— Johann David Wyss —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Notre route nous conduisait directement à un bois semblable à ceux de la Suisse, notre patrie. À peine y étions-nous entrés, que nous fûmes environnés de singes, qui nous accablèrent de pommes de pin; mais deux ou trois coups de fusil à mitraille nous délivrèrent de leurs attaques. Fritz ramassa un de ces fruits qu’ils nous avaient lancés, et je reconnus l’espèce de pomme de pin dont l’amande, bonne à manger, donne une huile excellente. Pour en retirer l’amande, Fritz frappait avec une grosse pierre et en écrasait la plus grande partie. Je l’engageai à en faire une bonne provision, lui promettant de lui indiquer un moyen plus expéditif, sitôt que nous pourrions nous arrêter en quelque endroit. La provision faite, nous nous remîmes en marche; ayant aperçu une petite hauteur à quelque distance de la mer, nous résolûmes de franchir cette colline, qui s’élevait à droite du cap.

Parvenus au sommet, nous fûmes récompensés par une vue magnifique de la fatigue que nous venions d’éprouver. Déjà je concevais l’idée d’établir une seconde métairie sur le bord d’un ruisseau serpentant à travers un vert gazon, et formant, à peu de distance, deux ou trois petites cascades. Je m’écriai avec admiration : « Ho mes enfants ! c’est ici l’Arcadie : ne quittons pas ce lieu enchanteur sans y laisser une nouvelle demeure.

ERNEST. C’est cela, mon père, nous l’appellerons Prospect-Hill, car j’ai vu qu’il y a à Port-Jackson une colonie de ce nom où l’on jouit d’une vue délicieuse. »

Je souris à cette idée, quoique en bon Allemand je voulusse tout simplement l’appeler Schauenback; mais le nom anglais du savant Ernest l’emporta sur le mien, et Prospect-Hill fut adopté.

Nous commençâmes, comme à l’ordinaire, par faire du feu pour satisfaire la curiosité générale au sujet des pignons : ils furent étendus sur la cendre, et l’on se pressa autour du foyer pour attendre le résultat. Quand je les jugeai bien cuits, je les fis retirer avant que l’amande fût brûlée; les enfants m’obéirent avec empressement, et les pignons se trouvèrent fort à leur goût. Mais ma femme ne vit dans tout cela que l’huile qu’elle en pourrait tirer.

Le déjeuner fini, nous allâmes gaiement nous mettre à la construction de la nouvelle cabane, que nous disposâmes à peu près comme celle de Waldeck, mais qui fut plus promptement terminée et plus perfectionnée, parce que nous allions moins à tâtons. Relevé en pointe vers le milieu, et penché de quatre côtés, le toit ressemblait plus à celui d’une ferme européenne. Nous mîmes six jours à cette nouvelle construction, et nous eûmes un abri convenable pour les colons aussi bien que pour les animaux.

Nous nous séparâmes alors pour nous répandre dans la contrée et chercher un arbre tel que je le désirais pour fabriquer une nacelle d’écorce. Après une longue course, je trouvai enfin une couple d’arbres à haute tige, ressemblant à nos chênes d’Europe, et qui convenaient parfaitement à mes vues par la légèreté de l’écorce.

Je cherchai d’abord dans ma tête les moyens de détacher ce rouleau d’écorce de cinq pieds de diamètre et de dix-huit pieds environ de hauteur. Après bien des hésitations, je m’arrêtai à celui-ci : je fis monter Fritz sur l’arbre, avec mission de couper l’écorce jusqu’à l’aubier, à l’aide d’une petite scie, près de la naissance des branches, tandis que j’en faisais autant au pied de l’arbre. Nous détachâmes ensuite une bande dans l’intervalle de ces deux cercles; puis, avec des coins, nous séparâmes peu à peu l’écorce de l’arbre. Notre travail s’accomplit assez facilement; et après avoir ralenti la chute de notre morceau d’écorce avec des cordes, nous eûmes la joie de le voir heureusement étendu à terre.

Je résolus alors, malgré l’impatience de mes fils, qui trouvaient ce travail trop long, de donner à ma nacelle la tournure élégante d’une chaloupe. Je commençai par faire avec la scie une fente longue de cinq pieds à chaque extrémité; puis je réunis ces parties en les croisant l’une sur l’autre, de sorte qu’elles relevaient naturellement; je les joignis solidement à l’aide de colle forte et de morceaux de bois plats cloués sous l’ouverture, et les fixai de manière qu’elles ne pussent plus se séparer; puis, craignant que ma nacelle ne s’évasât trop dans le milieu, je la retins à l’aide de cordes bien serrées à la largeur convenable, et dans cet état je la mis sécher au soleil. Il me manquait les outils nécessaires pour la façonner et y donner la dernière main; je résolus de la conduire à Zelt-Heim sur la claie, que mes fils allèrent chercher. Fritz et Jack partirent au galop avec leurs montures et l’âne, qui devait, au retour, être attelé à la claie; ils se firent cette fois accompagner par les deux jeunes chiens, qui couraient déjà fort bien, et aimaient mieux les suivre que de rester avec Franz, quoiqu’il les eût soignés depuis leur enfance; et le pauvre petit pleurait de voir ses élèves lui échapper ainsi.

