsi que les dogues, avec cette forte bête, qui se défendait vaillamment contre eux à coups de pieds et d’ailes. Turc avait déjà deux profondes blessures à la tête; quand je m’approchai à mon tour, je fus assez heureux pour envelopper avec mon mouchoir la tête de l’animal. Privé de la lumière, il donna des coups moins dangereux, et nous parvînmes facilement à nous rendre maîtres de lui. En l’examinant, je ne lui trouvai qu’une blessure à l’une des ailes. Je les assujettis toutes deux et lui liai une patte, puis nous le portâmes ainsi garrotté sur la claie.

« Ah ! le bel oiseau ! » s’écrièrent-ils tous en l’apercevant.

Ernest, qui s’était rapproché, l’examinait attentivement.

« Mon père, dit-il enfin, je pense que c’est une oie outarde.

—    Tu as en partie raison, lui répondis-je; c’est bien une outarde, mais elle n’a pas les pieds membraneux comme ceux de l’oie, et elle est de l’espèce que les naturalistes appellent poule outarde, bien qu’il lui manque au pied l’ergot qui distingue les poules. La blessure ne parait pas incurable, ajoutai-je en même temps, et je m’estimerais très heureux de pouvoir l’apprivoiser et de la placer dans notre basse-cour. »

Ma femme se permit alors de me faire, sur l’inutilité de ce nouvel hôte, quelques observations qu’elle appuya de lamentations en faveur de ses petits, qui attendaient peut-être le retour de leur mère. Je la rassurai en lui apprenant que ses petits couraient tous seuls comme les poussins au sortir de l’œuf, et que l’outarde pourrait fournir un rôti au cas où nous ne pourrions la conserver.

L’outarde bien attachée sur notre claie, nous nous remîmes en route, et nous ne tardâmes pas à arriver au bois des Singes, nom que nous avions donné au bois où ces messieurs s’étaient chargés de nous fournir une abondante provision de cocos. Fritz raconta en riant à sa mère les détails de cette aventure; et ses jeunes frères, surtout le gourmand Ernest, appelaient de tous leurs vœux une nouvelle troupe de singes pour leur envoyer ces belles noix qui pendaient au-dessus de leur tête; mais rien ne paraissait, et l’on cherchait inutilement le moyen de suppléer à ces animaux, quand tout à coup une noix tomba à mes pieds, puis une seconde, puis encore une troisième. Tous aussitôt de lever la tête et de chercher la main qui détachait ainsi pour nous ces fruits; mais elle semblait invisible, et le feuillage restait immobile sans que rien parût à nos yeux.

« C’est étrange ! s’écria Jack : est-ce que nous sommes dans le royaume des fées ? »

À peine eut-il achevé ces mots, qu’une noix vint lui effleurer le visage. Plusieurs noix tombent encore, tandis que nous cherchons inutilement le mot de l’énigme. Mais tout à coup Fritz, qui s’était réfugié sous l’arbre même pour se mettre à l’abri des projectiles, s’écrie : « Je l’ai découvert le sorcier ! à moi le sorcier ! le voilà qui descend de l’arbre; voyez la vilaine bête ! »

En effet, c’était un bien hideux animal. Il descendait de l’arbre, disposé à jouir de sa récolte, quand Jack l’aperçut; l’étourdi, tout en se récriant sur la laideur du sorcier, courut à lui et voulut l’assommer d’un coup de crosse de fusil; mais il le manqua. L’animal, dans lequel j’avais reconnu le crabe de terre, peu effrayé de cette démonstration, marcha droit à son agresseur en étendant vers lui des pinces si larges et si formidables, qu’après avoir fait bonne mine quelques moments celui-ci se prit à fuir en criant. Cependant, comme ses frères se moquaient de lui, le dépit lui rendit le courage, et suppléant par la ruse à son manque de forces, il ôta sa veste et s’arrêta droit devant son ennemi; puis, quand celui-ci fut assez près, il l’en couvrit tout entier. Sachant qu’il n’y avait aucun danger pour lui, je le laissai lutter quelques instants; mais il fallait, pour paralyser les forces de l’ennemi, plus de vigueur que n’en avait mon pauvre Jack, et je voyais le moment où le vilain animal s’en serait allé tranquillement, emportant la veste de mon petit guerrier, lorsque je me décidai à lui appliquer un coup de hache qui le tua sur-le-champ.

