— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Un matin que nous étions occupés à mettre la dernière main à notre escalier, nous fûmes tout à coup surpris par des hurlements aigus et prolongés qui se faisaient entendre dans le lointain. Nos deux dogues dressèrent soudain les oreilles et semblaient se préparer au combat. Je fus effrayé, et j’ordonnai aussitôt à mes enfants de regagner le sommet de l’arbre. Nos armes furent chargées et disposées, et nous nous tenions en garde, jetant nos regards de tous côtés; mais le bruit ayant cessé quelques instants, et rien ne paraissant, je descendis à la hâte bien armé, je rassemblai notre bétail épars, revêtis mes chiens de leurs colliers à pointes, et remontai sur l’arbre pour attendre l’arrivée de l’ennemi.

JACK. « C’est le hurlement du lion. Je serais charmé de me trouver en face de ce noble animal, qui est, dit-on, aussi généreux que brave.

MOI. Généreux, soit; cependant ne t’y fie pas. Mais ce ne sont pas des lions assurément, leurs rugissements sont plus prolongés et moins aigus que ceux-ci.

FRITZ. Ce sont peut-être des chacals qui viennent nous demander vengeance de la mort de leurs frères.

ERNEST. Je crois plutôt que ce sont des hyènes, dont le hurlement doit être aussi affreux que la mine.

FRANZ. Ce sont simplement des cris de guerre de quelques sauvages qui viennent manger leurs prisonniers.

MOI. Quoi que ce puisse être, faisons bonne contenance, et prenons garde de laisser abattre notre courage par des craintes prématurées. »

Tandis que je parlais ainsi, je vis Fritz se mettre à rire et à jeter tout d’un coup son fusil de côté : il avait reconnu le terrible ennemi qui nous menaçait.

« C’est notre âne, s’écria-t-il, qui revient à nous, et qui entonne simplement son hymne de retour. »

En effet, c’était bien nôtre fugitif; nous l’aperçûmes à travers le feuillage, marchant paisiblement vers nous et s’arrêtant de temps en temps pour brouter. Mais il ne revenait pas seul, il avait avec lui un animal d’une race à peu près semblable à la sienne. Ses formes étaient plus gracieuses; il joignait à la force l’élégance du cheval. Je reconnus aussitôt l’onagre.

Cette découverte me remplit de joie, et balança très heureusement la mauvaise humeur que nous n’aurions pas manqué de ressentir contre notre baudet pour la panique qu’il nous avait inspirée. Je recommandai à mes fils le plus grand silence, et je songeai aux moyens de nous rendre maîtres du nouveau venu.

Je savais que les naturalistes regardent comme impossible d’apprivoiser l’onagre. Cette difficulté me tentait; et je voulais faire l’épreuve d’un moyen qui me vint à l’esprit. Je pris une corde, à l’extrémité de laquelle je fis un nœud coulant; puis je fendis en deux un bambou, et je joignis par une ficelle les deux parties, mais à un bout seulement, de manière à obtenir une sorte de pinces fortes et résistantes. Fritz, qui suivait attentivement tous mes préparatifs, les trouvait beaucoup trop longs; et, dans son impatience, il me proposait de lancer son lazo contre l’onagre. Je le lui défendis. J’avais peur, s’il venait à manquer son coup, que le bel animal ne nous échappât; car je connaissais sa prodigieuse agilité.

Quand nos préparatifs furent achevés, je chargeai Fritz, comme plus leste et plus adroit que je n’étais moi-même, d’aller passer au cou de l’onagre le nœud coulant que j’avais disposé, tandis que j’attachai à une racine l’autre extrémité de la corde. Je me cachai ensuite derrière un arbre, et je laissai mon fils s’avancer seul.

Il se présenta tranquillement devant le sauvage animal, qui broutait. Cette vue parut l’effrayer : c’était sans doute la première figure d’homme qu’il rencontrait. Mais Fritz restant immobile, l’onagre se remit paisiblement à paître. Son compagnon fut moins impassible; il s’approcha, alléché par une poignée de grains mêlés de sel que mon fils lui tendait.

