— Le robinson suisse —

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Les arbres que j’avais choisis pour la construction de la métairie étaient plantés de manière à former un parallélogramme d’environ vingt-quatre pieds sur seize, et dont le grand côté faisait face à la mer. Comme je voulais avoir deux étages à cette habitation, je pratiquai dans ces arbres de profondes mortaises à dix pieds du sol. J’y introduisis transversalement de fortes poutres qui me donnèrent une charpente solide, et je répétai la même construction, à une hauteur un peu moindre que la première, au-dessus de ce plancher. Je fis ensuite un toit; je le recouvris de morceaux d’écorce, que je disposai comme des tuiles, et que je fixai à l’aide d’épines d’acacia, car les clous nous étaient trop précieux pour qu’on les prodiguât. L’arbre qui porte ces épines les donne toujours réunies deux à deux, et elles sont si fortes et si solides qu’on en pourrait faire une arme dangereuse. Nous enlevions indifféremment pour notre construction l’écorce de tous les arbres qui nous environnaient, et avant de la mettre en usage nous la faisions sécher au soleil, en ayant soin de la charger de pierres pour l’empêcher de se tourner en rouleaux. Franz, qui aidait sa mère à faire la cuisine, venait ramasser tous nos copeaux et les emportait pour alimenter le feu; nous sentîmes soudain se détacher une forte odeur résineuse. Je quittai à l’instant mon travail et courus examiner avec attention les écorces : je reconnus le térébinthe. Ma joie fut grande; car je savais que la térébenthine mêlée à l’huile fournit un excellent goudron. Mais nos trouvailles ne devaient pas se borner là, et j’entendis bientôt Jack crier : « Mon père ! mon père ! voilà une écorce dont nos chèvres se régalent; je crois que c’est de la cannelle. » Tous en voulurent goûter, et nous nous convainquîmes avec plaisir qu’il ne se trompait pas. Néanmoins cette seconde découverte ne me parut pas d’une utilité aussi grande que la première, car notre cuisine seule pouvait en profiter. Cependant ma femme annonça le dîner, et à peine avions-nous goûté les premiers morceaux, que la conversation s’établit.

ERNEST. « Pourquoi donc, mon père, avez-vous témoigné tant de joie à la découverte du térébinthe ? Quel en est donc l’usage ?

MOI. On en extrait, mon enfant, une huile appelée térébenthine, dont les arts font un grand usage. Elle sert à faire un excellent vernis; réduite en masse solide, elle constitue ce qu’on appelle de la colophane, et, mêlée à l’huile, elle produit un goudron solide : ainsi tu vois que j’ai eu sujet de me réjouir de ce nouveau bienfait de la Providence.

JACK. Mais la cannelle, mon père, la cannelle ?

MOI. Elle ne peut guère servir qu’à satisfaire la sensualité de petits gourmands comme toi. Seulement, si jamais nous trouvons occasion de faire le commerce avec l’Europe, nous en tirerons un bon parti, car cette écorce est fort estimée des Européens. Savez-vous comment on s’y prend pour lui conserver son parfum pendant les plus longues traversées ? On réunit plusieurs brins d’écorce en petits paquets bien solides, qu’on coud d’abord soigneusement dans des sacs de coton; ces sacs de coton sont recouverts de roseaux, et le tout est revêtu d’une peau de buffle. De cette manière, la cannelle arrive sans avarie et avec toute sa saveur. »