Pendant leur absence, aidé d’Ernest, je me mis à chercher le bois nécessaire pour doubler ma pirogue; nous eûmes le bonheur de trouver ce que nous cherchions, et, en outre, un arbre qui fournit une poix très facile à manier. Mes petits messagers ne revinrent que très tard, de sorte que nous ne fîmes autre chose, ce jour-là, que souper et nous coucher. Le lendemain, dès que le soleil fut levé, nous sortîmes de nos lits, et, aussitôt après le déjeuner, nous parlâmes de partir; mais, avant de nous mettre en marche, nous allâmes arracher quelques plants d’arbres que nous voulions naturaliser à Zelt-Heim. Dans le cours de cette opération nous découvrîmes des bambous géants; j’en coupai un pour nous servir de mât. Nous prîmes ensuite le chemin le plus court pour retourner à Zelt-Heim, où j’étais pressé d’arriver pour terminer la chaloupe; nous nous arrêtâmes seulement deux heures à Falken-Horst pour dîner.

Arrivés à Zelt-Heim, nous nous occupâmes aussitôt de la nacelle, qui fut bientôt en état d’être mise à flot. Elle fut doublée partout de douves de bois et garnie d’une quille. Les bords furent renforcés de perches et de lattes flexibles, où furent attachés des anneaux pour les câbles et les rames. En place de lest je mis au fond un pavé en pierre recouvert d’argile, sur lequel je posai un plancher, où l’on pouvait au besoin coucher sans être mouillé; au milieu enfin fut placé le mât de bambou, avec une voile triangulaire : ma nacelle fut ensuite calfeutrée partout avec de la poix et des étoupes, et de cette manière nous obtînmes une pirogue agréable et solide tout à la fois.

J’ai oublié de dire dans le temps que notre vache avait fait un veau pendant la saison des pluies; je lui avais percé les narines comme au buffle, afin de le conduire plus facilement, et, comme je le destinais à nous servir de monture, depuis qu’il était sevré je l’habituais à porter la sangle et la selle du buffle.

Il était plein de feu et d’ardeur; aussi Fritz me dit un soir : « Mon père, ne le dresserez-vous pas au combat, comme font les Hottentots ? »

Ma femme, effrayée, me demanda si j’allais renouveler dans notre île ces affreux combats dont elle avait lu la description dans les voyages en Espagne. Je lui expliquai que ce n’était pas du tout la même chose. « Chez les Hottentots, lui dis-je, on dresse les taureaux à combattre les bêtes féroces. Dès qu’il sent l’approche de l’ennemi, le taureau dressé en avertit le reste du troupeau, qui se range en rond les cornes en dehors, et il fond sur l’ennemi, qu’il met en fuite ou qu’il tue, ou auquel il sert quelquefois de victime expiatoire, » Je décidai ensuite que le conseil de Fritz serait suivi. J’avais d’abord eu l’idée de lui faire moi-même son éducation, tous mes fils ayant leurs élèves; mais je réfléchis que mon petit Franz n’avait plus d’animal à soigner, et, craignant que son caractère ne s’amollît en restant toujours près de sa mère comme il faisait, je lui demandai s’il ne serait pas bien aise de dresser le veau.

L’enfant accepta avec grande joie, et baptisa son animal du nom de Brummer (Grondeur). Jack donna à son buffle le nom de Sturm (l’orage), et l’on appela les petits chiens Braun et Falb. Dès cet instant Franz ne voulut plus que personne autre que lui s’occupât de son veau : il lui donnait sa nourriture, l’embrassait, le conduisait partout avec une corde, et lui réservait toujours la moitié de son pain, de sorte que l’animal reconnaissant s’attacha à lui et le suivit partout.

Nous avions encore deux mois devant nous avant la saison des pluies; nous les employâmes à travailler dans notre belle grotte pour faire une demeure agréable. Nous pratiquâmes avec des planches les divisions intérieures; nous n’en manquions pas, et nous en avions recueilli sur le navire de toutes préparées et toutes peintes. Nous confectionnâmes ensuite d’autres parois tressées en roseaux, que nous recouvrîmes des deux côtés d’une couche de plâtre. Pendant qu’il faisait assez chaud pour que notre ouvrage pût sécher promptement, nous couvrîmes le sol de notre demeure avec du limon bien battu, comme on fait dans les granges.

Dès qu’il fut sec, nous étendîmes en dessus de larges pièces de toile à voile; nous prîmes ensuite du poil de chèvre et quelque peu de laine de brebis; le tout fut répandu sur toute l’étendue de la toile. Nous versâmes ensuite sur cette masse de l’eau chaude dans laquelle j’avais fait dissoudre de la colle de poisson. Nous roulâmes alors la toile, que nous battîmes à grands coups. Nous recommençâmes plusieurs fois ce manège, et nous obtînmes de cette manière des tapis d’une espèce de feutre d’une grande solidité.

Ainsi nous avions fait des pas immenses dans la civilisation. Séparés de la société, condamnés à passer peut-être notre vie entière sur cette côte inconnue, nous pouvions encore y vivre heureux. Soumis aux ordres de la Providence, nous attendions ce qu’il lui plairait d’ordonner pour nous. Près d’une année s’était écoulée sans que nous eussions aperçu aucune trace d’homme sauvage ou civilisé; et, comme la perspective d’une autre situation était trop incertaine pour nous donner le tourment de l’impatience, nos pensées restaient fortement tendues vers notre position actuelle.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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