La laideur de l’animal, la terreur et la bravoure successives de Jack nous occupèrent encore quelque temps; nous plaçâmes sur la claie le sorcier et ses noix de coco, et nous nous mîmes en marche. Peu après le bois s’épaissit; bientôt il nous fallut recourir à la hache pour ouvrir un passage à l’âne et à la claie qu’il traînait après lui. La chaleur était devenue extrême; nous marchions maintenant en silence et la tête baissée, car nos gosiers altérés et secs nous interdisaient la parole. Mais tout à coup Ernest, toujours observateur, nous appela auprès de lui, et nous montra une plante à l’extrémité de laquelle pendaient quelques gouttes d’une eau limpide et pure. Une première incision avait fait tomber assez d’eau pour que le petit égoïste se désaltérât; mais je m’aperçus qu’il en restait encore, et que le défaut d’air seul l’empêchait de couler; je fendis alors la plante dans toute son étendue, et tous, jusqu’à l’âne, nous pûmes nous désaltérer à notre tour.

« Bénissons Dieu, m’écriai-je alors avec l’accent de la reconnaissance; remercions-le d’avoir ainsi créé, au milieu du désert, des plantes bienfaisantes qui s’offrent au voyageur égaré comme des fontaines de salut. »

La joie nous revint avec nos forces; poussant un peu de côté, vers la rive, nous atteignîmes bientôt les calebassiers et la place où nous nous étions déjà arrêtés. Fritz, se rappelant parfaitement tout ce que je lui avais dit la première fois que nous avions passé devant ces arbres, répéta la leçon à ses frères, et leur enseigna les usages auxquels ils étaient propres, et l’utilité qu’en tiraient les sauvages de l’Amérique.

Pendant qu’il parlait, je m’étais un peu éloigné pour choisir les plus belles calebasses, et voir si nous n’avions pas quelque malice à redouter de la part des singes; je reconnus avec plaisir qu’ils étaient sans doute ailleurs, car je n’en aperçus aucune trace. En revenant, je trouvai Fritz et Jack ramassant du bois sec et des cailloux, tandis que ma femme s’occupait à soigner l’outarde, dont la blessure n’était pas dangereuse. Elle me représenta qu’il était bien cruel de laisser cette pauvre bête toujours chaperonnée, et, pour lui faire plaisir, je lui ôtai le mouchoir et l’attachai seulement avec une longue ficelle à un arbre. La pauvre bête resta fort tranquille, si ce n’est lorsque nos chiens l’approchaient; du reste elle ne s’effarouchait nullement de notre présence, ce qui me confirma dans l’idée que la côte était inhabitée, puisqu’elle paraissait n’avoir jamais vu d’hommes. Cependant Jack, aidé de Fritz, avait allumé un grand feu; et tous deux étaient si affairés, que je ne pus m’empêcher de leur dire :

« Ah ! ah ! Messieurs, pourquoi ce feu par une telle chaleur ? quels sont vos projets, s’il vous plaît ?

JACK. Mon papa, nous voulons faire cuire le sorcier dans une calebasse, à la mode des sauvages.

MOI. À merveille ! et vous voulez faire rougir les cailloux que vous jetterez dans l’eau; mais, avant tous ces efforts, vous auriez dû vous assurer, ce me semble, des deux éléments essentiels de votre cuisine, des vases et de l’eau. »

Ma femme, qui m’entendit, me fit observer qu’elle avait besoin aussi de plusieurs ustensiles; aussitôt les enfants se mirent à l’ouvrage pour façonner des calebasses; beaucoup furent gâtées; mais ils parvinrent à fabriquer quelques-uns des ustensiles dont nous avions besoin.

Nous fîmes des assiettes plates, des nids pour nos pigeons, des ruches pour nos abeilles. Pendant que nous travaillions, Ernest, qui avait complètement manqué ses ustensiles de calebasses, s’était enfoncé dans l’épaisseur du bois pour y chercher quelque filet d’eau. Soudain nous le vîmes revenir en courant de toutes ses forces et en criant : « Un sanglier ! un sanglier ! Vite ! vite ! »

Fritz sauta sur son fusil, et nous nous élançâmes tous deux vers l’endroit qu’Ernest nous indiquait.

