— Les robinsons suisses —

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Le lendemain, après avoir déjeuné, mes enfants me prièrent de leur confectionner des gluaux. Il fallait commencer par se procurer de la glu : je pris à cet effet une certaine quantité de caoutchouc mêlée à l’huile de térébenthine, et je plaçai le tout sur le feu. Tandis que la fusion s’opérait, je fis cueillir par mes enfants un grand nombre de petites baguettes; puis, quand je jugeai ma glu préparée, je plongeai les petits bâtons dans le vase.

Je remarquai que les oiseaux étaient en plus grand nombre que l’année précédente, et un aveugle tirant au hasard dans l’arbre n’aurait pas manqué d’en abattre. Aux ordures dont étaient salis les troncs des arbres, je reconnus que c’était là leur retraite habituelle; et cette réflexion me suggéra l’idée d’employer pour les détruire une chasse aux flambeaux, comme font les colons de la Virginie pour prendre les pigeons.

Soudain j’entendis mes enfants s’écrier : « Papa ! papa ! comment faire ? Les baguettes se collent à nos mains, et nous ne pouvons pas nous en dépêtrer.

—    Tant mieux, dis-je : c’est un signe que ma glu est bonne. Au reste, ne vous désolez pas, un peu de cendre fera bientôt tout disparaître; et, pour ne pas vous engluer davantage, au lieu de tremper les baguettes une à une, vous n’avez qu’à les prendre par paquets de douze à quinze. » Ils suivirent mon conseil et s’en trouvèrent bien.

Quand je jugeai qu’il y avait assez de gluaux préparés, j’envoyai Jack les placer dans le figuier en les cachant sous le feuillage, de manière qu’ils parussent être des branches de l’arbre. À peine l’enfant en avait-il placé une demi-douzaine et était-il descendu pour en chercher d’autres, que nous vîmes tomber à nos pieds les malheureux ortolans englués des pattes et des ailes, et encore attachés à la perfide baguette. Ces gluaux pouvaient servir deux ou trois fois; mais bientôt ma femme, Franz et Ernest ne purent suffire à ramasser les oiseaux, ni Fritz et Jack à remplacer les gluaux qui tombaient. Je les laissai se livrer à ce divertissement, et, songeant alors à ma chasse aux flambeaux, je m’occupai des préparatifs, dans lesquels la térébenthine devait jouer un rôle important.

Jack vint à moi avec un oiseau plus gros que les ortolans, qui s’était pris comme eux au gluau.

« Qu’il est joli ! disait-il : est-ce qu’il faut le tuer aussi ? On dirait qu’il me regarde comme une connaissance.

—    Je le crois bien, s’écria Ernest, qui s’était approché, et dont le coup d’œil observateur avait tout de suite reconnu un pigeon d’Europe, c’est un des petits de nos pigeons qui ont logé l’an dernier dans le figuier. Il ne faut pas le tuer, puisque nous voulons naturaliser l’espèce. »

Je pris l’oiseau des mains de Jack, je frottai de cendre les endroits de ses ailes et de ses pattes que la glu avait touchés, et je le plaçai sous une cage à poule, songeant déjà en moi-même aux moyens de tirer parti de cette découverte. Plusieurs autres pigeons se prirent encore, et avant la nuit nous eûmes réuni deux belles paires de nos européens. Fritz me demanda de leur construire une habitation dans le rocher, afin d’avoir sous la main une nourriture qui ne nous coûterait aucune dépense de poudre : cette idée me souriait; aussi je lui promis de le faire promptement.

Cependant Jack était épuisé de fatigue, et, tout heureuse qu’avait été la chasse, ma femme n’avait rempli que cinq ou six sacs d’oiseaux avant de souper. Après quelques instants de repos, je commençai mes préparatifs. Ils étaient simples : c’étaient trois ou quatre longues cannes de bambou, deux sacs, des flambeaux de résine et des cannes à sucre. Mes enfants me regardaient faire avec beaucoup d’étonnement, et cherchaient à deviner comment ces singuliers instruments pourraient leur procurer des oiseaux.

Cependant la nuit arriva brusquement, extrêmement obscure, comme les nuits des pays du Sud. Parvenus au pied des arbres que nous avions remarqués dans la matinée, je fis allumer nos flambeaux et faire un grand bruit; puis j’armai chacun de mes fils d’un bambou. À peine la lumière se fut-elle faite, que nous vîmes voltiger autour de nous une nuée d’ortolans.