Le dîner s’écoula au milieu de ces conversations, et nous nous remîmes sur-le-champ à notre construction, qui nous prit la plus grande partie de notre temps, et à l’achèvement de laquelle nous nous employâmes avec zèle. Nous tressâmes les parois de notre cabane avec des lianes et autres plantes de même espèce, mais que nous serrâmes le plus qu’il nous fut possible, afin de leur donner plus de solidité, jusqu’à la hauteur de cinq pieds environ au-dessus du sol. Le reste de la construction fut rempli par un grillage bien moins serré, qui laissait passer l’air et le vent, et nous permettait même au besoin de voir au dehors. Nous laissâmes pour porte une ouverture naturelle dans le côté qui regardait la mer. Quant à l’intérieur, voici quelles furent nos dispositions : une séparation atteignant la moitié de l’élévation des murs le divisa en deux compartiments : l’un, plus grand, comprenant la porte d’entrée pour nos bêtes; le second, plus étroit, pour nous abriter, s’il nous prenait fantaisie de venir passer une couple de jours en cet endroit. Dans l’enclos destiné à nos bêtes nous réservâmes pour nos poules un coin que nous entourâmes de palissades assez élevées pour qu’elles seules pussent les franchir. Nous remplîmes ensuite les deux compartiments de fourrages, et la porte de communication de la bergerie à notre chambre devait être fermée pendant notre absence. Enfin, pour terminer, nous établîmes deux bancs de chaque côté de la porte, afin de pouvoir nous y reposer en goûtant la fraîcheur de l’ombrage. Dans notre chambre, nous fîmes en outre une espèce de claie, élevée d’environ deux pieds au-dessus du sol, et destinée à recevoir nos matelas et à nous servir de lit. Nous remîmes à un autre temps d’enduire nos murailles d’argile et de plâtre; il nous suffisait pour le présent d’avoir donné à nos bêtes un abri provisoire. Afin de les habituer à s’y retirer le soir en rentrant du pâturage, nous avions eu soin de préparer une bonne litière, et de mêler du sel à leur nourriture habituelle.

J’avais cru que tous ces travaux seraient terminés en trois à quatre jours; mais ils nous en prirent plus de huit; de sorte que nous touchions à la fin des provisions que nous avions apportées. Je ne songeais pas encore au retour, parce que je voulais établir une autre métairie dans le voisinage du promontoire de l’Espoir-Trompé.

Après bien des réflexions, je me décidai à envoyer Jack et Fritz à Falken-Horst, pour y prendre des jambons, du fromage, des poissons, et en même temps renouveler la nourriture des animaux que nous avions laissés.

Je leur fis emmener l’âne avec eux, pour porter les provisions au retour; et ils partirent au galop, caressant l’échine du baudet de bons coups de fouet pour hâter sa marche. Au reste, il faut lui rendre la justice que son allure était devenue bien supérieure à celle des animaux de son espèce dans nos contrées. Pendant l’absence de nos deux fourriers, je résolus de faire un tour dans les environs avec Ernest, pour tâcher de ramasser quelques pommes de terre ou quelques noix de coco.

Nous nous dirigeâmes vers un petit ruisseau que nous avions remarqué dans le voisinage, près de la muraille de rochers, et qui nous conduisit dans un chemin que nous reconnûmes bientôt pour l’avoir parcouru une fois; mais, en le remontant quelque temps, nous ne tardâmes pas à arriver à un grand marais terminé par un tout petit lac d’un aspect agréable. En approchant, je reconnus avec joie que ses rives étaient bordées de riz sauvage, partie encore vert, partie en maturité; nous fûmes singulièrement étonnés de voir s’envoler une foule innombrable de petits oiseaux que nous ne pûmes reconnaître. Nous lâchâmes quelques coups de fusil sur les retardataires, et Ernest déploya en ce moment une adresse et un sang-froid dont je fus surpris; mais notre chasse eût été perdue sans le chacal de Jack, qui nous avait accompagnés; il courut chercher les morts dans le marais, et nous les apporta.

Le singe Knips nous avait suivis; nous le vîmes soudain s’élancer dans l’herbe, l’écarter des deux mains, et porter à sa bouche quelque chose qu’il croquait avec une grande avidité. Nous courûmes à lui, et nous reconnûmes avec bien de la joie que c’étaient des fraises.

Cette fois les hommes ne rougirent pas d’imiter le singe. Nous nous jetâmes à terre à côté de lui, et nous nous rassasiâmes à loisir de ce fruit délicieux, dont le parfum nous rappelait celui de l’ananas. Nous pensâmes alors à nos gens, et nous remplîmes de fraises la hotte de Knips, en ayant soin de la couvrir de feuilles et de bien les attacher, de peur qu’il ne lui prît envie de piller les fruits.