L’onagre lui-même, attiré par la curiosité, s’avança la tête haute et en soufflant. À peine était-il à portée, que Fritz lui jeta adroitement le nœud coulant par-dessus la tête. Le pauvre animal recula aussitôt; mais il était prisonnier, et le bond ne fit que serrer davantage le nœud. L’étreinte fut même si forte, qu’il tomba la langue pendante et sur le point d’être étranglé. Je me hâtai d’accourir et de desserrer le nœud; je jetai autour de son cou le licol de l’âne; en faisant usage de la pince, je pris entre ses deux parties le nez de l’animal et je l’y tins fortement serré. La douleur qu’il en ressentit calma sa fureur, et nous permit de l’approcher sans danger. Nous reconnûmes alors que c’était une femelle.

Mes fils, dont l’imagination allait vite, se réjouissaient déjà de monter ce gracieux animal. Plus patient qu’eux, je leur dis qu’avant de le faire caracoler il fallait songer à le dompter. Nous commençâmes aussitôt cette éducation, qui présenta des difficultés inouïes. Il fallait chaque jour le serrer fortement pour en obtenir la moindre marque de soumission. Recouvrait-il sa liberté, il redevenait soudain ce qu’il était auparavant, farouche et indomptable. Je le fis jeûner, je le chargeai de lourds fardeaux; tout était inutile, et plusieurs fois je désespérai de l’entreprise; néanmoins je continuai avec une ténacité et une constance que je n’aurais point eues en Europe. Stimulé par le besoin de réussir, qui m’avait sans cesse guidé depuis que nous étions sur cette terre déserte, j’espérais toujours que la fatigue l’emporterait sur le mauvais naturel de l’animal. Mais j’avais beau faire : il était doux et tranquille dans son écurie, se laissait approcher et caresser; mais il reprenait toute sa fureur dès qu’on essayait de le monter.

Enfin, tous les moyens que j’avais imaginés ayant été inutiles, je me rappelai la manière dont les maquignons parviennent à rendre dociles les chevaux trop rétifs; et, tout cruel qu’était le procédé, je résolus d’y recourir. Un jour que le bel animal se refusait, comme de coutume, à toute tentative pour le monter, je lui saisis rudement le bout de l’oreille entre les dents et je le mordis jusqu’au sang; il s’arrêta aussitôt, et resta immobile; Fritz profita du moment et s’élança sur son dos; après quelques sauts, l’onagre reprit sa tranquillité, et trotta comme mon fils le voulut.

Je le cédai à Fritz. J’étais fier de voir mon fils voler comme l’éclair, dans l’avenue de Falken-Horst, sur ce beau coursier que j’avais eu l’honneur de dompter. J’eus soin cependant d’attacher ses deux jambes de devant avec une corde assez lâche qui devait modérer sa vitesse; je lui adaptai aussi à la mâchoire un caveçon, et, au moyen d’une baguette dont on lui frappait l’oreille, nous parvenions à le diriger comme avec un mors. Nous commençâmes dès ce moment à le compter au nombre de nos animaux domestiques, et à lui donner un nom; nous l’appelâmes Leichtfuss, c’est-à-dire Pied-Léger, et certainement jamais animal n’avait mieux mérité son nom; c’était un nouveau sujet ajouté à l’éducation de mes fils. Je ne désespérais pas encore de revoir l’Europe, et je me flattais que cette éducation, qui développait leurs forces physiques et leurs grâces extérieures sans nuire à leur instruction morale, les mettrait un jour en état de briller dans la société.

Pendant le dressement de Leichtfuss, qui n’avait pas duré moins de trois semaines, la basse-cour s’était accrue; nos poules avaient couvé une quarantaine de poussins. La bonne ménagère avait un soin minutieux de ce petit peuple. Elle en était plus fière et plus heureuse que nous ne l’étions de nos animaux de luxe; le buffle seul trouvait grâce auprès d’elle, parce qu’il traînait les provisions; les autres, elle les proscrivait en masse : l’aigle, l’onagre, le flamant, le singe, le chacal, n’étaient pour elle que des bouches inutiles, des animaux à nourrir, sans profit à en tirer. Les poulets, au contraire, étaient d’une utilité que personne ne pouvait contester; elle les soignait aussi avec cette attention que les femmes possèdent seules. J’admirai avec quelle religieuse ardeur une bonne mère s’arrête à tout ce qui lui retrace l’image de l’enfance, qu’elle aime tant. Ma femme, loin de se plaindre du surcroît de besogne que lui donnaient ces quarante à cinquante poussins, en paraissait, au contraire, fort satisfaite.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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