Nos chiens avaient pris les devants, et des grognements horribles nous indiquèrent bientôt l’endroit où se débattait avec nos vaillants combattants, au lieu d’un sanglier, notre truie, que son humeur capricieuse nous avait contraints de laisser courir à sa guise. Cette découverte fut le sujet d’interminables plaisanteries, comme toutes celles du même genre. Tout en parlant, nous aperçûmes notre cochon dévorant de petites pommes colorées qui jonchaient la terre. Craignant cependant quelque danger, j’empêchai mes fils d’en manger, et nous nous mîmes en route pour chercher de l’eau, chacun de notre côté. Jack partit en avant; mais à peine eut-il franchi quelques buissons que nous le vîmes à son tour revenir plein d’effroi, en nous assurant qu’il avait vu un crocodile endormi sur un rocher. Tout on marchant vers le lieu qu’il nous avait désigné, je lui appris qu’il était peu probable qu’il y eût des crocodiles dans un lieu aussi aride; en effet, je reconnus et lui désignai, dans l’animal que nous trouvions endormi, l’énorme lézard vert que les naturalistes nomment iguane.

Je les rassurai sur le naturel de cet animal, qui n’est nullement dangereux, et je leur dis qu’on regardait, en Amérique, sa chair comme une grande friandise. Fritz allait lui tirer un coup de fusil; je l’arrêtai en lui faisant observer que la balle s’amortirait contre les écailles et rendrait son coup inutile, et que l’animal irrité deviendrait peut-être à craindre.

« Laissez-moi faire, dis-je ensuite; je veux essayer un moyen bien simple et assez singulier de se rendre maître de cet animal. » Je demandai en même temps une baguette légère et une ficelle, au bout de laquelle je fis un nœud coulant. Je me mis ensuite à siffler; puis profitant de l’espèce d’engourdissement que cette mélodie occasionnait à l’animal, je lui jetai par précaution le nœud coulant autour du cou. Voyant qu’il ne donnait aucun signe de colère, je plongeai dans une de ses narines entrouvertes la baguette dont j’étais armé : le sang coula en abondance, et l’animal mourut à l’instant sans avoir souffert aucune douleur.

Mes fils, étonnés, s’approchèrent alors; je leur appris que j’avais lu dans les voyages ce singulier moyen de tuer l’iguane; mais je ne croyais pas, ajoutai-je, qu’il m’eût aussi bien réussi. Il s’agissait maintenant d’emporter l’animal; je le pris sur mon dos, et mes fils supportèrent la queue; ainsi disposés, nous regagnâmes l’endroit où nous avions laissé la claie. Ma femme et Franz, inquiétés par notre absence prolongée, nous cherchaient de tous côtés. Le récit de notre chasse les intéressa beaucoup; mais, comme nous n’avions pas trouvé d’eau, nous goûtâmes, pour nous désaltérer, les petites pommes que j’avais ramassées, et dans lesquelles je crus reconnaître les fruits du goyavier; puis nous reprîmes le chemin de Falken-Horst, laissant la claie au milieu du campement. Seulement l’âne fut chargé du lézard et de notre vaisselle de courge. Nous sortîmes du bois des Calebassiers; en passant à l’extrémité, nous renouvelâmes notre provision de voyage; puis nous atteignîmes un bois de chênes magnifiques, entrecoupé de quelques beaux figuiers de la même espèce que ceux de Falken-Horst. La terre était jonchée de glands; un de mes enfants s’étant avisé d’en manger un, et l’ayant trouvé excellent, nous suivîmes son exemple, et nous en récoltâmes une bonne quantité. Nous arrivâmes bientôt au logis; pendant que j’éventrais et préparais l’iguane, mes enfants déchargèrent l’âne et placèrent l’outarde à côté du flamant, dans un poulailler. L’iguane fût trouvé délicieux; mais le crabe de Jack fut jeté aux chiens. Nous soupâmes à la hâte, et nous courûmes chercher le repos dans notre château aérien.

Johann David Wyss

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