Nous nous levâmes ensuite pour partir, et j’eus soin d’emporter un échantillon de riz, afin de faire partager à ma femme le bonheur de cette précieuse découverte, et de me confirmer moi-même dans l’opinion que c’était bien du riz, et non pas une autre plante. Tout en marchant, nous arrivâmes bientôt à l’endroit où le marais formait le petit lac dont la vue nous avait paru si agréable de loin. Les bords étaient semés de roseaux épais, et l’onde bleue et limpide était sillonnée par de magnifiques cygnes qui nageaient majestueusement, et qui ne s’effrayèrent pas de notre approche. Ce spectacle était si doux et si agréable, que toute notre passion de destruction s’assoupit, et je ne formai d’autre projet que de m’emparer de deux petits cygnes vivants pour les naturaliser près de nous. Au même instant je vis voltiger dans les roseaux, ou bien glisser à la surface des eaux, une multitude infinie d’oiseaux d’espèces les plus variées et fort beaux.

Notre compagne Bill ne fut pas aussi généreuse que nous; s’élançant tout à coup dans l’eau, elle rapporta quelques moments après un animal qui nageait à fleur d’eau. Quelle singulière bête c’était ! Elle ressemblait à une loutre : ses quatre pieds étaient pourvus de membranes; elle avait une longue queue poilue et redressée; elle joignait à cela une toute petite tête avec des yeux et des oreilles presque imperceptibles. Mais ce n’était rien encore : ce qu’elle avait de plus merveilleux, c’était un bec de canard adapté au bout de son museau, et qui lui donnait un aspect si drôle, que nous ne pûmes nous empêcher de rire. Jamais nous n’avions vu pareille créature; aussi nous restâmes à nous regarder comme deux écoliers dont la mémoire est en défaut. Persuadé que nous trouvions un animal encore inconnu aux naturalistes, je lui donnai le nom de bête à bec (Schnabelthier).

Chargés de ce nouvel animal, nous montâmes sur une petite colline afin de nous orienter, et de bien diriger notre marche vers la métairie. Nous aperçûmes très bien de là le chemin que nous avions suivi en venant, et nous découvrîmes dans le lointain le bois des Singes et celui des Calebassiers. Mais, comme je m’aperçus que notre absence s’était prolongée, et que je ne voulais pas donner à ma femme trop d’inquiétude, nous nous remîmes en marche rapidement, et nous fûmes bientôt auprès de notre bonne ménagère.

Il y avait à peine un quart d’heure que nous étions arrivés, quand je vis revenir de Falken-Horst, au grand trot de leurs montures, mes fils Jack et Fritz. Nous les reçûmes avec joie. Ils racontèrent tout ce qu’ils avaient fait, et j’appris avec plaisir que, non contents d’exécuter ponctuellement mes ordres, ils avaient pris sur eux d’accomplir beaucoup d’autres choses nécessaires.

Il était temps de songer à notre pauvre volaille; car ces intéressants animaux avaient déjà mangé tout ce que nous leur avions laissé à notre départ. L’outarde était guérie de ses blessures, et Fritz avait eu soin de la panser. Il avait en outre laissé une quantité suffisante de fourrage et de provisions à tous nos animaux, pour que nous pussions être encore huit à dix jours absents.

Nous nous empressâmes alors de leur montrer ce que nous avions fait pendant leur absence. Ma femme et Franz avaient ramassé de la mousse pour nos lits; pour nous, nous étalâmes ensuite nos fraises, notre riz, nos petits oiseaux, et enfin notre bête merveilleuse, qui fit ouvrir de grands yeux à tous mes enfants. J’ai appris plus tard que cet animal était l’ornithorynque, animal découvert pour la première fois dans un lac de la Nouvelle-Hollande.

Après avoir fait un bon souper avec les provisions que mes fils avaient apportées, nous allâmes nous coucher dans notre cabane, accompagnés de tout notre bétail. Le lendemain matin, nous quittâmes la métairie, à laquelle nous donnâmes le nom de Waldeck (abri de la forêt), laissant à nos colons toutes les choses nécessaires à leur subsistance. Mais nous eûmes toutes les peines du monde à nous séparer de ces bonnes bêtes, qui voulaient à toute force nous suivre. Fritz fut obligé de rester avec l’onagre jusqu’à ce que nous fussions hors de vue; alors, partant au galop, il nous eut bientôt rejoints.

Johann David Wyss

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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