Les pauvres bêtes, étourdies de nos clameurs, éblouies par nos lumières, venaient se brûler les ailes et tombaient à terre, où on les ramassait, et puis on les entassait dans des sacs. Alors je me mis à frapper de toute ma force à droite et à gauche sur les ortolans. Mes fils m’imitèrent, et nous eûmes bientôt rempli deux grands sacs. Nous nous servîmes de nos flambeaux, qui duraient encore, pour gagner Falken-Horst; et comme les sacs étaient trop pesants pour être portés par aucun de nous, nous les plaçâmes en croix sur des bâtons. Nous nous mîmes en marche deux à deux, ce qui donnait à notre cortège un caractère étrange et mystérieux.

Nous arrivâmes à Falken-Horst; là nous achevâmes quelques-uns de nos oiseaux que les coups de bâton n’avaient fait qu’étourdir, et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain nous ne pûmes faire autre chose que de préparer cette provision. Ma femme les plumait, les nettoyait; les enfants les faisaient griller; je les déposais dans des tonnes. Nous obtînmes de cette manière des tonnes d’ortolans à demi rôtis et dûment enveloppés de beurre.

J’avais fixé irrévocablement au jour suivant notre expédition contre les singes. Nous nous levâmes de bonne heure; ma femme nous donna des provisions pour deux jours, et nous partîmes, la laissant, ainsi que Franz, sous la garde de Turc. Fritz et moi, nous étions montés sur l’âne; Jack et Ernest étaient aussi de compagnie sur le dos du buffle, que nous avions chargé en outre de nos provisions; et nos autres chiens nous accompagnaient.

La conversation tomba naturellement sur l’expédition que nous méditions : je dis à mes enfants que je voulais en finir avec cette malfaisante engeance des singes. « Voilà pourquoi, ajoutai-je, j’ai voulu que Franz ne fût pas témoin de ce spectacle pénible.

—    Mais, dit Fritz, ces pauvres singes me font pitié au fond. »

Ce fut avec plaisir que j’entendis cette réflexion, et plusieurs autres semblables d’Ernest et de Jack; mais je n’en persistai pas moins dans mon projet, et quoique j’eusse la même opinion qu’eux : « Il y a entre les singes et nous, leur dis-je, une guerre à mort; s’ils ne succombent pas, nous succomberons par la famine : c’est une affaire de conservation. Sans doute l’effusion du sang est pénible; mais ici il le faut. »

On me demanda alors ce que nous ferions des cadavres. Je leur répondis que nous abandonnerions la chair à nos chiens.

Nous arrivâmes bientôt à dix minutes de la métairie, près d’un épais buisson. Ce lieu me parut favorable pour camper, et nous descendîmes de nos montures. La tente fut aussitôt dressée; nous mîmes des entraves aux jambes de nos bêtes pour les empêcher de s’écarter; nous attachâmes nos chiens, et nous nous mîmes à la recherche de l’ennemi. Fritz partit en éclaireur, tandis que nous restions à considérer la dévastation de la métairie. Il ne tarda pas à venir nous rapporter que la bande de pillards était à peu de distance, et prenait ses ébats sur la lisière du bois.

Nous nous rendîmes alors auprès de Waldeck, pour procéder à l’exécution du projet que j’avais conçu, avant que les singes pussent nous voir et se méfier de nous. J’avais emporté de petits pieux attachés deux à deux avec des cordes, ainsi qu’une provision de noix de coco et de courges. Je plantai mes pieux tout autour de la métairie, de manière que les cordes qui les unissaient ne fussent pas tendues, et je fis ainsi un petit labyrinthe où je ne laissai qu’une étroite issue entre les cordes, de sorte qu’il était impossible de parvenir à la hutte sans traverser cette enceinte et sans toucher une corde ou un pieu. Je fis une autre enceinte pareille sur une petite hauteur que les singes paraissaient affectionner, et dans laquelle je plaçai des courges remplies de riz, de maïs, de vin de palmier, etc.; et tous ces pieux, ces cordes, ces courges furent enduits d’une glu épaisse et visqueuse. Le terrain fut couvert de branches d’arbres et de bourgeons également englués, et sur le toit de Waldeck je fixai des épines d’acacia, parmi lesquelles j’enfonçai des pommes de pin; j’en mis d’autres partout où elles pouvaient frapper les yeux, et toutes furent enduites de glu. Mes enfants voulurent aussi mettre des gluaux sur les arbres voisins, et je le leur permis. Ces préparatifs nous occupèrent une grande partie du jour; mais, par bonheur, les singes, que Fritz allait reconnaître de temps en temps, ne firent pas mine d’approcher de Waldeck, et nous dûmes penser qu’ils ne nous avaient pas aperçus. Nous nous retirâmes alors à notre tente, près du buisson; et nous nous endormîmes sous la surveillance de la Providence et la garde de nos chiens.

Le lendemain, de bonne heure, un cri perçant retentit dans le lointain. Nous nous divisâmes alors; et, armés de forts bâtons, tenant nos chiens en laisse, nous nous rendîmes à Waldeck, pour y attendre le résultat de nos combinaisons. Nous fûmes bientôt témoins d’un spectacle comique.

La bande entière s’avança d’abord d’arbre en arbre, en faisant les plus étranges grimaces, contorsions et gambades qu’on puisse imaginer; puis ils se séparèrent. Les uns continuèrent à sauter d’arbre en arbre; les autres couraient à terre : l’armée semblait n’avoir pas de fin. Tantôt ils marchaient à quatre pattes, tantôt ils se dressaient sur celles de derrière, en se faisant mille grimaces; tout cela au milieu de hurlements effroyables. Ils entrèrent sans crainte dans l’enceinte de pieux; les uns se jetèrent sur les noix et le riz; les autres coururent à la métairie pour avoir des pommes de pin. Mais une panique épouvantable s’empara alors des maraudeurs; car il n’y en avait pas un seul parmi eux qui n’eût un pieu, ou une corde, ou quelque gluau fixé à la tête, à la main, au dos, ou à la poitrine. Ils commencèrent alors à courir partout avec fureur; d’autres se roulaient par terre pour se débarrasser de leurs pieux, et ils en attrapaient de nouveaux. Plusieurs restaient les mains collées à leurs pommes de pin, sans pouvoir les détacher; un autre venait pour s’en emparer, et le groupe se compliquait de la manière la plus comique. Les plus heureux cherchaient à dépêtrer leurs jambes et leurs pieds des branches qui y étaient fixées. Quand je vis le désordre à son comble, je l’augmentai encore en lâchant mes chiens, qui se précipitèrent en fureur, et égorgèrent, blessèrent ou étranglèrent tout ce qui ne fut pas assez leste pour éviter leur approche. Nous les suivîmes de près, frappant rudement les singes de nos bâtons, et tuant tous ceux que nos chiens avaient blessés. Bientôt nous fûmes environnés d’une scène de carnage; des cris lamentables s’entendaient de tous côtés; puis il se fit un grand silence, un silence de mort. Nous regardâmes autour de nous. À terre gisaient trente à quarante singes morts. Je vis que tous mes enfants se détournaient avec horreur, et Fritz, prenant la parole au nom de ses frères, s’écria : « Ah ! mon père, c’est horrible; nous ne voulons plus faire de semblables exécutions. »

Nous commençâmes alors à creuser une fosse de trois pieds de profondeur, où nous entassâmes nos singes, et que nous recouvrîmes avec soin. Tandis que nous étions ainsi occupés, nous vîmes tomber à trois reprises un corps pesant du haut d’un palmier; nous courûmes de ce côté, et nous trouvâmes trois forts oiseaux qui s’étaient pris à quelques gluaux posés par mes fils.

Nous leur attachâmes les jambes, nous leur enveloppâmes les ailes avec nos mouchoirs pour qu’ils ne pussent pas s’envoler, et nous commençâmes leur examen zoologique. C’étaient des pigeons des Moluques; je pensai avec joie qu’ils pourraient s’habituer à vivre avec nos pigeons européens. Ils étaient beaux et gros.

Tout à coup Jack s’écria : « Papa ! papa ! voyez donc cette noix que je viens de trouver.

—    Ah ! mon petit Jack ! réjouis-toi, c’est la noix muscade.

—    Que ma mère va être contente ! Mais qu’allons-nous faire de nos prisonniers ?

—    Je les mettrai dans mon colombier.

—    Où est-il, votre colombier ? Vous voulez rire, mon père !

—    Non, mon enfant, car c’est la première chose dont je vais m’occuper en revenant de Zelt-Heim. Mais maintenant travaillons à rassembler nos bestiaux épars et à ramener l’ordre dans notre métairie, car je ne pense pas que les singes viennent de longtemps la troubler. »

Aussitôt dit, aussitôt fait; nos animaux furent bientôt réunis et casernés; mais il était trop tard pour retourner à Falken-Horst. J’envoyai alors Jack me recueillir une calebasse de vin sur un palmier voisin, puis nous mangeâmes quelques cocos; en les cherchant nous découvrîmes une nouvelle espèce de palmier, celui qu’on nomme areca oleracea, et qui fournit une huile excellente. Après nous être reposés et rafraîchis, nous terminâmes l’enterrement des singes, nous soignâmes nos nouveaux pigeons, nous pansâmes nos bestiaux, et, quand tout fut tranquille, nous cherchâmes à notre tour le repos et le sommeil.

Johann David Wyss

Les robinsons suisses

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Fregate: Une passerelle vers le Conte & la Poésie.

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